Chaque Québécois doit plus de 34 000 $ au provincial seulement

Vaut mieux en rire!

Avant de couper des centaines de millions dans les services, est-ce qu’on peut avoir les services ? - Michel Beaudry

28 février, 2022

Non, les actionnaires ne se gavent pas !

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Un article de l’IREF Europe.

Les entreprises du CAC 40 ont commencé à publier leurs résultats pour l’exercice 2021. Les premières annonces laissent croire que pour la première fois, les profits des 40 premières entreprises françaises vont dépasser, en cumul, les 100 milliards d’euros nets, un chiffre qui avait été frôlé en 2018. 

Le 10 février 2002, TotalEnergies a annoncé un résultat net de 13,5 milliards d’euros (multiplié par 4,4 par rapport à 2020) ; ArcelorMittal, plus de 13 milliards (contre plus de 640 millions de pertes en 2020) ; BNP Paribas, 9,5 milliards (+ 34,3 % par rapport à 2020) ; L’Oréal, 6,16 milliards (en hausse de 18,2 %) ; etc. 

La cuvée pourrait donc bien être exceptionnelle. 

Une bonne nouvelle… qui n’est pas partagée par tout le monde

Bien évidemment, il faut se réjouir de la bonne santé retrouvée des fleurons français après une année 2020 difficile à bien des points de vue. Tous ces bénéfices vont profiter à l’État qui va engranger une belle moisson d’impôts sur les sociétés et de taxes sur les dividendes. TotalEnergies a ainsi rappelé que le groupe reversait 30 % de sa valeur ajoutée aux États, et qu’il payait près de deux milliards d’euros de contributions diverses en France.  

Mais la gauche s’est déchaînée face à ces profits record. Le candidat écologiste Yannick Jadot a dénoncé, toujours à propos de TotalEnergies, ces bénéfices réalisés « sur le dos des Françaises et des Français » tandis que « les factures de gaz et d’essence qui augmentent, c’est au profit des actionnaires ». 

Les députés de La France Insoumise se sont lâchés : François Ruffin sur BFMTV a appelé à « stopper le gavage » des actionnaires pendant que son collègue Adrien Quatennens sur France Info dénonçait « la foire aux dividendes ». En meeting à Montpellier, dimanche 13 février 2022, Jean-Luc Mélenchon a critiqué le « parasitisme du capital ».  

Quelques jours avant, le 6 février, le communiste Fabien Roussel affirmait que la « France était la championne du monde de versement des dividendes ». C’est sans doute pour y remédier que, dans son programme présidentiel, il propose de rétablir l’impôt sur la fortune (ISF), tout comme ses camarades Mélenchon, Jadot, Hidalgo et… Le Pen. Certains veulent aussi créer un impôt progressif sur les sociétés en fonction du chiffre d’affaires et des résultats (Roussel et Mélenchon), supprimer la flat tax et imposer les revenus du capital comme ceux du travail (Mélenchon). 

À ces dividendes « scandaleux », dénoncés également par par OxfamAttacAlternatives Économiques et les autres officines gauchistes – comme Libération qui titrait le 10 février : « 317 milliards, on partage ? Largement aidées par l’État, les plus grandes entreprises cotées en Bourse ont réalisé en 2021 des profits historiques qu’elles ont majoritairement reversés aux seuls actionnaires » –, s’ajoute la hausse des actions. En effet, le CAC 40 a progressé de 28,85 % en 2021, dépassant son plus haut historique vieux de 21 ans.  

Bref, tout concourt à accréditer l’idée que les actionnaires se gavent. Ce n’est pourtant pas vraiment le cas. 

Petite leçon d’économie pour les démagogues de la gauche

Rappelons qu’une entreprise peut réaliser des bénéfices une fois qu’elle a payé les salaires de ses collaborateurs, les factures de ses fournisseurs et sous-traitants, ses intérêts d’emprunt, les impôts et taxes divers. Si elle a trop dépensé – en tout cas davantage que ne lui a rapporté la vente de ses produits ou services – elle réalise des pertes. Les profits ne sont jamais certains. Un jour, ils sont élevés ; à d’autres moments, ils sont faibles, voire inexistants. Leur absence prolongée peut même conduire à la faillite.  

Avec ses profits, l’entreprise peut rémunérer les actionnaires, c’est-à-dire les détenteurs du capital. Ceux-ci sont rémunérés en dernier ressort. Par conséquent, ils ne sont jamais assurés que leur investissement leur rapportera quelque chose.  

Si les actionnaires perçoivent des dividendes, ce n’est pas pour autant que la richesse leur est assurée. En 2019, avant la crise, le rendement moyen des actions du CAC 40 était de 3,2 %. Il est encore trop tôt pour avoir une idée du rendement de 2021 (il faut attendre les assemblées générales des mois d’avril et mai), mais les premiers résultats laissent penser que celui-ci sera du même ordre. 

Par exemple, TotalEnergies a prévu de distribuer un dividende de 2,64 euros par action. Celle-ci cotait 51,29 euros la veille de l’annonce des résultats. Le rendement de l’action TotalEnergies est donc de 5,14 %. Pour BNP Paribas, le rendement est de 5,56 % (dividende de 3,67 euros et action à 66 euros). Pour ArcelorMittal, le coupon sera de 0,33 euros. Avec une action à 29,14 euros, le rendement est de 1,13 %. Et pour L’Oréal, il est de 1,30 %.  

Des rendements relativement faibles donc, à peine plus élevés pour certaines actions que celui du Livret A, alors que l’inflation fait son retour. Dans ces conditions, difficile d’affirmer que les actionnaires se gavent.  

Ils se gavent d’autant moins que le cours de l’action à la bourse chute du montant du dividende le jour où celui-ci est versé. Ainsi, si vous détenez une action cotée 100 euros et que vous recevez un coupon de 5 euros, votre action va automatiquement baisser à 95 euros. Le versement des dividendes fait toujours baisser l’action. L’actionnaire ne s’est donc pas enrichi : son patrimoine a la même valeur avant le détachement du coupon qu’après.  

Certes, le cours de l’action peut monter en bourse. Mais il peut baisser. Si, comme nous l’avons dit, le CAC 40 a progressé de 28,85 % en 2021, il n’a fait que retrouver son niveau de l’année 2000 ! En 2020, il a baissé de 7,14 % ; en 2018, de 10,95 % ; en 2011, de 16,95 % ; en 2008, de 42,68 %.  

Si on considère que le rendement moyen d’une action (dividende/cours) est de 3 %, il suffit d’une baisse de 3 % de son cours pour que sa rentabilité globale soit nulle. Et quand le marché plonge de plus de 42 %, il n’y a plus de rentabilité. 

Derrière la moyenne du CAC 40 se cachent aussi bien des disparités. Si l’action Hermès fait largement mieux que l’indice avec une progression de son cours de 74,7 % en 2021, il ne faut pas oublier que Vivendi a baissé de 56,9 %, Worldline de 37,7 %, Alstom de 15,2 %, Renault de 14,9 % ; Bouygues de 6,7 %, etc.  

Le mythe des 15 % de rentabilité des actionnaires

Derrière l’idée que les actionnaires se gavent, on retrouve une opinion largement répandue, notamment dans les médias, celle que les actionnaires exigeraient des entreprises une rentabilité de 15 % minimum 

C’est une croyance qui s’est largement répandue chez les Français dont les connaissances économiques et financières sont très médiocres pour ne pas dire nulles et qui, de ce fait, cultivent une hostilité certaine envers l’économie de marché.  

Michel Albouy et Christophe Bonnet, professeurs à Grenoble École de Management, expliquent l’apparition de cette croyance dans les années 1990 par le contexte économique et institutionnel de l’époque : libéralisation des marchés financiers, arrivée massive de fonds d’investissement étrangers.  

Albouy et Bonnet ont analysé « les articles de la presse économique mentionnant la norme de 15 % de rentabilité et parus sur la période 1995-2016 dans six médias français (Le MondeLe FigaroLes ÉchosL’Agefi quotidienAlternatives Économiques et L’Expansion) et quatre journaux de langue anglaise (The EconomistForbesThe Financial Times et The Wall Street Journal) ». Ils ont constaté que « les références à cette norme sont fréquentes dans les médias français mais absentes dans la presse anglo-saxonne ». 

Comme l’indiquent Michel Albouy et Christophe Bonnet dans un article de la revue Finance Contrôle Stratégie, le mythe a été renforcé par un rapport de 2002 du Commissariat général du Plan, intitulé « Rentabilité et risque dans le nouveau régime de croissance ».

L’auteur, Dominique Plihon « martèle l’existence d’une norme de 15 % de ROE (ndlr : return on equity ou rentabilité des capitaux propres) fixée par les actionnaires (29 fois au total, dont 6 dans l’introduction !), sans que, sur ce point précis, aucune référence (déclaration de dirigeant ou d’actionnaire, enquête, article académique…) ne soit indiquée. L’existence de la norme y est affirmée sans aucun élément de preuve. Le mythe des 15 % est ensuite peu remis en cause et devient un outil de la critique du capitalisme, un symbole de l’avidité supposée des actionnaires ». 

Certes, il est vrai que les fonds d’investissement fixent souvent un objectif de gain de 15 % par an dans les investissements qu’ils accompagnent, mais les objectifs sont loin d’être toujours réalisés et ce rendement rémunère aussi leur assistance à la société dans laquelle ils ont investi. 

Malheureusement, les Français croient en de nombreux autres mythes économiques.

Albouy et Bonnet écrivent :

La recherche nous montre que ces fausses croyances ont des conséquences négatives : décisions non optimales par les investisseurs, mise en place de régulations inadaptées. Plus généralement, elles contribuent à l’inculture économique et financière qui nuit à l’innovation et à la qualité du dialogue social.  

Décidément, la baisse continue de la qualité de l’enseignement français n’a pas fini de faire des ravages… et le lit du gauchisme. 

27 février, 2022

Écologisme, assaut contre la société occidentale

 Par Nicolas de Pape.

Samuel Furfari, ancien haut fonctionnaire à la Direction générale de l’énergie à la Commission européenne, met en garde contre l’écologisme, une idéologie liberticide qui cache souvent, derrière de bonnes intentions comme la lutte pour la pérennité de notre biosphère, un agenda totalitaire qui vise au premier chef notre civilisation occidentale.

Docteur en sciences appliquées, ingénieur polytechnicien et président de la Société européenne des ingénieurs et industriels, Samuel Furfari enseignait jusqu’il y a peu à l’Université libre de Bruxelles d’où il a pris une retraite bien méritée. Il est l’auteur de nombreux livres dont L’utopie hydrogène et  L’urgence d’électrifier l’Afrique qui démontent les truismes contemporains. Le dernier en date s’intitule Écologisme, assaut contre la société occidentale.

Il y met en garde contre le nouveau « marxisme vert », à savoir une écologie punitive présentée comme un progrès pour une humanité plus respectueuse de l’environnement, mais qui contient en germe l’avènement d’une véritable dictature.

Il cite en préambule l’auteur de Narnia, C.S. Lewis qui soulignait :

« De toutes les tyrannies, celles sincèrement exercées pour le bien de ses victimes peut être la plus oppressante […] Ceux qui nous tourmentent pour notre bien nous tourmenteront sans fin car ils le font avec l’approbation de leur propre conscience. »

Le cadre est lancé…

Idéologie anti-humaniste

Car si le Pr Furfari se positionne résolument (ce fut son activité principale à la Commission européenne) contre toutes les pollutions et le respect de la nature, il souligne que les théoriciens de l’écologisme vont bien plus loin aujourd’hui que la seule défense de l’environnement : ils veulent mettre en place une nouvelle société dans laquelle l’humain est subordonné à la nature.

Sa démonstration commence par un retour aux sources de l’écologisme : Hans Jonas, auteur notamment en 1979 de Le Principe Responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique. Jonas y développe sa vision an-humaniste du monde lorsqu’il précise que l’Homme, qui détruit la nature par sa prédation, n’est pas le seul créateur de valeurs et ne vaut pas mieux que les autres éléments de la nature.

« Une vision totalement opposée au judéo-christianisme et aux Lumières », précise Samuel Furfari. Hans Jonas est également un précurseur des millénarismes écologistes lorsqu’il développe le concept de « Principe-Crainte », utilisé aujourd’hui notamment dans la « sensibilisation » au réchauffement climatique, et qui revient à dévoyer le principe de précaution en terrorisant sans cesse la population sur l’avènement hypothétique d’un cataclysme climatique :

« Peut-être ce jeu dangereux de la mystification des masses est-il l’unique voie que la politique aura en fin de compte à offrir : donner de l’influence au Principe-Crainte sous couvert de Principe Espérance. »

Jonas y développe aussi le concept de « pieux mensonge », indispensable pour convaincre les masses et en profite pour faire l’éloge du socialisme qui conceptualise l’acceptation populaire d’un régime de renoncement imposé. Selon lui, une société socialiste induirait plus automatiquement la voie de la frugalité économique. Alors que, rappelle Furfari, dans leur prétention à rivaliser avec le productivisme capitaliste, les régimes communistes ont obtenu quelques résultats, mais au prix d’un très grand coût environnemental… Il suffit pour cela de voyager dans l’ex-Union soviétique et contempler sa nature ravagée par des décisions irrationnelles : pensons à la salinisation de la Mer d’Aral.

L’écologisme n’est pas le marxisme

Il est important de souligner cependant les différences entre marxisme et écologisme : le marxisme (dans sa composante léniniste et trotskyste notamment) pose que « l’électricité remplacera Dieu » et que « l’Homme ne sera libéré de la religion que lorsqu’une technique le libérera de toute dépendance dégradante envers la nature ». À ce titre, la fameuse métaphore de la pastèque « verte à l’extérieure et rouge à l’intérieure » n’est pas complètement pertinente.

L’écologisme est aussi antichrétien, affirme Samuel Furfari qui est également pasteur, citant un autre grand théoricien écolo, Lynn White :

« Nous continuerons à avoir une crise écologique qui empire jusqu’au moment où nous rejetterons l’axiome chrétien que la nature n’a pas d’autres raisons d’exister que de servir l’homme. » 

Mais qu’en est-il des écologistes contemporains ?

Forcément tous de gauche, ils sont très influencés par l’orthodoxie écologiste, souligne Furfari. Mais leur idéologie est très largement fondée sur le spectre sociétal des minorités de toutes sortes, valorisant par exemple « la pluralité des orientations sexuelles et les identités de genre ». L’écologie politique, oxymoron s’il en est puisqu’on ne peut prétendre à la fois à la science et à la politique, brasse en réalité très large…

Mais tout éclectique qu’il est, l’écologisme poursuit son véritable but : détruire la société occidentale, basée sur le progrès technique et le développement humain. Alors que la consommation d’énergie est corrélée positivement à l’indice de développement humain, l’écologisme « ne se situe de toute évidence plus dans le débat de la protection de l’environnement, mais dans la tentative d’imposer la décroissance et la frugalité volontaire », pointe Furfari, rappelant les bienfaits du progrès technique (vaccination) et des dérivés plastiques du pétrole (matériel de protection notamment) dans la lutte contre le Covid-19. Et qui dit consommation d’énergie, dit dégagement de CO2… À cet égard, sur base des statistiques des Nations Unies, Furfari propose (page 69) un graphique démontrant que l’espérance de vie à la naissance augmente en fonction des émissions de CO2. Une hérésie pour la plupart des médias mainstream… qui omettent de rappeler que l’Union européenne n’est responsable que de 9 % des émissions mondiales et que la Chine l’est pour 30 %.

Toute politique de lutte contre le réchauffement climatique qui émanerait uniquement de l’Europe serait donc vouée à l’échec.

Une nature très violente

À contre-courant de l’écologisme bon enfant qui séduit les élites politiques et notoirement les élites européennes, Furfari rappelle également que la nature est tout sauf bienveillante envers nous. Outre les virus tel le Covid-19, elle nous envoie régulièrement des signaux de sa grande violence sous forme de tsunamis, éruptions volcaniques et tremblements de terre.

La nature n’a rien d’idyllique. Elle est dure et impitoyable et même si on peut essayer de la gérer et de minimiser les dangers, elle est globalement incontrôlable.

Samuel Furfari conclut sur l’Union européenne qu’il a tant servie comme haut-fonctionnaire par une citation de Renaud Girard du Figaro :

Les Européens ne peuvent se borner à faire de leur continent un gigantesque parc d’attraction décarboné. L’Union soviétique est morte des excès de son idéologie rouge. Notre Europe doit se sauver des excès de son idéologie verte.

26 février, 2022

Le mécanisme régulateur de la banque libre : la loi des compensations interbancaires

 Par Marius-Joseph Marchetti

L’École de la banque libre a mis en avant un mécanisme que George Selgin appelle la loi des compensations interbancaires adverses. En effet, dans le système concurrentiel, il existe un mécanisme automatique qui permet d’empêcher l’expansion de l’émission de billets ; ce mécanisme a également été décrit par d’autres prédécesseurs, tels que Murray Rothbard ou Vera C. Smith. Nous l’avons plusieurs fois mentionné dans de précédents articles.

Selon les partisans de la banque libre, ce mécanisme fonctionne automatiquement grâce aux réclamations réciproques des banques sur leurs réserves respectives. Toute banque reçoit continuellement des paiements de la part de ses clients, soit en paiement de prêts, soit sous forme d’espèces déposées. Dans un système où toutes les banques sont concurrentes, une banque ne sera pas prête à payer à son propre guichet les billets des banques rivales, mais les retournera à leurs émetteurs par le biais du processus de compensation.

Il faut donc supposer que si une banque se développe en dehors du rythme des autres, les soldes de compensation se retourneront contre elle et ses rivales puiseront dans ses réserves d’or à hauteur de son solde négatif. Ce mécanisme fonctionnerait à un stade beaucoup plus précoce que la fuite externe d’or et ferait que les réserves ressentiraient les effets de l’expansion presque immédiatement. Il est peu probable que toutes les banques décident de concert de réduire leur taux de réserves, et plus le groupe des banques conservatrices qui n’est pas désireux de le faire est important, plus le frein à l’expansion de l’autre groupe sera fort.

Ainsi, une banque qui envisage de s’agrandir doit tenir compte non seulement de l’effet direct sur son taux de réserves, qui se produit en premier lieu lorsqu’elle augmente son émission par rapport à la même réserve totale absolue qu’auparavant, mais aussi de l’effet indirect occasionné par le retrait d’espèces vers d’autres banques.

L’importance de l’augmentation qu’elle peut se permettre d’apporter à ses prêts sur la base d’une baisse donnée de son taux de réserves sera réduite en conséquence, et son action réagira en partie au profit des autres banques qui s’assurent une augmentation de leurs réserves. Tout en admettant qu’il puisse se produire des circonstances dans lesquelles la majorité des banques soient disposées à permettre une certaine réduction de leur taux de réserves, il est peu probable qu’elles risquent jamais des fluctuations de dimensions aussi importantes que celles qui sont considérées avec une certaine sérénité par la banque centrale.

Les free-bankers ont donc fait valoir que dans leur système une surexpansion n’était non seulement pas plus probable, mais même beaucoup moins probable que dans un système de banque centrale. Dans ce dernier système, tous les billets sont émis par une seule banque qui reçoit tous les paiements en ses propres billets et peut toujours rembourser ses propres billets. Elle ne donne ni ne reçoit donc de créances sur les réserves de numéraire en ce qui concerne les créances interbancaires.

La seule source de créances est la demande d’or du public (du moins, c’était à l’époque où la monnaie restait liée à un étalon de valeur, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui). L’effet peut être observé dans la période moyenne de circulation beaucoup plus longue (remboursements moins fréquents) des billets dans un système unitaire par rapport à un système avec plusieurs émetteurs de billets.

Les partisans d’un système de banque centrale prétendent que le contrôle interbancaire via le mécanisme de compensation est en grande partie une illusion, et ne fonctionne que dans des circonstances très particulières.

Si une banque augmente ses émissions dans une proportion donnée, ses affaires augmenteront dans la même proportion et par conséquent, le montant plus élevé des remboursements de prêts qu’elle aura à effectuer au cours d’une semaine lui donnera le même nombre de créances sur les banques rivales que celles-ci ont sur elle, de sorte qu’il n’y a pas de différences dans les compensations et pas de créances sur les réserves.

On a donc nié qu’il y ait un contrôle automatique sur l’expansion des émissions de billets dans un système bancaire multiple, notamment dans les cas où les billets circulent dans des zones géographiques restreintes. Cependant, comme l’a rappelé Steven Horwitz, ce fait est plus lié aux restrictions et à l’interdiction d’ouvrir des succursales bancaires (durant les Free-Banking Laws aux États-Unis), rallongeant les périodes de retour des billets à leurs émetteurs, qu’une véritable tendance de la banque libre, ou encore l’interdiction d’émettre de petites coupures (comme en Écosse).

Une présentation arithmétique de la loi des compensations interbancaires

Je me servirai ici de l’exemple utilisé par Vera C. Smith pour illustrer le mécanisme de contrôle automatique qu’est la loi des compensations interbancaires.

Prenons d’abord le cas de l’émission des billets.

Prenons deux banques (ou groupes de banques), A et B. Toutes deux réalisent le même volume d’affaires en première instance. Chacune prête 10 000 et a 10 000 prêts qui arrivent à échéance chaque jour de règlement.

A augmente maintenant ses prêts de 10 000 un jour donné et tous ces prêts supplémentaires doivent être remboursés quatre périodes de compensation plus tard, de sorte qu’il y a trois compensations entre les deux.

Supposons en outre que

  • si B retire de l’or à A, B n’augmente pas immédiatement son émission de billets dans la mesure où cela ramènerait son taux de réserve à son niveau antérieur, mais seulement dans la mesure nécessaire pour remplacer les billets qui ne sont pas entrés comme d’habitude, mais sont restés en circulation (cela lui permet simplement de prêter actuellement le même montant qu’auparavant) ;
  • A réduit en conséquence son émission de billets en circulation du montant de la perte d’or, c’est-à-dire du montant des billets supplémentaires qui lui ont été retournés par B lors des compensations.

L’encours total des billets émis par A et B reste alors le même pendant toute la période considérée.

 

Position initiale 

A.                B.

Billets  ……………………………..    40 000        40 000

Or ……………………………………       4 000          4 000

Remboursements de prêts ….    10 000        10 000

 

A reçoit 5000 de ses propres billets et 5000 de ceux de B.

B reçoit 5000 de ses propres billets et 5000 de ceux de  A.

Les billets sont donc compensés sans transfert d’or.

 

Position lors de la première compensation après l’expansion de A

A.        B.

Billets………………………………..  50 000      40 000

Or …………………………………….    4 000         4 000

Remboursements de prêts …..  10 000      10 000

 

A reçoit 5555 de ses propres billets et 4444 de ceux de B

B  reçoit 4444  de ses propres billets et 5555 de ceux de A

B tire 1111 or de A

 

Deuxième compensation  

A.          B.

Billets ………………………………   48 889     41 111

Or ……………………………………      2 889       5 111

Remboursements de prêts ….   10 000     10 000

 

A reçoit 5433 de ses propres billets et 4567 de ceux de B

B reçoit 4567 de ses propres billets et 5433 de ceux de A

B tire 826 or de A

 

Troisième compensation 

A.          B.

Billets ………………………………  48 063       41 937

Or ……………………………………     2 063         5 937

Remboursements de prêts ….   10 000      10 000

 

A reçoit 5341 de ses propres billets et 4659 de ceux de B

B reçoit 4659 de ses propres billets et 5341 de ceux de A

B tire 682 or de A.

 

Quatrième compensation 

A.          B.

Billets ………………………………   47 381    42 619

Or …………………………………….     1 381      6 619

Remboursements de prêts ….   20 000  10 000

 

A reçoit 10 530 de ses propres billets et 9470 de ceux de B

B reçoit 4735 de ses propres billets 5265 de ceux de A

B perd 4205 d’or au profit de A

 

A la fin de la quatrième compensation, la position est :

A.           B.

Billets….  51 586    38 414

Or ………    5 586       2 414

 

À l’arrivée, la surémission de B a pris fin avec la compensation des prêts supplémentaires, ce qui a mis à mal ses réserves, qui auront été drainées par la Banque A, qui aura été conservatrice dans sa gestion.

 

Prenons un autre cas, celui des dépôts de crédit. On peut supposer dans ce cas que les bénéficiaires des chèques payés par les emprunteurs des 10 000 supplémentaires versent ces chèques dans leurs banques pour encaissement immédiat. Il est raisonnable de supposer, à moins qu’il n’y ait une répartition inégale de l’activité de dépôt entre les deux banques, que la moitié de ces chèques soient versés dans chaque banque.

 

Position originelle 

A.        B.

Dépôts ……  40 000      40 000

Encaisse …     4 000        4 000

 

Première compensation      

A.                B.

Dépôts……    50 000        40 000

Encaisse…      4 000            4 000

 

B reçoit 5000 en chèques tirés sur A contre lesquels il n’y a pas de demande reconventionnelle de A sur B ; B réclame donc 5000 en espèces à A. La position après la première compensation est déjà intenable pour A :

A.              B.

Dépôts …..   45 000        45 000

Encaisse …  –1 000          8 000 + 1000

 

La stabilité des réserves des banques libres peut être mieux discernée sur ce diagramme (tiré du livre Financial Stability without Central Banks, de George Selgin).

(Tiré de Financial Stability without Central Banks, George Selgin, 2017, The Institute of Economic Affairs)

 

De plus, ce diagramme peut nous permettre de mieux comprendre comment un système de banque libre, en émettant autant de monnaie que ce qui est souhaité par les consommateurs et en évitant les surexpansions grâce au mécanisme des compensations adverses, permet de stabiliser MV, et de garantir l’application d’une norme de productivité en garantissant l’équilibre monétaire.

25 février, 2022

« Le droit d’ignorer l’État » d’Herbert Spencer

 Par Robert Guiscard.

Précurseur de la théorie de l’évolution, Herbert Spencer n’aura pourtant pas survécu à la sélection du temps… Réparons donc ici cette injustice !

Si ses travaux ont eu une influence majeure à son époque, ils sont à présent tombés dans l’oubli, injustement caricaturés comme un darwinisme social ou un laissez faire naïf.

Mais qu’en est-il vraiment ? Penchons nous sur Le droit d’ignorer l’État pour découvrir la pensée de ce penseur génial.

Ce livre se décompose en trois parties :

  1. Le droit d’ignorer l’État
  2. L’esclavage futur
  3. La superstition politique

 

Le droit d’ignorer l’État

Il ne s’agit rien de moins que du droit de faire sécession, c’est-à-dire refuser les services de protection étatiques et ne plus payer ses impôts. En effet, tout contrat peut être rompu, y compris le contrat social. L’individu séparatiste ne lèse donc personne puisque ses contributions ne servent qu’à payer la sécurité dont il bénéficie.

Pour justifier cette idée fort hardie aux yeux de ses contemporains (l’est-elle vraiment moins aujourd’hui ?), Spencer la fonde sur une généralisation du droit de conscience : s’il est admis qu’un individu puisse décider de son salut sans être contraint par autrui, pourquoi ne pourrait-il procéder de même pour les autres aspects de sa vie terrestre ?

Le sociologue part aussi du constat que l’État n’existant que pour réprimer les crimes, sa raison d’être s’estompe donc à mesure que les communautés humaines se civilisent et se pacifient, les sociétés militaires laissant place aux sociétés commerciales.

De plus, l’État accomplit sa fonction par des moyens forts imparfaits qui risqueraient de vicier les sociétés vertueuses.

L’esclavage futur

Dans le second chapitre, Spencer analyse le changement de paradigme qui s’opère à la fin du XIXe siècle : l’abandon progressif du laissez faire sous l’effet de la progression constante du socialisme.

Pour expliquer ce phénomène, Spencer a recours à la notion physique de moment politique : les défenseurs d’une loi pensent à tort que les effets de celle-ci s’arrêtent là où leur volonté le décrète. Mais ils négligent que la superposition de lois crée une dynamique fatale : l’État se renforce exponentiellement au détriment des individus.

En même temps ceux qui regardent le courant récent créé par la législation comme désastreux et qui voient que le courant futur le sera davantage gardent le silence dans la conviction qu’il est inutile de raisonner avec des gens en état d’ivresse politique. 

Or où mène donc ce moment politique créé par les lois sociales ? À l’esclavage, dans un futur proche. On retrouve ici la route de la servitude d’Hayek.

Pourquoi appeler ce changement l’esclavage futur ? La réponse est simple : Tout socialisme implique l’esclavage.

La sphère de l’État investit des domaines toujours plus étendus via les précédents législatifs (qui régule un œuf régule un bœuf) et la croissance auto-alimentée de la régulation pour résoudre les effets pervers des mesures précédentes.

Chaque extension est d’autant plus forte que l’opinion s’accoutume au poison du contrôle étatique bientôt considéré comme la seule solution admissible et qu’elle crée de nouveaux emplois administratifs. Ces positions privilégiées séduisent à la fois les élites qui espèrent faire carrière ou placer leurs proches, les citoyens ordinaires qui s’attendent à davantage de services publics (considérés comme des bienfaits gratuits) et les politiciens qui voient là l’occasion de se faire une clientèle.

Spencer souligne au passage le rôle joué par les journalistes et l’instruction obligatoire, qui se font le relais des idées réclamant l’accroissement des prérogatives de l’État car leur auditoire préfère les mensonges agréables aux vérités dures à admettre. Or, ces promesses utopiques de corne d’abondance créent de fausses attentes chez les électeurs qui appellent tout naturellement l’État à l’aide, ce dont jouent les politiciens ambitieux.

Par ailleurs la démocratisation des emplois publics permise par l’instruction des masses renforce encore les forces de la croissance étatique car tout citoyen peut espérer faire une carrière de fonctionnaire.

La superstition politique

Enfin, le dernier chapitre aborde la superstition politique, à savoir la croyance dans la toute-puissance d’un État démiurge. Cette conception du pouvoir sans limites qui prévalait dans les anciennes monarchies s’est reportée sur les démocraties modernes.

Autrement dit, la forme de souveraineté, le détenteur du pouvoir a changé, le roi faisant place aux assemblées mais la forme de gouvernement, la manière d’exercer le pouvoir sont demeurées identiques : le droit divin de Jean Bodin est devenu la tyrannie de la majorité chez Tocqueville et l’absolutisme démocratique chez Pascal Salin.

La grande superstition de la politique d’autrefois c’était le droit divin des rois, la grande superstition politique d’aujourd’hui c’est le droit divin des parlements. L’huile d’onction semble-t-il a glissé sans qu’on y prenne garde d’une seule tête sur celles d’un grand nombre les consacrant eux et les décrets.

Cela rappelle la formule d’Hazlitt : « Aucune foi au monde n’est plus tenace ni plus entière que la foi dans les dépenses de l’État. »

Spencer interroge les limites de l’obéissance aux lois et s’attache à réfuter les théories de souveraineté, de Thomas Hobbes à Jean-Jacques Rousseau, selon lesquelles l’autorité créerait ex nihilo les droits des individus et serait donc illimitée, la justice se confondant avec l’obligation aux lois. À l’empereur Frédéric II qui prétendait être la loi incarnée répondent les assemblées modernes qui prétendent incarner la volonté générale et le bien commun.

Notre philosophe affirme au contraire que le droit positif ne fait que préciser et entériner le droit naturel préexistant en prenant appui sur l’exemple de tribus amérindiennes ou africaines qui obéissent aux coutumes en l’absence d’organisation étatique.

Lorsque que cette splendeur divine qui entoure le roi et qui a laissé un reflet autour du corps héritier de son pouvoir aura complètement disparu […] on verra que ce comité d’administration n’a aucune autorité intrinsèque.

Le droit naturel existe donc non seulement indépendamment du droit positif mais il est également la source de sa légitimité.

Sans le droit naturel, les lois ne sont que la volonté arbitraire du souverain :

Les lois qu’il publie ne sont pas sacrées en elles-mêmes, mais tout ce qu’elles ont de sacré elles le doivent à la sanction morale. Et voici le corollaire : quand elles sont dépourvues de cette sanction morale elles n’ont rien reçu de sacré et peuvent être récusées de droit.

L’autorité de l’État ne peut donc s’exercer qu’au sein d’un périmètre restreint aux domaines pour lesquels les individus sont unanimement d’accord pour coopérer, ce qui exclut par exemple la religion, les habitudes vestimentaires ou alimentaires… et inclut la défense contre une invasion étrangère.

La fonction du libéralisme dans le passé a été de mettre une limite aux pouvoirs des rois. La fonction du vrai libéralisme dans l’avenir sera de limiter le pouvoir des parlements.

Bien loin des clichés rattachés à leur auteur, Herbert Spencer est donc bien un libéral classique, qui dénote cependant par une certaine radicalité en admettant que l’État n’est pas nécessaire et qu’il est même voué à disparaître.

Je ne peux que conseiller cette lecture, brève mais enrichissante, dont les analyses pertinentes peuvent aisément s’appliquer de nos jours. C’est l’occasion de forger ses armes intellectuelles contre le climat ambiant hostile aux idées libérales.

24 février, 2022

Le marché est une institution vivante : il faut réhabiliter Adam Smith

 Par Philippe Silberzahn

Interrogez n’importe qui ayant quelques connaissances en économie sur Adam Smith, et on vous dira probablement que le grand économiste est le symbole du capitalisme débridé et déshumanisé, avec sa fameuse « main invisible », qui semble nous transformer en machines à la merci d’un mécanisme qui nous échappe, et sa promotion de l’égoïsme. C’est l’idée que j’en ai moi-même eu pendant longtemps. Et pourtant, cette vision ne reflète pas ses écrits qui ont au contraire promu le marché comme une institution vivante gouvernée par une éthique. Compte tenu de son importance dans la pensée économique, et à l’heure où le rôle sociétal de l’entreprise et du marché est en question, il est important que le débat ne soit pas basé sur une caricature de sa pensée.

L’intérêt collectif peut-il être servi par la poursuite de l’intérêt personnel ?

A priori cela semble contradictoire. Pourtant, l’idée n’était pas nouvelle au moment où Adam Smith étudie la première Révolution industrielle à la fin du XVIIIe siècle. Elle avait été avancée par l’économiste hollandais Bernard Mandeville. Avec sa fameuse Fable des abeilles, publiée en 1714, Mandeville développe l’idée choquante que les vices privés conduisent au bonheur public. Selon lui, le vice, qui conduit à la recherche de richesses et de puissance, produit involontairement de la vertu parce qu’en libérant les appétits, il apporte une opulence supposée ruisseler du haut en bas de la société. Ainsi explique-t-il que s’il n’y avait plus de voleurs qui cassent les vitres et brisent les cadenas pour entrer, les vitriers et fabricants de cadenas seraient au chômage. Le vol est donc bon pour la richesse collective.

Le raisonnement de Mandeville est cependant un sophisme, qui sera justement dénoncé par Frédéric Bastiat. Si elle donne effectivement du travail au vitrier, la vitre brisée par le voleur est d’abord une destruction de bien ; le résultat net de l’opération est donc une perte pour la société. Car sinon il suffirait de raser une ville régulièrement pour assurer la richesse économique.

La notice de Wikipedia sur Adam Smith indique que celui-ci a été influencé par Mandeville, mais omet de préciser qu’il critiquera sévèrement le cynisme de la Fable.

Intérêt privé, intérêt collectif

Smith semble pourtant d’accord avec lui lorsque, dans un passage célèbre, il écrit :

Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger qu’il faut espérer notre dîner, mais du souci de leur propre intérêt. 

Mais l’accord n’est qu’apparent.

En énonçant que le voleur contribue au bien public, Mandeville voit la recherche de l’intérêt personnel comme un vice et revendique les bienfaits de ce vice. Il a une position à la fois strictement utilitaire – ce qui importe c’est le résultat collectif – et immorale – la fin justifie les moyens. Pour Smith, au contraire, la recherche de son propre intérêt est une vertu à part entière (c’est la prudence, une vertu fondamentale). Comment, dès lors, le concilier avec l’intérêt commun ? C’est que, selon Smith, la recherche de son propre intérêt ne peut être poursuivie en ignorant les autres. Le boucher doit nous vendre quelque chose, nous devons repartir tous les deux satisfaits de l’échange car il escompte que nous reviendrons bientôt dans son échoppe et que nous parlerons de lui en bien à nos amis. Il doit donc comprendre ce que nous ressentons, et doit construire une relation avec nous. La construction de cette relation nécessite ce que Smith nomme une « sympathie mutuelle » au sens ancien de « ce qui est en relation, en affinité avec ».

 

C’est la construction de cette relation qui est le cœur de l’action marchande (et bourgeoise en général) et que l’on retrouve d’ailleurs dans le principe numéro trois de l’effectuation, la logique des entrepreneurs, qui invite à co-construire l’action créative.

Bien avant Mandeville et Smith, Spinoza avait d’ailleurs déjà souligné que ce qui est bon pour nous ne s’oppose pas à ce qui est bon pour les autres. Il faisait même du premier la condition du second et écrit dans L’éthique :

Rien n’est plus utile au bien commun que l’utile propre, c’est-à-dire ce qui est utile pour soi.

Les 7 vertus du commerce

Pour Smith cependant, le raisonnement du boucher ne peut être réduit à un simple calcul utilitaire, c’est-à-dire sans dimension éthique. Le boucher n’essaie pas de nous satisfaire seulement parce qu’il escompte que nous reviendrons demain. Cela va bien au-delà d’une poursuite d’intérêt comprise au sens d’un jeu à somme nulle, d’un égoïsme calculateur ignorant le lendemain, ou d’une logique de prédation. Certains commerçants raisonneront sans doute ainsi, mais ils réussiront sans doute moins dans leur affaire.

La relation du boucher avec nous se construit sous l’égide de plusieurs vertus, chacune avec un dosage différent selon les protagonistes :

– prudence (calcul, intérêt personnel, faire en sorte que nous revenions demain)

– tempérance (ne pas pousser trop fort sur les prix, ne pas tirer excessivement parti d’un avantage, ne pas nous arnaquer)

– justice (relation mutuellement profitable)

– espoir (gain, retour du client le lendemain, réputation flatteuse dans le quartier)

– amour (de son travail, plaisir de l’interaction dans l’échoppe, plaisir d’y rencontrer des voisins et d’y échanger des nouvelles)

– courage (se lever chaque matin et travailler dur)

– foi, entendue comme quelque chose lié au transcendant, c’est-à-dire non réductible à un calcul de son intérêt (vocation, fierté de son travail, identité professionnelle, respect des pairs, reconnaissance sociale)

 

C’est l’apport principal de Smith que d’avoir souligné l’importance de cette dimension éthique dans le commerce. Mais plus généralement, il souligne que nous sommes des créatures sociales et que nos idées et nos actions morales sont un produit de notre nature même. Les vertus fondamentales qu’il identifie sont nécessaires à la survie de la société.

Bentham et Samuelson, victoire de la machine à calculer

Malheureusement, cet aspect de son œuvre sera éclipsé pour des raisons historiques et politiques et il ne restera de visible que la poursuite de l’intérêt personnel mal compris comme la maximisation de son utilité propre, une vision calculatrice et amorale promue jusqu’à l’absurde par Jeremy Bentham et plus tard par l’économie contemporaine néo-classique, formatée par Paul Samuelson.

Ces économistes « modernes » sont le produit d’un rationalisme dogmatique. Ils ont transformé l’homme en homo oeconomicus, c’est-à-dire en une machine à calculer égoïste et omnisciente, exclusivement vouée à son plaisir propre et ignorant le monde qui l’entoure. Il est sidérant qu’une discipline tout entière ait été développée sur une telle vision, radicalement éloignée de la réalité.

En tout cas, ce n’était pas la vision de Smith. Il considérait les marchés comme des institutions vivantes, ancrées dans la culture, la pratique, les traditions et la confiance de leur époque, et non comme des abstractions déshumanisées. Non seulement justice doit lui être rendue, mais il faut sans doute le redécouvrir à l’heure où l’échec patent de l’école néo-classique, avec ses conséquences catastrophiques, ne fait plus aucun doute.

Le marché comme une institution vivante

Entre l’idéalisme à la Robespierre (pour construire une société vertueuse, il faut que nous devenions tous vertueux), le cynisme de Mandeville (une société vertueuse résulte du libre cours donné aux vices individuels), et le scientisme néo-classique (pas besoin de vertu, il suffit de calculer), Smith propose une vision finalement humaniste de l’économie, dans laquelle la société vertueuse émerge d’un équilibre difficilement trouvé et toujours réinventé par chacun entre les différentes vertus, en soi-même, et dans ses rapports aux autres. Gageons que vous regarderez votre boucher différemment la prochaine fois…