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Avant de couper des centaines de millions dans les services, est-ce qu’on peut avoir les services ? - Michel Beaudry

07 juin, 2023

Il est urgent d’enseigner l’économie aux plus jeunes

 Par Pierre Robert.

Lorsque les instituts de sondage les interrogent, les Français dans leur grande majorité disent s’intéresser à l’économie et plus de 70 % d’entre eux jugent moyen, élevé ou même très élevé leur niveau de connaissances dans cette discipline. En revanche, les études menées par la Banque de France ou le ministère des Finances montrent qu’ils n’ont dans ce domaine que des notions très approximatives.

 

Intéressés mais incompétents

Or, comme le souligne Olivier Babeau, président de l’institut Sapiens : « Le vrai problème de l’économie n’est pas que les gens n’y comprennent rien, il est que chacun est persuadé a priori d’y comprendre quelque chose ».

Cette fausse certitude alimente leur hostilité envers l’économie de marché dans laquelle ils vivent – et qui a pourtant fait leur prospérité – ainsi qu’un extraordinaire degré de défiance mutuelle.

À la question : « En règle générale, pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ou que l’on n’est jamais assez méfiant ? », seulement 21 % des sondés répondent faire confiance aux autres, soit plus de trois fois moins que dans les pays nordiques. Les enquêtes sur les valeurs du World Value Survey montrent aussi que 52 % des Français pensent que « de nos jours, on ne peut arriver au sommet sans être corrompu » contre 20 % des Américains.

Ces convictions nourrissent un pessimisme outrancier.

En 2022 une enquête IFOP indiquait que seulement 17 % des Français envisageaient le futur avec optimisme, soit une proportion bien moins élevée qu’au Nigéria ou en Irak. La confiance dans l’avenir, élément pourtant indispensable à la prospérité d’un pays n’est donc pas le fort de nos compatriotes, ce qui n’est pas sans lien avec leur ignorance des mécanismes économiques élémentaires.

 

Le poisson pourrit par la tête 

Au sein des élites, la situation n’est pas meilleure.

De peur peut-être de se noyer « dans les eaux glacées du calcul égoïste » (Engels et Marx), il est de bon ton d’ignorer les apports d’une discipline perçue comme triviale. Qualifiée par Flaubert de « science sans entrailles » et par d’autres de science lugubre, elle oblige à compter et donc à rendre des comptes. Elle a donc tout pour déplaire à nos responsables politiques bien persuadés qu’on ne soulève pas les foules avec une chose aussi froide que l’économie.

Ce tropisme est favorisé par le fait que l’enseignement de l’économie est quasiment absent des programmes des grandes écoles, ou n’y occupe qu’un maigre strapontin.

Le premier cas est illustré par l’école nationale de la magistrature. On l’y chercherait en vain, alors même que ses étudiants auront à connaître de nombreux litiges dont les aspects économiques et financiers sont essentiels. L’ENA relève du deuxième cas de figure, avec une tendance à ne voir l’économie que du point de vue de l’État et des finances publiques. L’école centrale de Lyon offre une variante catastrophiste à ce schéma en proposant à ses étudiants un cours dont l’objectif est de « comprendre le monde économique contemporain comme un emboîtement de crises » : « crise du capitalisme, crise de la mondialisation et des inégalités, crise planétaire des écosystèmes ». On fait mieux pour transmettre le goût d’entreprendre et affronter avec succès les défis du monde qui vient.

Une condition indispensable pour y parvenir est de faire reculer l’inculture économique dont les conséquences sont très négatives pour la démocratie (40 % votent pour des programmes aberrants en termes économiques), le dialogue social et le dynamisme des entreprises.

 

L’école à la rescousse

D’où l’importance de poser très tôt les bases du raisonnement en économie et de familiariser les plus jeunes avec les concepts les plus simples de la discipline.

À la fin du XIXe siècle Le Tour de France par deux enfants, un manuel scolaire tiré à des millions d’exemplaires et étudié en cours moyen dans toutes les écoles de la Troisième République, permettait de transmettre à tous les élèves du primaire un minimum de connaissances sur les activités de production et d’échange. Aujourd’hui, ce domaine a été laissé en jachère avec les conséquences négatives que l’on sait. À l’ère numérique, il n’est pas question de ressusciter les recettes du passé mais rien n’empêche de réfléchir à la manière dont on pourrait les remplacer.

Un dispositif adapté à notre époque devrait avoir pour objectif d’expliciter les mécanismes et les concepts nécessaires à la compréhension des mondes économiques.

Tout enfant a la capacité de comprendre facilement que si un jour de grande chaleur les ventes de glaces augmentent et la fréquence des coups de soleil aussi, le second phénomène n’est pas la cause du premier. La confusion entre corrélation et causalité fait pourtant bien des ravages comme je l’ai souligné dans un précédent article.

Mais il y a bien d’autres pièges comme celui que tend l’extrapolation des tendances du passé : en les prolongeant, Malthus prédisait à la fin du XVIIIe siècle une série de catastrophes qui ne se sont pas produites. Plus récemment Paul Ehrlich, auteur en 1968 de La Bombe P (pour population) aboutissait à des prédictions tout aussi apocalyptiques et tout aussi fausses.

Il faudrait également apprendre aux écoliers à se méfier de l’adjectif exponentiel, un mot utilisé à tort et à travers pour faire peur alors que son sens est précis et qualifie des phénomènes dont l’occurrence est rare.

 

L’arithmétique comme voie d’accès à l’économie

Plus essentiel encore, il faudrait amener nos enfants à manier avec aisance la règle de trois, les initier au calcul des pourcentages, et plus globalement leur faire découvrir l’utilité du calcul mental.

Cela permettrait de résoudre les difficultés que nombre de nos compatriotes rencontrent pour effectuer un calcul d’intérêts simples. À la question « Si vous avez placé 100 euros et que le compte est rémunéré à 2 %, combien aurez-vous au bout d’un an sur votre compte ? », 42 % des personnes interrogées en 2014 ne donnaient pas la bonne réponse, soit 102 euros, ce qui est consternant.

Dans le même ordre d’idées, il ne serait pas inutile de leur apprendre à distinguer une moyenne d’une médiane ou ce qui est proportionnel de ce qui est progressif.

Il ne devrait pas non plus être trop difficile de les aider à déjouer les pièges de l’addition.

Un maître expliquant que l’addition de carottes, de camions et de tubes de dentifrice n’a pas de sens préparerait ses élèves à comprendre que l’agrégation des données que pratique la comptabilité nationale pour mesurer le PIB est une opération délicate. Il pourrait aussi attirer leur attention sur les mirages de la division car tout ne se divise pas : le travail par exemple est-il toujours susceptible d’être partagé ? L’addition réserve également des surprises dans la mesure où parfois 1 + 1, c’est plus ou moins que 2 : lorsque deux élèves travaillent ensemble ou lorsque deux entreprises fusionnent, le résultat peut aller au-delà ou en deçà de l’addition de leurs performances respectives considérées séparément.

Quant à la multiplication, elle peut réserver des surprises : au-delà d’un certain seuil elle n’a pas que des effets quantitatifs, mais provoque des sauts qualitatifs et bouleverse les équilibres existants comme c’est le cas avec, par exemple, la multiplication des demandes d’asile.

Initier les élèves aux subtilités de l’arithmétique leur permettrait plus tard de repérer bien des raisonnement fallacieux.

Ainsi lorsque deux grandeurs (dépenses de fonctionnement et prestations sociales) augmentent au sein d’un tout (les dépenses publiques) mais que la première progresse moins vite que la seconde, peut-on en déduire que la première baisse et que cette diminution est à la source de tous les maux de notre société ? À l’évidence non, et c’est pourtant un argument que soutenait récemment sans vergogne le participant à un débat sur la dérive des comptes de nos administrations. Ce type de raisonnement faux est extrêmement répandu, et il faut armer les jeunes cerveaux pour leur éviter de tomber dans le piège.

 

Comment transmettre les notions de base ?

Quant aux concepts, il est tout aussi envisageable d’expliquer à de jeunes enfants ce que recouvrent les notions d’offre, de demande, de prix, de coût, de marge, de concurrence, de monopole, de rareté, d’emprunt, de dette, d’entreprise, d’innovation ou de valeur ajoutée.

Il serait également salutaire de leur faire saisir la différence entre inégalité et injustice.

L’Éducation nationale étant ce qu’elle est, on ne peut pas compter sur elle pour introduire une telle nouveauté, mais on peut très bien envisager de commencer à le faire dans un cadre périscolaire. Il faut donc imaginer la création de lieux alternatifs d’enseignement de la logique, du droit et de l’économie pour les petits enfants, un enseignement à rendre aussi attractif que l’équitation et moins rébarbatif que l’apprentissage du solfège.

Pour atteindre cet objectif l’enjeu est de varier les approches et de rapprocher les disciplines.

On dispose à ce titre d’un riche patrimoine d’œuvres littéraires évoquant les mondes économiques, qu’il s’agisse de fables (comme celles de La Fontaine ou Mandeville), de poèmes (Émile Verhaeren) de contes philosophiques (Voltaire) ou d’extraits de romans (Victor Hugo ou Blaise Cendrars parmi bien d’autres).

Leur apport serait enrichi par les multiples ressources qu’offrent les arts visuels grâce à des reproductions de tableaux représentant toutes sortes d’activités humaines, de sculptures figurant des travailleurs ainsi qu’à des photographies et à des passages de films mettant en scène le monde de la production, les lieux d’échange et les acteurs qui les animent. Ce travail serait complété en évoquant l’histoire des marques ainsi que la biographie d’inventeurs célèbres et de grands capitaines d’industrie. Quant à la transmission des bases du calcul mental et du raisonnement logique, le domaine mathématique est riche d’un grand nombre de jeux et d’énigmes à résoudre.

 

Un enjeu vital

L’inculture économique entretient les maux de notre société en affaiblissant sa capacité à se transformer pour affronter le monde qui vient. La faire reculer est vital car sans un minimum de culture économique partagée au sein d’un pays, on ne peut y faire émerger une compréhension commune de la situation. Dès lors, on se prive de la possibilité de surmonter collectivement les obstacles à venir. Autrement dit, on fonce dans le mur en klaxonnant. Enseigner l’économie à l’école aiderait les futurs citoyens à ne pas s’y fracasser.

06 juin, 2023

Souveraineté économique : de quoi parlons-nous ?

 Par Gilles Martin.

Cela fait quelque temps, depuis l’épidémie de covid, que l’on reparle de politique industrielle en France, pour y relocaliser des productions, étonnés que nous avons été de constater pendant cette épidémie combien nous étions dépendants (trop) pour les masques, les tests, le doliprane et les médicaments.

Avec une question : faut-il mettre un peu en veilleuse la politique de concurrence, et réveiller une politique de souveraineté avec une dose de protectionnisme, voire davantage ?

Pour s’en faire une idée, quoi de mieux que de relire les chroniques d’Emmanuel Combe parues dans L’Opinion en 2020 et 2021. C’est l’objet du livre Chroniques (décalées) d’un économiste, qui a obtenu le prix lycéen du livre d’économie en 2022.

Emmanuel Combe a été pendant dix ans vice-président de l’Autorité de la concurrence. Il est un fervent défenseur de la politique de concurrence, de la liberté d’entreprendre, et de la liberté tout court.

Ce livre est aussi un manuel des leçons à tirer de la crise liée au covid, d’un point de vue économique et à destination de nos entreprises et gouvernants. Et à ce titre de nous préparer à la prochaine crise sanitaire, que certains experts prévoient dans les dix années à venir.

 

La politique industrielle ne doit pas se faire aux dépens de la politique de concurrence

Vouloir reconstituer une forme de souveraineté économique en voulant protéger des secteurs économiques « stratégiques » trop dépendants des importations ne peut se concevoir sans permettre le maintien d’une concurrence à l’intérieur de l’Europe, afin de stimuler l’innovation et l’efficacité économique, qui sont la raison d’être de la concurrence. Désigner à l’avance un champion en lui octroyant un monopole, voire des aides publiques, serait « dangereux », selon Emmanuel Combe.

On parle aussi de « souveraineté numérique » à reconstituer. Là encore, Emmanuel Combe nous encourage à rester sceptiques face à la volonté de la Commission européenne et à ses initiatives en ce sens :

« Cette politique s’apparente à ce que l’on appelle parfois en économie une politique de rattrapage technologique. Elle repose sur l’idée selon laquelle un soutien public temporaire peut permettre à une industrie en retard de revenir dans la course, en particulier lorsqu’il y a des économies d’expériences ».

On appelle économie de l’expérience l’avantage acquis par une entreprise qui produit depuis longtemps, ce qui lui permet d’obtenir un coût unitaire de production plus bas par rapport à une entreprise entrée plus récemment dans le marché.

Le risque, c’est, par une telle politique volontariste des pouvoirs publics, de ne jamais pouvoir faire ce rattrapage, surtout si le rythme de l’innovation est très rapide. Peut-être est-il préférable de chercher à devancer l’innovation de demain, ce que l’on appelle stratégie du « saute-mouton ».

Autre risque : si cette aide publique perdure au lieu de rester temporaire, c’est d’encourager une entreprise qui restera moins efficace que ses concurrentes, mais qui compte sur ces aides pour subsister.

Autre dada de la souveraineté : le sujet des relocalisations de produits dits « stratégiques », en considérant que si la part des importations extra-Union européenne est forte et en progression pour un produit, il serait nécessaire de corriger cette situation critique.

Mais qui dit que le fait d’importer massivement un produit nous rend dépendants ?

Pas Emmanuel Combe, qui souligne que la situation n’est vraiment critique que si nous dépendons d’un seul pays ou d’une seule entreprise fournisseur. Sinon, la concurrence s’exerce pleinement et nous pouvons passer facilement d’un fournisseur à l’autre. En cas de dépendance des importations, la solution est donc plutôt, non pas de relocaliser, mais de varier les sources d’approvisionnement.

De même, vouloir relocaliser en fonction de la demande d’un produit que l’on considèrerait trop dépendant des importations ne tient pas compte de la question, tout aussi importante, de la capacité du pays à offrir le même produit à des conditions de structures de coûts suffisantes. On pense bien sûr aux semi-conducteurs pour lesquels la Corée du Sud, Taïwan, le Japon et les États-Unis ont pris le leadership.

C’est pourtant la voie choisie par les représentants du Conseil de l’Union européenne et du Parlement européen, en avril 2023, avec le Chips Act qui vise à déverser des subventions publiques pour relocaliser la production des puces électroniques en Europe, et ainsi permettre à l’UE de représenter 20 % de la chaîne de valeur mondiale de semi-conducteurs d’ici 2030 (aujourd’hui le chiffre est à 9 %). Pour cela, 43 milliards d’euros vont être investis (par le public et le privé) afin de développer les centres de production. Et en même temps, le régime des aides publiques d’État va être assoupli. C’est ce que Bruxelles nomme « une politique industrielle interventionniste ».

Et puis, parler de relocalisation, c’est aussi faire l’hypothèse que des entreprises françaises (ou européennes) seraient parties ailleurs pour produire. Emmanuel Combe rappelle un chiffre de l’Insee : entre 2014 et 2016, 2 % des PME ont délocalisé des activités, et 2,6 % l’ont envisagé sans le faire. Ce n’est pas le raz-de-marée.

Et il existe même des secteurs d’activité où il n’y a pas ou trop peu de producteurs français avec le savoir-faire nécessaire pour produire localement. Dans ce cas, le problème n’est pas lié à des délocalisations massives et excessives, mais à un manque de base industrielle nationale.

Autre argument d’Emmanuel Combe : avec la robotisation et le développement des technologies, pour accroître leur réactivité certaines industries vont de leur plein gré décider de revenir et de produire en France et en Europe. Imaginer des aides publiques ou fiscales pour celles-ci ne serait alors qu’un effet d’aubaine inutile.

Aimer la liberté et la concurrence, promouvoir l’innovation, rester vigilant face aux politiques de protectionnisme et de subventions publiques, aux risques de soutien excessif d’entreprises en difficulté, voilà une leçon pour lire et évaluer les politiques publiques, qui reste valable en 2023 et au-delà.

05 juin, 2023

 Note économique montrant que Keynes mettait lui-même en garde contre les dangers des politiques keynésiennes qui ont été remises au goût du jour par des politiciens au cours des dernières années

Le réputé économiste britannique John Maynard Keynes aurait été en désaccord avec l’approche de la Banque du Canada consistant à acheter des obligations gouvernementales à l’aide d’argent nouvellement émis, selon cette étude conjointe publiée par l’Institut économique de Montréal et l’Arab Center for Research, basé au Maroc.

* * *

Cette Note économique a été préparée par Mohamed Moutii, chercheur associé à l’IEDM, en collaboration avec Daniel Dufort, président et directeur général de l’IEDM.

Les réactions des gouvernements à la pandémie de COVID-19 ont été porteuses de lourdes conséquences pour l’économie mondiale, plongeant la planète dans le plus important ralentissement économique depuis la Grande Dépression(1). Devant une telle situation, des commentateurs partout dans le monde(2) ont ressuscité les idées déjà bien connues de John Maynard Keynes (le « keynésianisme »), débattant des montants que les gouvernements devraient dépenser pour contrer une éventuelle récession, et quels moyens les banques centrales devraient utiliser pour les soutenir.

Développée dans le mythique ouvrage Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (The General Theory of Employment, Interest and Money, 1936(3)), la théorie économique keynésienne est généralement vue comme une justification des interventions de l’État dans l’économie par des dépenses déficitaires ou encore des réductions de taux d’intérêt. La théorie suggère que le gouvernement a intérêt à augmenter ses dépenses en période de ralentissement économique ou de crise afin de stimuler la demande et soutenir la croissance économique. Selon le keynésianisme, et en contradiction avec la loi de Say, c’est la demande qui génère une offre correspondante, et une augmentation de la demande entraîne un accroissement de l’offre, ce qui finalement mène à la croissance économique.

Cependant, dans d’autres œuvres moins connus, Keynes a exprimé des positions qui vont à l’encontre du keynésianisme. Par exemple, dans ses premiers essais tels que Les conséquences économiques de la paix (The Economic Consequences of the Peace, 1919(4)) et Suis-je un libéral? (Am I a Liberal?, 1925(5)), l’économiste explique comment les marchés s’autorégulent et comment les déficits publics peuvent être, en fait, plus nuisibles qu’utiles. Il soutenait que la responsabilité de l’État devrait être principalement restreinte à la préservation de la stabilité économique en évitant l’inflation et en maintenant une monnaie stable. C’est cette pensée keynésienne qui a été « oubliée » dans le débat public moderne et parmi les décideurs.

Relire Keynes dans la présente période inflationniste est utile, notamment sur l’inflation et les contrôles des prix proposés pour la contenir. Étonnamment, il mettait le monde en garde contre les politiques keynésiennes qui ont été remises au goût du jour par des gouvernements du monde entier au cours des dernières années.

Le contexte inflationniste actuel

Contrairement à la croyance populaire, l’inflation des prix n’est pas le résultat de multiples facteurs complexes. En réalité, il s’agit simplement de la conséquence d’une surimpression de monnaie(6). L’inflation des prix vient de l’augmentation de la masse monétaire, laquelle est souvent gonflée par les gouvernements ainsi que les banques centrales pour différents prétextes comme la pandémie de COVID-19, et ensuite difficilement contrôlée. Financer le déficit budgétaire est la justification la plus commune pour imprimer davantage d’argent.

Afin de contrer les impacts économiques de la pandémie et des restrictions connexes, les gouvernements partout dans le monde ont eu massivement recours à l’impression d’argent et aux plans de relance fiscaux, comme en témoigne l’accroissement de leurs bilans financiers. Par exemple, le bilan de la Réserve fédérale américaine a plus que doublé avec l’avènement de la COVID-19 (voir la Figure 1), passant de 4000 milliards de dollars avant la pandémie jusqu’à plus de 9000 milliards au début de l’année 2022.

Une tendance similaire peut être observé dans l’expansion du bilan de la Banque du Canada, qui a presque quintuplé en l’espace d’un an, soit de 122 milliards de dollars en février 2020 à 576 milliards en février 2021. En avril 2023, il est encore de 382 milliards, soit plus que trois fois ce qu’il était avant la pandémie. Il s’agit de la plus grande augmentation des actifs de la Banque du Canada depuis la Seconde Guerre mondiale et ceci s’est déroulé particulièrement rapidement(7). Il est également à noter que l’augmentation relative du bilan de la Banque du Canada est plus élevée que celle de la Réserve fédérale américaine, et qu’elle reste à un niveau relativement plus élevé qu’avant la pandémie en 2019.

Ces augmentations de la masse monétaire ont mené à des taux plus élevés d’inflation des prix, générant de l’anxiété à travers le monde parmi les décideurs publics et la population en général, incluant au Canada et aux États-Unis. Relire les écrits de Keynes sur l’impression monétaire comme cause de l’inflation des prix aurait certainement été utile.

Keynes à propos de l’inflation des prix

Qu’aurait dit le Keynes « oublié » en réaction à ces événements récents? Une des politiques à laquelle l’économiste s’opposait le plus dans ses premiers écrits était précisément l’impression monétaire. Contrairement à la version popularisée du keynésianisme, Keynes soutenait qu’imprimer de l’argent mènerait à l’inflation des prix, ce qui entraînerait à son tour l’instabilité économique.

De plus, selon Keynes, maintenir une stabilité monétaire était une condition essentielle à la croissance économique et à la stabilité sociale. Les gouvernements devraient conséquemment faire preuve de prudence quand vient le moment d’émettre de nouveaux billets de banque, et éviter des mesures qui pourraient causer l’inflation.

Dans Les conséquences économiques de la paix, Keynes démontre clairement sa compréhension du lien entre les déficits publics et l’inflation. Il note explicitement que la politique consistant à imprimer de l’argent pour éponger les déficits est synonyme d’inflation :

Les tendances inflationnistes des systèmes monétaires européens se sont accrues de façon extraordinaire. Les divers gouvernements belligérants, incapables, trop timides ou trop imprévoyants pour tirer de l’emprunt ou de l’impôt les ressources dont ils avaient besoin, ont imprimé des billets de banque pour combler la différence(8).

Une telle dépréciation de la monnaie en réduit le pouvoir d’achat, ce qui cause une augmentation des prix et un déclin du niveau de vie. Elle affecte négativement les personnes avec un salaire fixe, les épargnants et ceux qui conservent leurs économies en argent liquide ou équivalent alors que leurs valeurs diminuent.

De plus, les politiques inflationnistes, telle que l’accroissement de la masse monétaire, peuvent créer un boom économique artificiel en stimulant la consommation et les investissements. Cependant, un tel boom n’est pas durable parce qu’il ne s’appuie pas sur une augmentation de réelles épargnes et de capacités productives. Par conséquent, des ressources sont indûment affectées dans des secteurs qui semblent profitables en raison de la demande artificielle mais ne sont peut-être pas viables à long terme. Lorsque les politiques inflationnistes cessent, une contraction s’ensuit, ce qui mène à un ralentissement économique ainsi qu’à un gaspillage des ressources. Keynes n’a malheureusement pas suffisamment développé sa pensée pour prévoir ce processus de malinvestissement, sur lequel les économistes de l’École autrichienne comme Hayek et Mises ont mis l’accent(9).

Néanmoins, Keynes comprenait que l’inflation était une façon insidieuse pour les gouvernements de confisquer, et de redistribuer, le pouvoir d’achat de la population, ce qui menait au chaos économique et social. Il y a 104 ans, l’économiste notait avec justesse que

[p]ar des procédés constants d’inflation, les gouvernements peuvent confisquer d’une façon secrète et inaperçue une part notable de la richesse de leurs citoyens. Par cette méthode, ils ne font pas que confisquer : ils confisquent arbitrairement et tandis que le système appauvrit beaucoup de gens, en fait il en enrichit quelques-uns. […] Il n’y a pas de moyen plus subtil et plus sûr de bouleverser la base actuelle de la société que de corrompre la monnaie. Le procédé range toutes les forces cachées des lois économiques du côté de la destruction, et cela d’une façon que pas un homme sur un million ne peut diagnostiquer(10).

Les contrôles de prix font plus de mal que de bien

Les contrôles de prix font partie des mesures qui reviennent régulièrement dans le débat public lorsque ces derniers explosent. Les politiciens réussissent alors à convaincre la population que l‘inflation est non pas la faute des gouvernements et banques centrales irresponsables, mais celle des gens d’affaires cupides(11).

Par exemple, dans le contexte inflationniste actuel, des politiciens aux États-Unis ont proposé une nouvelle loi(12), l’an dernier, cherchant à limiter la capacité des entreprises d‘augmenter leurs prix sur les biens et services en période de crise. La loi prévoie que les compagnies devraient payer des pénalités financières si elles augmentent leurs prix au-delà de l’augmentation de leurs coûts de production(13).

Cependant, les élus qui sont attirés par l’idée de contrôler les prix gagneraient fortement à relire Keynes, qui comprenait clairement que ces politiques anti-inflationnistes se révèlent, en fait, inefficaces. Dans Les conséquences économiques de la paix, Keynes s’opposait spécifiquement aux contrôles des prix et des salaires, soulignant tous les dommages que ces politiques causeraient :

Conserver à la monnaie une valeur mensongère, par la force de la loi exprimée par la réglementation des prix, cela contient en soi-même les germes de la ruine finale et tarit en peu de temps les dernières ressources(14).

Il est intéressant de noter qu’aux yeux de John Maynard Keynes, même une guerre n’était pas assez pour justifier une politique de contrôle des prix. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’économiste s’est ainsi opposé aux contrôles des prix, pensant que leur libre fluctuation était un critère de base pour le bon fonctionnement de l’économie.

Les contrôles de prix sont effectivement inefficaces pour stopper ou même ralentir l’inflation et peuvent, tel que démontré dans l’histoire économique à de nombreuses reprises, faire plus de tort qu’autre chose(15). Par exemple, en réaction à la montée rapide du prix du pétrole dans les années 1970, le gouvernement américain a imposé un prix plafond sur l’essence. Il en est immédiatement résulté une pénurie. Les prix contrôlés ont empêché des compagnies pétrolières américaines d’augmenter ou de maintenir leur production, ce qui était pourtant nécessaire pour atténuer les interruptions de l’offre venant du Moyen-Orient(16).

Ces contrôles de prix ont pour effet de rétrécir voire même éliminer les marges bénéficiaires et nuire à la production et mènent de façon prévisible à des pénuries. Les prix et les salaires fixés par le gouvernement, ou même simplement surveillés, sont surtout des moyens pour les politiciens de faire porter le blâme de l’inflation aux producteurs et commerçants plutôt que de prendre leurs responsabilités pour leurs mauvaises politiques monétaires.

Les politiciens d’aujourd’hui devraient relire l’œuvre de Keynes plutôt que de jouer aux pompier-pyromanes en imposant des contrôles de prix, de quelque manière que ce soit, sous le prétexte de combattre l’inflation qu’ils ont eux-mêmes créée.

Conclusion

La pandémie de COVID-19 a fait renaître l’appétit des politiciens pour la dépense gouvernementale et l’impression monétaire, ce qui, dans la même veine des politiques keynésienne du siècle précédent, a mené à une importante inflation des prix. Afin de combattre le phénomène, de nombreuses politiques de contrôle des prix ont été proposé selon différentes modalités.

En relisant et réexaminant les théories économiques de John Maynard Keynes, en particulier ses premières réflexions sur l’inflation, la dépense publique et le contrôle des prix, les politiciens et les décideurs gagneraient une meilleure compréhension des risques inhérents à leurs politiques actuelles. Ils pourraient explorer d’autres solutions potentielles dans son œuvre qui ont été laissées de côté dans l’histoire.

La pensée « oubliée » de Keynes sur l’importance de maintenant une monnaie stable pour faire émerger la prospérité économique se doit d’être redécouverte, et ce sujet doit être remis au centre du débat public. Ses constats demeurent pertinents aujourd’hui alors que les gouvernements font face à d’importants défis dans la gestion de leurs économies dans un contexte inflationniste qui évolue rapidement.

Références

  1. En 2020, le PIB mondial a diminué de 3,4 %. En comparaison, entre 1929 et 1932, il a diminué d’environ 15 %, et de moins de 1 % de 2008 à 2009 pendant la Grande récession. Statista, Global real Gross Domestic Product (GDP) growth after the coronavirus (COVID-19) from 2019 with a forecast until 2024, 3 janvier 2023; Roger Lowenstein, « History Repeating », The Wall Street Journal, 14 janvier 2015.
  2. Munir Quddus, « The Legacy of Keynes in the Age of the Coronavirus Pandemic », Prairie View A&M University, 6 avril 2020.
  3. John Maynard Keynes, The General Theory of Employment, Interest and Money, Palgrave Macmillan, 1936.
  4. John Maynard Keynes, The Economic Consequences of the Peace, London: Macmillan & Co., Limited, 1919.
  5. John Maynard Keynes, Am I a Liberal? Cambridge University Press, 2012 (1925).
  6. Henry Hazlitt, « Inflation in One Page », The Freeman, mai 1978.
  7. Sonja Chen et Trevor Tombe, « The Bank of Canada’s millions in balance-sheet losses are only the beginning », The Globe and Mail, 12 janvier 2023.
  8. John Maynard Keynes, op. cit., note 4, p. 279. Traduction adaptée de Paul Frank, 1920.
  9. Larry J. Sechrest, « Explaining Malinvestment and Overinvestment », Mises Institute, 21 juin 2021.
  10. John Maynard Keynes, op. cit., note 4, p. 235-36. Traduction adaptée de Paul Frank, 1920.
  11. Henry Hazlitt, op. cit., note 6.
  12. Elizabeth Warren, Tammy Baldwin et Jan Schakowsky, Price Gouging Prevention Act of 2022, US Senate, 12 mai 2022.
  13. Robert Reich, « Corporate greed, not wages, is behind inflation. It’s time for price controls », The Guardian, 25 septembre 2022.
  14. John Maynard Keynes, op. cit., note 4, p. 279. Traduction de Paul Frank, 1920.
  15. Ludwig Von Mises, “How Price Control Leads to….. Socialism,” Foundation for Economic Education (FEE), 1er juin 1966.
  16. David R. Henderson, « Price Controls: Still A Bad Idea », Hoover Institution, 20 janvier 2022.

03 juin, 2023

Pourquoi les IA ne sont ni bienveillantes ni malveillantes

 Par Yann Arnaud.

 

Composée de « bene » (le bien) et « volens » (de bon gré), la bienveillance désigne la volonté du bien. Initialement décrite dans le courant philosophique, elle s’est émancipée dans de nombreuses disciplines telles que la gestion des ressources humainesl’éducation, la psychologie, et s’invite maintenant dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA).

Aujourd’hui, l’IA et ses algorithmes sont omniprésents dans notre quotidien. La reconnaissance faciale, les chatbots, les assistants vocaux, les voitures autonomes constituent quelques exemples connus. L’arrivée récente des IA génératives, comme ChatGPT ou LLaMA, permettent d’aider et d’accompagner les humains dans leurs opérations intellectuelles (génération de contenus, traduction, etc.), ce qui bouleverse un peu plus nos interactions avec ces machines.

Néanmoins, dans quelle mesure peut-on parler de bienveillance pour qualifier les progrès des IA qui, par définition, ne sont autres que des algorithmes inspirés du cerveau humain ? A contrario, des IA capables de nuire pourraient-elles être considérées comme malveillantes ? Se pencher sur ces questions nous permet de ne pas perdre de vue le sens que nous accordons aux mots pour penser et caractériser les opportunités et les enjeux des IA.

 

Une représentation partielle du monde

Lorsque l’on désigne un élément comme « artificiel », nous l’opposons communément au « naturel ». En effet, un artifice est un produit qui n’a pas de lien étroit avec le vivant, mais il peut tenter de le mimer ou de l’imiter. Dans cette perspective, les IA tentent de reproduire l’intelligence humaine à travers des algorithmes artificiellement développés par les humains (par exemple, l’apprentissage automatique, l’apprentissage profond). Les IA sont donc seulement des intelligences abiotiques, bien qu’il faille reconnaître qu’elles ont parfois un fort pouvoir de prédication et d’imitation de l’humain.

En revanche, l’intelligence humaine est intimement liée à un certain nombre de facteurs psychologiques issus de son contenant comme des émotions, des affects ou des sentiments. Par essence, les IA en sont démunies puisqu’elles n’ont qu’une représentation partielle du monde, issue de textes et de chiffres. Les humains sont aussi liés à leur contenu qui les façonne, c’est-à-dire des événements exogènes (par exemple, des maladies) qui, eux, n’affectent pas directement les IA sur leur manière de s’exécuter.

L’un des atouts des IA est de corriger les biais cognitifs des humains en raison de leur absence de rationalité exclusive. Aujourd’hui, il est possible de concevoir une intelligence abiotique pour améliorer les conditions d’une intelligence biotique, si bien qu’un auteur scientifique comme Joël de Rosnay évoque un véritable « état symbiotique » entre l’homme et les machines. Pour d’autres, affirmer que les IA remplaceront à terme l’intelligence humaine est une aberrance car elles ont aussi leurs biais liés aux données non neutres qu’elles reçoivent des humains eux-mêmes.

 

Esprit de bienveillance

En 1992, le psychologue social israélien Shalom H. Schwartz montre que la bienveillance est l’une des dix valeurs fondamentales de l’être humain dans sa théorie des valeurs humaines basiques. La bienveillance, qui implique certains comportements tels que être serviable, loyal, indulgent ou encore responsable, préserve et améliore le bien-être d’autrui.

Les IA, semble-t-il, sont issues d’une création bienveillante des humains puisqu’elles sont capables de maintenir et d’améliorer son sort. Cependant, elles ne peuvent naître et évoluer seules ; elles ont besoin de données générées par l’humain ou son activité pour être expérimentées. Jusqu’à présent, l’humain reste l’expérimentateur et l’expérimenté de sa condition alors que les IA ne sont seulement que le deuxième versant. Il s’agit ici d’une différence fondamentale puisque l’expérimentateur, par définition, doit faire preuve de curiosité, de perspicacitéd’intuition et de créativité dans ses modes d’acquisition de la connaissance. Les IA ne sont pas encore capables d’atteindre de tels niveaux de raisonnement.

Ainsi, les IA ne peuvent donc pas être rigoureusement qualifiées de bienveillantes ou de son inverse. Considérer les IA comme bienveillantes (ou malveillantes) reviendrait à dire qu’elles n’ont pas besoin d’esprit humain pour atteindre un tel niveau de cognition. On pourrait ainsi se fier à elles plutôt qu’à son propre ressenti, ce que le philosophe français Pierre Cassou-Noguès évoque à travers le « syndrome du thermomètre » dans son essai La bienveillance des machines.

Or, pour être bienveillant, comme l’explique le philosophe Ghislain Deslandes, il faut aussi avoir un esprit car la bienveillance est étroitement liée aux notions d’empathie, d’indulgence et du souci, ce qui suggère une « connaissance intuitive et adéquate de l’essence des choses ».

Ghislain Deslandes : Les machines (digitales) n’ont aucun esprit ! (Xerfi canal, mai 2023).

Les IA en sont spirituellement démunies. La disposition à bien veiller ou mal veiller est étrangère à elles et non prise en considération dans leur fonctionnement interne.

 

La responsabilité humaine comme primauté

Bien que la bienveillance (et son inverse) n’existe pas à l’intérieur des IA, ses répercussions extérieures le sont-elles pour autant ? À bien des égards, les IA apportent des aspects positifs et négatifs aux humains, ce qui engendre un certain degré d’interaction avec elles selon les usages (santémilitaire, etc.). Les conséquences extérieures de ces usages peuvent être perçues comme bienveillantes (ou non) par les individus car ils impactent ces derniers en modifiant leurs états d’âme (humeurs, sentiments, etc.).

Pour autant, qualifier une action bienveillante de la part d’une IA (par exemple, le fait qu’elle puisse diagnostiquer un cancer) ne fait pas d’elle une IA bienveillante puisque, encore une fois, elle n’est pas un humain comme les autres. Seules les répercussions liées à son usage (la détection du cancer a débouché vers un traitement ad hoc) peuvent être perçues comme bienveillantes par les humains car elles participent à la préservation et/ou à l’amélioration de leurs conditions de vie.

Cet éclairage entre les IA et la notion de bienveillance offre une perspective plus fine sur l’ordre des choses. En tant qu’être pensant, l’humain a la mainmise sur la conception et le développement des IA. Une fois les algorithmes exécutés, il en va à chacun de considérer les répercussions comme bienveillantes ou non par rapport à sa condition.

Ainsi, la primauté de la responsabilité humaine sur les IA doit être conservée car ce n’est bien qu’à l’extérieur de ces algorithmes que nous pouvons avoir un rôle à jouer. À elles seules, les IA sont indifférentes à toute bienveillance car elles en sont intrinsèquement privées. Leur bon usage nécessite d’entretenir nos expériences de pensées comme la critique, le doute et la recherche du sens, c’est-à-dire notre capacité à philosopher et à prendre soin de nous-mêmes.

 

Laurent Cervoni, Laila Benraïss-Noailles et Julien Cusin, directeurs de thèse de Yann Arnaud, ont supervisé la rédaction de cet article.

Yann Arnaud, Doctorant en éthique des affaires, Université de Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

02 juin, 2023

Pourquoi le libéralisme n’est pas la recherche du plaisir immédiat

 Par Johan Rivalland.

Vingt-cinquième volet de notre série « Ce que le libéralisme n’est pas ».

 

Il y a quelques mois, j’ai lu quelque part sur Internet une personne qui émettait l’idée selon laquelle le libéralisme serait « la recherche du plaisir immédiat », là où l’écologie rechercherait « le bonheur des humains à long terme », en réponse à quelqu’un qui constatait simplement que les progrès sociaux, à l’image du transport aérien rendu accessible aux personnes à revenus modestes, sont le fruit du libéralisme et du capitalisme.

Outre le fait que cette personne a une conception bien étrange du bonheur, cette opposition très caricaturale entre libéralisme et écologie révèle une vision étriquée des réalités.

 

Des idées bien caricaturales

Le problème avec le dogmatisme, que ce soit dans le domaine de l’écologie ou ailleurs, est cette tendance à recourir à des schémas extrêmement simplificateurs et radicaux dans l’esprit, sans souci de la moindre nuance. Au nom de l’écologie (hélas pervertie par l’idéologie et la politique), on est prêt à tomber – sans même s’en rendre forcément compte – dans la caricature la plus ridicule. Pire, à risquer de pervertir le sens même de la vie, à force d’a priori bien réducteurs et destructeurs.

J’ai d’ailleurs apprécié la citation de Vaunevargues particulièrement juste si l’on se réfère à ce que l’on observe très régulièrement :

Le prétexte ordinaire de ceux qui font le malheur des autres est qu’ils veulent leur bien.

Plutôt que de jouer sur les peurs, souvent de manière irrationnelle, ou de s’en prendre à notre patrimoine sous prétexte de « sauver la planète », avec la prétention d’être plus conscients que les autres de l’importance de ne pas sacrifier l’avenir aux plaisirs immédiats, tout en n’étant parfois pas à une contradiction près, il serait plus judicieux d’agir véritablement, dans un sens constructif.

C’est ce que loin de privilégier l’immédiat, la doctrine libérale envisage parfaitement, puisque l’écologie est conçue par ceux qui s’inspirent de ses fondements, comme une préoccupation essentielle qui donne lieu à de multiples initiatives très concrètes qui ont fait leurs preuves, plutôt que comme une sorte de chimère donnant lieu à des comportements stériles.

 

Une philosophie fondée sur la responsabilité

Le libéralisme repose sur plusieurs valeurs fondamentales, parmi lesquelles la responsabilité.

Autrement dit, même si l’on part du postulat des droits individuels et de la liberté, l’harmonie entre les individus repose sur la confiance, la collaboration, l’échange, mais aussi bien naturellement sur la conscience des conséquences de ses actes vis-à-vis des autres et de l’ensemble de l’humanité, qu’il s’agit d’assumer pleinement, en se basant sur la raison, et non la rumeur ou le mythe, pas plus que sur les actes inconséquents, érigés en vertus.

En ce sens, dans Le bonheur des petits poissons, paru en 2009, Simon Leys écrivait ceci, qui rappelle la manière dont agissent certains militants écologistes aujourd’hui :

 

La beauté appelle la catastrophe aussi sûrement que les clochers attirent la foudre […] l’énergumène qui lance un pot d’acrylique sur le dernier autoportrait de Rembrandt, ou celui qui attaque au marteau la madone de Michel-Ange, obéissent tous, sans le savoir, à la même pulsion […] je fus frappé d’une évidence qui ne m’a plus jamais quitté depuis : les vrais philistins ne sont pas des gens incapables de reconnaître la beauté – ils ne la connaissent que trop bien, ils la détectent instantanément, et avec un flair aussi infaillible que celui de l’esthète le plus subtil -, mais c’est pour pouvoir fondre immédiatement dessus de façon à l’étouffer avant qu’elle ait pu prendre pied dans leur universel empire de la laideur. Car l’ignorance, l’obscurantisme, le mauvais goût, ou la stupidité ne résultent pas de simples carences, ce sont autant de force actives, qui s’affirment furieusement à chaque occasion, et ne tolèrent aucune dérogation à leur tyrannie…

 

Le libéralisme, en tant que philosophie du droit, respectueuse d’une éthique de l’humanité et d’un sens profond de la responsabilité, n’a aucune raison d’être ainsi apparenté à une quelconque recherche des plaisirs immédiats. Si ce n’est dans l’esprit de ceux qui l’assimilent à tort à un matérialisme, idée reçue que nous avons déjà démontée.

 

Liberté ne signifie pas culte de l’immédiat

Bien au contraire, cette philosophie reconnaît l’importance de l’éducation, de l’effort, de l’investissement, de la Recherche & Développement, de l’innovation, ou encore de la culture, dans le devenir de l’individu et, au-delà, de la société. Rechercher un certain bien-être, une amélioration des conditions, un épanouissement personnel et collectif, est une entreprise de longue haleine, qui nécessite de la réflexion, de la patience et de la persévérance. Incompatibles avec le culte de l’immédiat. Les libéraux en sont bien conscients, pas moins que d’autres. Il s’agit donc d’un bien mauvais procès et d’une mauvaise vue de l’esprit, complètement pervertie, que d’affirmer le contraire.

Plus encore, on peut sans doute observer que nombre de ces adeptes de cette nouvelle religion qu’est l’écologisme prétendent d’un côté remettre en cause un modèle dit consumériste alors même que, d’un autre côté, une partie non négligeable des générations les plus jeunes des pays développés notamment (parmi lesquels on trouve les plus « engagés » et contestataires) est probablement la plus consumériste que nous ayons connue. Sacré paradoxe !

 

Un militantisme pétri de contradictions

Beaucoup centrée sur son ego et sur le présent, peu portée sur l’histoire ou sur la compréhension des mécanismes imparables du monde réel, elle préfère la contestation, la protestation, l’utopie, l’écologie punitive (à condition qu’il s’agisse de faire payer les autres) au concret, au réalisme dans les propositions, aux initiatives créatives. Fi des mouvements longs, fi des évolutions forcément lentes et fruit du travail, de la recherche, de la réflexion, du progrès technique, toutes choses incontournables si l’on veut contribuer à résoudre les problèmes qu’ils entendent dénoncer, fi des effets réels qu’auraient une politique de décroissance ou des systèmes punitifs limités à un où quelques pays qui n’auraient pour effet que de détruire leur économie, leurs entreprises locales, leurs emplois locaux, pour y substituer des importations de produits certainement moins écologiques en provenance de pays ayant moins d’états d’âme et de scrupules et qui s’en frotteraient les mains.

Aucun d’entre eux ne serait en réalité disposé à renoncer à son smartphone et aux technologies afférentes, aux voyages vers des destinations dites de rêve, pas davantage qu’à toutes ses formes de consumérisme (le marché de la seconde main pouvant être assimilé aussi, si l’on y réfléchit, à une forme de consumérisme effréné où l’on cherche à renouveler en permanence et toujours davantage sa garde-robe ou la multiplicité d’objets que l’on va accumuler ou échanger, tout en favorisant les nombreuses personnes qui vont le faire prospérer et prospérer encore et toujours plus).

 

Où se situent les vraies inquiétudes ?

Et que dire de ces propos de Jean-Marc Jancovici dans la revue Socialitaire, que rapporte Luc Ferry dans un débat sur l’écologie, selon lesquels il faudrait peut-être songer à ne plus soigner les plus de 65 ans, afin de contribuer à réduire tout en douceur (sic) la population mondiale ? Digne des pires scénarios de science-fiction ou d’anticipation…

Au nom de l’écologie, vous dîtes ? Et du « bonheur à long terme » ?

 

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