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Avant de couper des centaines de millions dans les services, est-ce qu’on peut avoir les services ? - Michel Beaudry

30 septembre, 2021

Bitcoin : les monnaies échappent désormais aux États

 Le chambardement initié par les cybermonnaies introduirait une dose de concurrence entre les monnaies, concrétisant l’expérience mentale de Friedrich Hayek.

D’usage confidentiel pendant ses premières années d’existence (2009-2017), le système Bitcoin a fait de nombreux émules, souvent inspirés par l’original. Des milliers de systèmes analogues ont été développés en quelques années. Cette floraison suggère que le privilège monétaire des États-Nations, établi depuis des siècles, est moins incontournable qu’il ne l’était auparavant.

Pour comprendre la portée et la signification de cette disruption monétaire, il faut toutefois l’inscrire dans le temps long et l’associer à d’autres évolutions du paradigme monétaire mondial,  engagées depuis le milieu du XXe siècle.

DE L’EURODOLLAR À BITCOIN

Les monnaies métalliques sur lesquelles reposait l’édifice financier des pays développés avant 1914 ont progressivement disparu au cours du XXe siècle. Cette mutation s’est produite en deux temps : la Grande Guerre de 1914-1918 et la grande dépression de 1929-30 avaient bien bousculé la plupart des monnaies ; puis, après la Seconde Guerre mondiale, le dollar américain est devenu l’auxiliaire incontournable du commerce mondial. Cette monnaie de référence est omniprésente de nos jours, même en Chine communiste qui s’est progressivement ouvert au monde depuis 1978.

Mais les États-Unis ont décroché leur dollar de l’or, il y a exactement cinquante ans, trahissant ainsi la promesse inscrite en 1944 dans les accords de Bretton Woods1. Depuis lors, le paradigme monétaire n’a apparemment pas changé puisque c’est toujours autour du dollar que s’organisent les autres devises ; depuis son apparition en 1999, l’euro n’a pas fait exception.

La grande crise de 2007-2008 a toutefois troublé la perspective : les troubles provoqués par cette crise ont suscité l’apparition d’un jeton monétaire nouveau, le bitcoin. Librement échangeable à l’échelle mondiale, ce bitcoin se crée, s’échange et se transmet en pair-à-pair par Internet, sans qu’intervienne un tiers ni aucune autorité ! Inaugure-t-il une nouvelle ère monétaire ?

DU ROI DOLLAR À SON AVATAR, LE DOLLAR-MONDE

Aux lendemains du conflit mondial, le Plan Marshall (1948 à 1951) mobilisa d’importants crédits en dollars pour soutenir la reconstruction de l’Europe occidentale et l’achat d’équipements américains par les anciens belligérants (Allemagne, Bénélux, Italie, France, Royaume-Uni, etc.) Dépositaires d’une partie de ces dollars, certaines banques britanniques imaginèrent alors d’émettre des crédits en dollars depuis Londres ; elles créèrent ainsi une monnaie de banque soustraite aux règles américaines.

Les eurodollars étaient nés ; ils se multiplièrent pendant un demi-siècle, finançant une partie significative du commerce international. D’autres grandes banques, installées ailleurs qu’à Londres, mais toujours en dehors du territoire américain, firent de même à partir de dépôts en dollars offshore appartenant, par exemple, aux émirs du pétrole.

Dans le même temps, l’informatisation des banques, des bourses, des assurances et des places financières sur lesquelles s’échangent les monnaies et les titres, ont révolutionné la finance : l’argent n’est plus de nos jours qu’un signe électronique qui circule d’ordinateur à ordinateur, qui se conserve et qui se transmet par des virements informatiques.

Parallèlement, les frontières se sont ouvertes à la circulation des biens, des services et des hommes, à peu près partout dans le monde. Les intermédiaires du commerce transfrontières ont donc inventé et multiplié des prestations financières qui supportent les échanges de services ou de marchandise partout dans le monde.

Qu’il s’agisse de transactions au comptant, à terme ou à option, toutes ces écritures sont électroniques. Elles portent sur des titres de propriété, sur des devises ou sur d’autres valeurs fiduciaires, toutes également dématérialisées. C’est pourquoi, comme au temps des grands marchands génois, hanséatiques ou vénitiens qui inventèrent la finance moderne, la liquidité, le crédit et les finances qui assurent la fluidité et la solidité du commerce contemporain ne sont plus vraiment régis de nos jours par les institutions monétaires nationales.

De nombreuses valeurs circulent ainsi entre les multiples opérateurs du commerce international soit par l’entremise de bourses (actions, obligations, matières premières, etc.) soit de gré à gré

Régis par une lex mercatoria extraterritoriale, tous ces échanges se décomptent en dollars-monde2. Ces transactions sont régies par des conventions de droit privé international. Et beaucoup de ces dollars ne sont ni créés, ni échangés, ni transformés sous la houlette des autorités monétaires américaines. Il s’agit d’une monnaie de banque qui s’appuie sur des valeurs collatéralesauxquelles les opérateurs font confiance. Il s’agit notamment des bons du Trésor américain ou d’obligations émises par des firmes globales très solvables.

De nos jours l’économie internationale repose ainsi sur un système sui generis auquel participent, outre de très grands établissements financiers, des assurances, des multinationales, des plates-formes Internet, des fonds d’investissement ou de pension et des marchands asiatiques. Leurs liquidités contribuent à financer le commerce mondial. Libellées principalement en dollar-monde(global money), ces transactions se sont peu à peu affranchies du privilège monétaire étatique…

MONNAIES LIBRES, ÉTATS PRISONNIERS ?

Le succès des milliers de cybermonnaies qui foisonnent de nos jours prouve que les politiques monétaires mises en œuvre depuis 2017 (rachat des titres de dette, renforcement de l’encadrement bancaire, etc.) ne répondent pas à toutes les attentes.

Décompté principalement en dollar-monde, le financement de l’économie mondiale repose sur un écheveau subtil de conventions et sur des systèmes électroniques instantanés et interconnectés, mais assez vulnérables. Cette infrastructure trans-frontières peut d’ailleurs se dérégler lorsque les liquidités qui lui sont nécessaires pour répondre à la demande de crédit viennent à manquer ce qui s’est produit régulièrement depuis 20083.

Sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres, la Chine cherche à obtenir à la fois le beurre et l’argent du beurre :

  • engranger les dividendes du mercantilisme qui l’enrichit ;
  • profiter de la libre circulation des biens et de l’argent promue depuis un demi-siècle par les pays occidentaux ;
  • conserver fermement la main sur ses habitants, sur sa monnaie et sur les devises étrangères nécessaires au fonctionnement de son économie.

DE LA LIBRA AUX CYBER MONNAIES DE BANQUE CENTRALE : LA ROUE TOURNE !

C’est autour d’un signe monétaire analogue aux dollars-monde que s’est organisé le projet Libra dévoilé sous les auspices de Facebook à Genève en mai 2019. Tirant avantage de sa chalandise mondiale, Facebook espérait évidemment fournir des services financiers transfrontières à ses adeptes et s’introduire ainsi dans le cercle restreint des intermédiaires financiers internationaux que dominent les cartes de crédit, PayPal et Western Union4.

Récemment rebaptisé Diem, le système imaginé chez Facebook ciblait en particulier une population très nombreuse, pas ou peu bancarisée, qui commence à bénéficier d’une partie des nouvelles richesses créées par exemple en Chine, dans d’autres pays asiatiques ou en Inde.

En Chine communiste, c’était aussi l’objet d’Alipay, service financier du groupe Alibabade faire circuler la monnaie au sein de la population. Devenu un auxiliaire indispensable de la vie quotidienne, les autorités communistes ont décidé d’en prendre le contrôle5

Plusieurs États occidentaux ont tenté de déstabiliser le projet Libra : autorités publiques et personnalités politiques ont pu retarder son lancement ; peut-être l’ont-ils même condamné.

Mais, simultanément, les banques centrales préparent urbi et orbi leurs propres cybermonnaies, laissant ainsi entendre que le système des cybermonnaies peut se poursuivre :

– les grands argentiers mondiaux admettent l’intérêt de cette innovation : lancée par la respectable et très ancienne Banque Royale de Suède, la couronne électronique le prouve. Il ne s’agit certes pas d’une extrapolation du bitcoin, mais si cette cybermonnaie publique rencontre le succès, l’argument qu’avancent ceux qui s’efforcent de détourner le public des cybermonnaies s’effondre.

– chacun admet que les signes monétaires sont tous électroniques et que les devises ne reposent plus que sur des conventions : n’étant plus gagé sur l’or, l’argent moderne est comme une langue universelle qui révèle une richesse et un pouvoir d’achat, deux indicateurs très sensibles au risque d’inflation. C’est sans doute pourquoi un signe franchement déflationniste comme le bitcoin perturbe ceux pour qui l’inflation modérée est un attribut essentiel de la croissance.

LA MONNAIE EST-ELLE ENCORE UN ATTRIBUT DE PUISSANCE ?

Depuis des siècles, le pouvoir politique considère que la monnaie est un attribut de sa puissance. Mais les prérogatives étatiques ne sont plus aujourd’hui que l’ombre de ce qu’elles furent autrefois. C’est une rude épreuve pour l’ego des gouvernants actuels dont la politique monétaire est soumise à une triple surveillance :

– celles des institutions internationales qui peuvent mettre un État défaillant en tutelle ; commun en Amérique latine où il est difficile à vivre, ce risque a frappé la Grande-Bretagne à la fin des années 1970 ; d’autres pays impécunieux pourraient le subir également de nos jours.

– celle des créanciers qui financent sa dette ; pour rester crédible, un État endetté – lequel ne l’est pas de nos jours ?- doit respecter ses prêteurs et prendre sérieusement leurs intérêts en considération : aucun État n’échappe à cette contrainte, au risque d’être défaillant.

– et celle des banques centrales qui sont plus indépendantes des États qu’elles ne l’ont jamais été et dont l’agenda ne coïncide pas nécessairement avec celui de l’État qui doit donc se défier aussi de cette épée de Damoclès.

Les Pays-Bas, la Suisse ou l’Allemagne ont encore quelques degrés de liberté sur ce plan. Mais les pays très endettés comme la France ou l’Italie (dont la marge de manœuvre est réduite) ont des raisons d’être inquiets.

Quant aux États-Unis, bien que la position privilégiée du dollar leur laissent quelques cartes en main, les nouvelles monnaies privées les préoccupent aussi, ce qui explique les nombreuses suggestions politiques qui visent à réglementer ce nouveau segment de la finance.

On peut espérer que ces tentatives de tordre le cou aux nouveaux signes monétaires n’auront qu’un temps. À ce jour, seules les dispositions prises par le pouvoir communiste chinois depuis deux ans laissent entendre que ce pays-continent pourrait se replier sur lui-même comme il l’a souvent fait au cours de sa longue histoire brillante mais tourmentée.

Je constate en définitive que (sauf peut-être en Chine ?) le chambardement initié par les cybermonnaies marque déjà notre siècle. Cette mutation est cependant entachée d’inconnues. A minima, il est concevable qu’un nouveau paradigme monétaire se concrétise, confirmant l’expérience de pensée que Friedrich Hayek avait élaborée en 1976, au lendemain du Prix Nobel qui couronna sa carrière en 1974.

Le chambardement initié par les cybermonnaies introduirait alors une dose de concurrence entre les monnaies, concrétisant l’expérience mentale de Friedrich Hayek, en quelque sorte.

Réflexions inspirées par : L’ère du numérique 3 : Des mœurs & des usages »ISTE-Wiley, Londres, 2021.

 

  1. Un différend entre banques centrales a provoqué cette décision unilatérale. Des pays fortement créditeurs en dollars comme l’Allemagne songeaient à convertir en or leurs créances ; pour éviter l’effondrement brutal du stock d’or des États-unis, le président Nixon changea brusquement la règle du jeu, il y a juste un demi-siècle ↩
  2. Cf. à ce propos : Pistor, K. The Code of Capital : How the Law creates Wealth & Inequality, Princeton U.P. 2019; ainsi que: McKaay, E. & al. Analyse économique du droit, Dalloz, Paris 2021 (3° ed.). ↩
  3. Jeffrey Snider analyse bien ces épisodes de tension Jeffrey P. Snider – Alhambra Investments ↩
  4. Cf. notre chronique du 22 décembre 2019: « Jean-Pierre Chamoux prend la défense de la monnaie lancée par Facebook » ↩
  5. Le gouvernement chinois a nationalisé ce cyber-service monétaire pendant l’hiver 2020. « Un coup dur pour les grands groupes et leurs fondateurs : l’offensive de Pékin a effacé plus de mille milliards de dollars de valorisation de ces entreprises chinoises. » (Le Temps, 18 août 2021). ↩

29 septembre, 2021

« Dernière crise avant l’apocalypse », par Jean-Baptiste Giraud et Jacques Bichot

 

par Jacques BichotJean-Baptiste Giraud


Notre société est au bord de l’effondrement. Pourquoi ? Parce que les gouvernements successifs, au mépris de tout bon sens, s’obstinent à s’occuper de tout, alors qu’ils devraient se concentrer sur les fonctions régaliennes. C’est la thèse de Dernière crise avant l’apocalypse, ouvrage co-écrit par Jean-Baptiste Giraud et Jacques Bichot qui analysent, sans concession, les errements de notre temps. Régime de retraite absurde et voué à l’échec, inflation, baisse dramatique de la natalité dans les pays développés et création monétaire annonçant une crise économique sans précédent, le titre est justifié. Certaines des propositions de l’IREF sont reprises dans cet ouvrage.

Ainsi, la retraite par répartition ne peut pas être considérée comme une solution acceptable alors que nous vivons plus longtemps, parfois avec des pathologies lourdes, et surtout que les générations futures sont moins nombreuses et moins bien instruites, comme le montrent les différents classements internationaux concernant les niveaux scolaires. Pour les auteurs, l’Etat doit accepter de revenir à une retraite par capitalisation et d’aider les familles à avoir plus d’enfants, par exemple avec une Sécurité sociale qui soit partenaire des entreprises et les aide à remplacer les salariés partant en congé parental.

Cependant, cette Sécurité sociale doit être mise en concurrence, et c’est là une autre thèse clé. La France va vers la catastrophe parce que l’Etat s’occupe de ce qui ne le regarde pas et il s’occupe mal de ce qui la regarde. A titre d’exemple, la justice souffre d’un manque de moyens, qui apparaît d’autant plus criant quand on regarde ceux qu’alloue l’Allemagne à la sienne.

Les auteurs explorent ces différents sujets dans le détail, chiffres et exemples internationaux à l’appui, et s’appliquent à détruire les solutions utopiques de certains, en montrant par exemple combien il est vain d’espérer réussir la transition énergétique en 2050. En effet, cette dernière ne pourra être possible qu’avec la fusion nucléaire, c’est-à-dire pas avant le siècle prochain. Encore cela ne sera-t-il possible que si les politiques laissent les entreprises chercher des solutions innovantes.

Dernière crise avant l’apocalypse est un ouvrage documenté, référencé et fouillé pour qui veut comprendre, non seulement son pays, mais aussi le monde dans lequel il vit. Les candidats à la prochaine élection présidentielle y trouveront des constatations sans appel qui leur permettront d’adapter leurs propositions à une réalité qu’ils ne connaissent pas forcément, et leurs électeurs pourront lire leur programme en connaissant cette réalité.

 

28 septembre, 2021

Droit naturel : aux racines du libéralisme

 Une analyse historique du Droit naturel de l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne et son rôle dans le libéralisme.

Lorsqu’un néophyte découvre la pensée libérale, il ne peut manquer de noter la diversité d’auteurs, de courants et d’idées l’esquissant. Toutefois, il retrouve trois principes communs à tous, à savoir la préservation de soi, la liberté (et son corollaire, la responsabilité) et la propriété privée. Les justifications de ces principes peuvent être regroupées selon trois grandes traditions. 

La plus récente de celles-ci est qualifiée d’utilitariste ou de conséquentialiste et défend le libéralisme pour ses bienfaits supposés, ce dernier garantissant notamment le plus grand bonheur et la plus grande prospérité pour tous. Elle remonte à Jeremy Bentham (1748 – 1832) et regroupe des auteurs aussi variés que John Stuart Mill (1806 – 1873), Ludwig von Mises (1881 – 1973), Milton Friedman (1912 – 2006) et son fils David (1945).

La seconde de ces traditions, issue des Lumières écossaises et à laquelle sont rattachés David Hume (1711 – 1776), Adam Smith (1723 – 1790) ou Friedrich Hayek (1899 – 1992), est celle du scepticisme ou de l’ordre spontané. Pour cette tradition, il s’agit de protéger certaines conventions déjà existantes (comme la justice et la propriété) plutôt que de les inventer ou réinventer.  

Dans ce cas, l’activité de gouverner consiste à protéger l’ordre social existant, les conventions établies, sans chercher une finalité en dehors d’elles-mêmes et sans interférer sur leur contenu. 

La dernière de ces traditions, celle du Droit naturel moderne libéral, est la plus ancienne et peut être attribuée au philosophe anglais John Locke (1632 – 1704). Mais qu’est-ce que le Droit naturel moderne libéral ? Le lecteur sagace notera la présence des épithètes « moderne » et « libéral » qui supposent donc l’existence d’un Droit naturel ancien ou classique, d’une part, et, d’autre part, d’un Droit naturel moderne non nécessairement libéral.

Afin de comprendre ce qu’est le Droit naturel moderne libéral, il est donc nécessaire de s’intéresser au Droit naturel (ou jusnaturalisme) pris dans son ensemble, établir ce qui rapproche Droits naturels ancien et moderne, en quoi le Droit naturel moderne marque une rupture avec l’ancien et ce qui caractérise le Droit naturel moderne libéral par opposition au non libéral.

GRÈCE ANTIQUE ET NAISSANCE DU CONVENTIONNALISME

S’intéresser à la tradition du Droit naturel nécessite de remonter aux fondements de la philosophie politique classique, c’est-à-dire en Grèce antique au IVe siècle avant J.C. La Grèce de cette époque est un regroupement de cités plus ou moins indépendantes les unes des autres (Athènes, Sparte, Corinthe, Thèbes, etc.). Pour les habitants de chaque cité, la légitimité de son régime politique et du code de lois la régissant repose sur son ancestralité, son caractère à la fois ancien et familier.

Or, le constat d’une grande diversité de régimes (monarchie, timocratie, oligarchie, démocratie ou tyrannie) et de lois parfois contradictoires au sein de la Grèce ne peut que saper cette légitimité. En effet, comment décider, entre deux lois contradictoires, laquelle est vraie, bonne ? 

Ce constat fait, entre autres, par les présocratiques (dès le VIe siècle avant J.C.), puis repris et développé par les sophistes du IVe siècle, les mène à la conclusion que l’ancestralité d’une chose n’est pas un critère suffisant pour juger de son caractère bon ou mauvais et qu’il existe une distinction, inconnue jusqu’alors, entre ce qui relève du domaine de la nature (ce qui touche aux êtres naturels) et ce qui relève de l’artificiel ou de la convention (ce qui touche aux productions humaines).

Ainsi, pour ces penseurs, la cité est une construction artificielle visant à subvenir aux besoins que ses habitants ne pourraient combler seuls. De même, la coexistence de lois parfois contradictoires et de concepts de justice différents entre cités ne peut s’expliquer que par leur caractère conventionnel : la justice n’existe donc pas en tant que telle, la législation de chaque cité n’ayant d’autres fondements que les hommes eux-mêmes, et plus spécifiquement ceux qui détiennent le pouvoir.

Peux eux, le bien et l’agréable se confondent. Une telle approche, poussée à sa conclusion logique, se révèle dangereusement relativiste car il n’existerait alors aucune norme supérieure permettant de juger du bien-fondé d’une loi ou d’un régime.

GÉNÈSE DE LA PHILOSOPHIE ET DU DROIT NATUREL ANCIEN

Par ailleurs, la découverte de cette distinction entre nature et convention marque la naissance de la philosophie, de la recherche des choses, des causes premières. Les choses artificielles présupposant l’existence de la nature, elles lui sont en effet postérieures, subordonnées et donc d’une dignité inférieure. La nature devient alors un étalon pour juger du caractère des choses.

Ce présupposé sert de fondation à la doctrine classique du Droit naturel esquissée par Socrate puis reprise et développée par Platon (428/427 – 348/347 av. J.-C.), Aristote (384 – 322 av. J.-C.), les Stoïciens, Cicéron (106 – 43 av. J.-C.), saint Augustin (354 – 430) et saint Thomas d’Aquin (1225/1226 – 1274). Ces philosophes souhaitent réfuter la position des sophistes en trouvant une origine naturelle à la justice et au Droit, en prouvant qu’elles ne sont pas de simples créations humaines. En effet, et de même que la présence de diverses théories portant sur l’univers ne remet pas en cause son existence, de même, des conceptions divergentes de la justice ne suffisent pas à conclure quant à son inexistence. 

Constatant la présence d’une multitude de besoins parfois contradictoires chez l’homme, par l’usage de la raison ces auteurs en concluent à l’existence d’un ordonnancement hiérarchisé naturel de ceux-ci.

Estimant les besoins de l’âme supérieurs à ceux du corps, ils établissent qu’une vie bonne est une vie conforme à la nature, la vie d’un homme dont l’âme et la satisfaction de ses besoins sont ordonnés harmonieusement. Il existe donc un ensemble de règles qualifié de Loi naturelle, appréhendable par la raison et délimitant les caractéristiques de cette vie bonne.

Contrairement à ce que défendaient les sophistes, pour l’homme le bien ne se confond donc pas à l’agréable et au plaisir, c’est-à-dire à la satisfaction des besoins, mais correspond à la perfection de sa nature, à sa fin ou « cause finale » (pour reprendre un terme issu de la physique aristotélicienne) en tant qu’homme.

Ces différents philosophes notent par ailleurs que l’homme est non seulement capable de communiquer avec ses semblables mais prend même plaisir à leur fréquentation. L’homme est donc, par nature, un être social voire politique ne pouvant bien vivre qu’en société : « celui qui n’est pas capable d’appartenir à une communauté ou qui n’en a pas besoin parce qu’il se suffit à lui-même n’est en rien une partie d’une cité, si bien que c’est soit une bête soit un dieu » soit le membre d’un forum internet libéral. Les sophistes sont à nouveau dans l’erreur : les cités sont naturelles et cela du fait de la sociabilité intrinsèque à l’homme.

L’accomplissement total de ce dernier inclut alors la vertu sociale par excellence, à savoir la justice (qui est donc, de ce fait, naturelle) et nécessite une participation active dans la vie politique en tant que dirigeant afin de mener l’ensemble de ses concitoyens vers la perfection de leur nature. Fins ultimes de la cité et de l’homme se confondent donc. De ce fait, pour atteindre sa pleine perfection, l’homme doit vivre dans la meilleure cité, celle dotée du meilleur régime, un régime proposant le meilleur mode de vie à ses citoyens.

Mais, quel est ce meilleur régime ?

Il s’agit de celui reposant sur la Justice ou Droit naturel (classique) et consistant à attribuer à chacun ce qui lui revient naturellement. Or les hommes étant dissemblables sur les plans de l’intelligence et de leur capacité à rechercher la vertu, ils ne sont donc pas tous également perfectibles et certains se révèlent, à ce sujet, supérieurs aux autres.

Les meilleurs, que nous qualifierons de sages, doivent alors, conformément au Droit de la Nature, gouverner les autres. Pour les philosophes de la doctrine classique du Droit naturel, le régime le meilleur est ainsi celui du gouvernement absolu des sages, un gouvernement auquel doit consentir l’ensemble de la population pour être légitime. Cependant, ce régime, bien que possible car conforme à la nature, est très improbable et, donc, condamné à rester théorique, « [situé] là-haut dans le ciel, comme un modèle pour qui veut [le] regarder ». En effet, les conditions de sa réalisation ne dépendent pas des hommes

Si sur un plan plus pratique, cette recherche du meilleur régime est fructueuse, permettant en effet une classification des régimes existants du meilleur au pire en fonction des fins qu’ils se proposent, sa conclusion est décevante pour les auteurs de la Renaissance. Ainsi, Machiavel (1469 – 1527) raille les philosophes anciens pour « s’être imaginé des républiques et des principautés qu’on n’a jamais vues ni jamais connues existant dans la réalité ».

Il faut cependant attendre Thomas Hobbes (1588 – 1679), père du Droit naturel moderne, pour que s’opère une rupture franche au sein de la tradition du Droit naturel. Si les notions de Nature et de Raison sont à la racine de la tradition du Droit naturel classique, celle amorcée par Hobbes repose sur la volonté et l’artifice. 

LA RUPTURE HOBBESIENNE

Détaillons un peu sa pensée politique.

Celle-ci s’inscrit dans un système philosophique plus global : pour Hobbes, philosopher c’est raisonner sur le monde appréhendé comme un ensemble de causes entraînant des effets. La raison a donc deux fins : déterminer les causes à l’origine d’effets donnés et, inversement, préciser les effets découlant de causes connues.

Pour Hobbes, le monde rationnel est donc analogue à une machine mécanique, un monde dont les principes premiers sont le corps (ou matière) et le mouvement. Sa philosophie est donc une philosophie de la puissance. Par ailleurs, Hobbes est un sceptique, considérant notamment les capacités de raisonnement de l’homme comme faillible. Celui-ci n’est donc pour lui non un être raisonnable mais une créature de passions.

Le but de la pensée politique de Hobbes, en accord avec son système philosophique général, est de découvrir la cause hypothétique de la société civile. Pour cela, notre philosophe démarre son enquête par une analyse introspective de la nature de l’homme et de ses sensations. Celles-ci sont notamment causes des émotions et passions auxquelles appartiennent le désir et l’aversion guidant l’action humaine.

De ce constat, il est possible de définir ce que sont le Bien et le Mal (ce que l’homme appelle, respectivement, l’objet de ses désirs et celui de ses aversions) et la Volonté (la décision prise par suite d’une réflexion sur ses désirs et aversions). Les désirs changeant d’un homme à l’autre et évoluant dans le temps, Bien et Mal sont des notions variables. Ainsi, contrairement à ce que prétendent les philosophes classiques, il n’existe pas de finalité, de perfection morale de l’homme.

Mais quel est le but visé par la conduite humaine ?

La Félicité, la satisfaction durable et continue des désirs. Dans ce but, l’homme recherche la puissance, les moyens grâce auxquels il peut satisfaire ses désirs. Pour Hobbes, le Droit naturel (c’est-à-dire la liberté que chacun a d’atteindre les fins qu’il s’est fixées et de préserver sa propre vie dans la limite de sa puissance) dérive, non de la fin de l’Homme, mais directement de la nature humaine ainsi déterminée, de cette notion de Volonté. L’homme possède cependant un défaut majeur l’entravant dans la poursuite de la Félicité : l’Orgueil, mauvaise estimation personnelle de sa propre puissance.

Quelque chose manque dans ce début d’enquête cependant : la nature humaine étudiée est celle d’un humain solitaire. Hobbes complète donc son étude en s’interrogeant sur la conduite de l’être humain confronté à d’autres hommes dans un état de nature, c’est-à-dire avant l’institution d’une société civile. Dans cet état, les hommes sont tous concurrents, ennemis même, dans leur recherche de la Félicité. S’ajoute une aversion majeure, celle d’une mort violente.

Or, les hommes étant égaux en termes de puissance, l’état de nature est donc une situation de guerre de tous contre tous attisée par l’orgueil et où une mort violente s’avère plus probable que la Félicité. Dans ces circonstances peu enviables, l’individu a néanmoins besoin des autres pour échanger, notamment des biens nécessaires à sa félicité. Des accords gré-à-gré peuvent donc exister mais sans moyens indépendants de les faire appliquer ils ne sont pas nécessairement respectés.

Il y a donc conflit entre la nature humaine, solitaire, ennemie de ses semblables, et la condition naturelle de l’humanité, la nécessaire coexistence entre hommes. L’homme n’est donc pas, pour Hobbes, un animal politique ou social, différence majeure avec les penseurs classiques.

Pour Hobbes, la résolution de ce conflit et l’instauration d’une paix civile passe par l’inhibition de l’orgueil humain grâce à la peur de la mort violente complétée de l’usage de la raison. En effet, le raisonnement permet de dégager des vérités relatives à la poursuite concurrentielle de la Félicité. Ces vérités, ces articles de paix que l’on peut résumer par : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît à toi-même », permettent, si suivies par tous, d’atténuer la compétition, d’éviter la guerre de tous contre tous et d’accroître la certitude de la satisfaction des désirs de chacun.

Ces articles de paix sont cependant sans effets tant qu’ils n’ont pas été transposés en Lois (dites naturelles quand elles émanent de Dieu ou d’un souverain) associées à des punitions sanctionnant leur non-respect. Une puissance visible visant à contraindre ceux sous sa juridiction à suivre ces règles, condition de la paix civile, est donc nécessaire. Pour cela, les hommes s’accordent, au moyen d’un contrat social, à transférer à un souverain, personnage artificiel sans intérêts propres, leur Droit naturel à être gouverné inconditionnellement par leur propre raison. Dans cette association civile (artificielle, car fruit de la volonté des hommes, et non naturelle comme le pensait les philosophes du Droit naturel ancien), sont délégués au souverain les fonctions d’instaurer et d’imposer ces articles de paix à tous ses sujets et de les protéger de l’hostilité des individus extérieurs.

Le souverain, contre lequel les sujets n’ont pas droit de résistance, est doté de nombreux pouvoirs afin d’exercer ses fonctions : celui de maintenir l’ordre public, de faire la guerre, de lever des impôts et des armées, de faire des lois, de censurer les opinions morales et religieuses susceptibles de mettre à mal la paix civile. La société civile hobbesienne vise ainsi à assurer à ses membres, non plus leur parfait accomplissement moral, mais leur préservation physique par la paix civile et l’abondance matérielle. De plus, si le meilleur régime repose, pour les classiques, sur des devoirs naturels, l’association civile hobbesienne est fondée, elle, sur un Droit naturel dérivant d’une passion, celle de la préservation de son existence.

Cet abaissement dans les exigences de la société civile est censé rendre possible son apparition, contrairement au meilleur régime classique, utopique. Ces deux derniers éléments marquent la différence majeure, la rupture, entre, d’un côté, Hobbes et ses successeurs de la tradition du Droit naturel moderne, et de l’autre les auteurs classiques rattachés à la tradition du Droit naturel ancien. 

Du fait de l’autorité accordée au souverain et de l’absence de séparation des pouvoirs dans la pensée hobbésienne, faut-il pour autant faire de ce philosophe un apologiste de l’absolutisme ? Non. En effet, la loi édictée par le souverain législateur n’a pas vocation à être arbitraire.

De plus, celle-ci, en instaurant la paix civile, vise à augmenter la liberté de ses sujets, ces derniers pouvant enfin vaquer à leurs occupations sans craindre la féroce concurrence de leurs semblables ou une mort violente. De plus, la loi du souverain, contrairement celle de la Raison, ne cherche pas à prescrire l’ensemble de la conduite humaine. Et là où la loi ne dit mot, une liberté totale demeure. Par ailleurs, les sujets du souverain conservent deux libertés absolues : celles de ne pas s’accuser ou de se donner la mort.

Enfin, la pensée politique de Hobbes possède un caractère profondément individualiste : sa société civile repose sur un accord qui n’est pas une volonté commune mais un objet commun de volontés d’individus différents ne se dissolvant donc pas en s’associant. Bien que non libéral (car il octroie trop de pouvoirs à un souverain qui pourrait être tenté d’en abuser, ne reconnait pas à un peuple le droit de résister à l’oppression et ne fait pas de la propriété privée un des fondements de sa pensée), Hobbes est cependant parfois considéré comme un précurseur du libéralisme. La paternité de ce courant de pensée reste néanmoins réservée au philosophe britannique John Locke (1632 – 1704).

JOHN LOCKE ET LA NAISSANCE DU LIBÉRALISME

Entre ses références au théologien Richard Hooker (1544 – 1600) inspiré par saint Thomas d’Aquin et à une Loi naturelle considérée comme étalon de tout code de lois civiles, la pensée politique de Locke semble marquer un retour vers le Droit naturel classique. Il n’en est rien cependant et dans sa recherche (reposant sur sa théorie de la connaissance) du fondement, du but et des limites du (bon) gouvernement, le « sage Locke » se rapproche à maintes reprises des positions hobbésiennes.

Considérons ainsi le point de départ de la réflexion lockéenne : à l’instar de Hobbes, notre philosophe anglais part d’un état de nature compris comme un état de liberté et d’égalité parfaite, un état où personne n’est investi de l’autorité de juger les hommes entre eux et où il n’existe d’autres lois que la Loi naturelle. Cette dernière, ne visant pas l’excellence morale de l’homme, dispose que chaque homme a pour devoir de se préserver lui-même ainsi que l’ensemble de l’Humanité.

De là, tout homme peut tuer toute personne menaçant son existence, cette dernière devenant de fait une menace pour tous les autres êtres humains. Seulement, cette Loi naturelle n’a de naturelle que son nom : en effet, fruit de la réflexion, elle n’est pas innée chez l’homme mais repose sur une passion puissante qui est de ce fait un Droit naturel : celui de sa propre conservation.

Par opposition à cet état de nature, Locke définit la société civile comme une situation où une ou des personnes sont investies de l’autorité de juger les hommes entre eux et où sont établies des lois dites positives (ou conventionnelles car édictées par les hommes). Locke ajoute cependant deux autres états dans lesquels peuvent se trouver les hommes : l’état de guerre, défini comme un état où des hommes usent de la force indépendamment de tout droit, justice ou autorité, et son opposé, l’état de paix. Et si ces deux états existent aussi bien dans l’état de nature que dans la société civile, l’état de guerre est cependant plus probable dans l’état de nature.

En effet, dans l’état de nature, la pauvreté (qui lui est généralement associée) couplée à un désir de conservation parfois démesuré (car mal orienté ou canalisé) menacent la paix générale, les hommes en venant à considérer le reste de l’humanité comme une menace potentielle. Trois points communs entre Hobbes et Locke sautent donc aux yeux du lecteur attentif : l’état de nature est un état qu’il convient d’abandonner car le conflit y est plus que probable ; la Loi naturelle, censée guider l’homme hors de cet état de nature, trouve son fondement et son but dans le désir de conservation de soi ; enfin, cette Loi naturelle fait signe vers la société civile comme condition d’une paix générale.

La violence est cependant moins grande dans l’état de nature lockéen, celle-ci prenant source, non dans un défaut majeur de l’homme comme l’orgueil, mais dans la pauvreté. De ce fait, la société civile comme remède à l’état de nature présente des différences majeures entre Locke et Hobbes.

En effet, là où Hobbes fait de la propriété privée l’objet des lois du souverain, Locke en fait un Droit. Pour ce dernier, Dieu a donné la Terre en commun aux hommes. Dans l’état de nature originelle, antérieur à la société civile, il n’y a donc pas de propriété privée initiale à une exception près : les hommes étant libres et égaux dans cet état, ils sont donc propriétaires de leur propre personne.

Or, le travail effectué par un individu donnant de la valeur à une chose (une pomme n’a de valeur que cueillie ou ramassée par exemple), son produit appartient, de fait, à cet individu : nous avons ainsi ici la source de la propriété privée. Locke ajoute cependant une condition à ce droit de propriété privée dans l’état de nature originelle : cette propriété n’est valable que tant que les denrées premières restent abondantes pour tous, tant en quantité qu’en qualité.

Seulement, Locke note que ces denrées tendent à se détériorer (ainsi les fruits par exemple). L’état de nature est donc un état de pénurie car tout surplus, source de prospérité, finit par pourrir et devenir ainsi inexploitable. Pour Locke, c’est l’émergence de l’argent, un bien durable, qui a mis fin à cette misère en permettant l’échange et ainsi l’utilisation des denrées périssables, la formation de surplus et donc l’augmentation de la production de biens.

Cette introduction de la monnaie entraîne cependant une raréfaction des denrées premières et des inégalités économiques qui sont néanmoins justifiées par l’augmentation générale de la richesse globale : le plus pauvre des manœuvres, dans ce nouvel état de nature inégalitaire, reste en effet plus riche que le plus riche des hommes dans l’état de nature originel. Dans cet état de nature inégalitaire, une denrée naturelle n’a donc plus besoin d’être en abondance pour devenir la propriété de quelqu’un. Seulement, ces inégalités économiques engendrent la cupidité et la jalousie. Dans cette situation, l’état de guerre est plus probable et l’existence d’un gouvernement protégeant la propriété privée devient alors nécessaire.

Le but d’une société civile dotée d’un bon gouvernement nous apparaît donc clairement : elle vise à conserver la propriété au sens large, à savoir conserver la vie, la liberté et les biens de ses membres.

Étudions de plus près les détails de la formation et des fonctions de cette société civile. Celle-ci prend vie sous la forme d’un corps politique avec gouvernement au moyen d’un contrat social.

Ceux qui reconnaissent ce contrat quittent ainsi l’état de nature et, dans son cadre, transfèrent deux pouvoirs naturels (celui de tout faire en vue de conserver sa vie et celles des autres conformément à la Loi naturelle et celui de punir les hommes qui contreviennent à cette Loi) à la communauté ainsi formée. Ces pouvoirs deviendront deux pouvoirs politiques séparés (afin de limiter les abus), à savoir le législatif (auquel est rattaché le judiciaire selon Locke) et l’exécutif. Cette société civile permet donc, contrairement à l’état de nature, d’établir des lois fixées et connues par tous, appliquées à tous (membres du gouvernement inclus), de juger les litiges et de faire exécuter les jugements et punitions appropriées.

Le gouvernement de cette société civile ayant pour but de réduire les incertitudes présentes dans l’état de nature et de protéger la propriété au sens large, son pouvoir, le pouvoir politique, ne peut être que limité : ni arbitraire, ni absolu, ni instable dans ses lois et choix. En effet, une société civile tyrannique est pire pour ses membres que l’état de nature. Locke est donc plus strict que Hobbes dans les limitations imposées à son bon gouvernement, visant à le rendre plus respectueux du droit à la conservation de soi.

Mais que se passe-t-il quand un gouvernement abuse de ses pouvoirs au détriment des membres de la société civile ?

Pour Locke, il se met hors de la société civile. Et si vient s’ajouter l’usage de la force contre le peuple, un tel gouvernement se met en état de guerre avec celui-ci qui a un Droit naturel de se défendre. Pour autant, ce droit face à la tyrannie n’est valable que dans la situation où il n’est plus possible de faire appel à la loi, où le gouvernement est dysfonctionnel.

Ainsi s’achève notre périple historique. Celui-ci, en partant du Droit naturel ancien, nous aura permis de comprendre comment se justifient les trois grands principes libéraux pour les tenants du Droit naturel libéral et quel est le gouvernement le plus approprié pour les préserver.

Il s’agit d’un gouvernement ayant des pouvoirs limités afin de limiter les abus et respectant la Loi naturelle visant à défendre les Droits naturels de ses membres, à savoir le droit de préservation de soi, le droit d’être libre et le droit de posséder des biens. Un tel gouvernement ne cherche donc pas à guider ou orienter ses citoyens dans leur choix mais vise à les protéger des menaces extérieures et à arbitrer entre eux en cas de conflit.

Bien qu’ancienne et souvent réduite à une caricature d’économisme auprès de nos contemporains, la pensée libérale s’avère donc peut-être, encore et toujours, le meilleur antidote aux maux actuels.

En effet, en défendant, en premier lieu, la liberté et la propriété privée des membres d’une société civile, le libéralisme favorise l’émergence d’institutions et de principes visant la coopération, le dialogue et la prospérité plutôt que le conflit et la discorde et permet, ainsi, la coexistence pacifique d’individus et de groupes aux fins divergentes. Ce type de gouvernement prôné par les libéraux, aux fonctions et fins réduites, ouvre, par ailleurs, la possibilité d’une cohabitation apaisée d’utopies variées, le « canevas d’utopie » cher au philosophe Robert Nozick (1938 – 2002).

 

Sources :

Strauss, Leo. Droit naturel et histoire, 1953
Strauss, Leo. Les trois vagues de la modernité, 1975
Strauss, Leo et Cropsey, Joseph. Histoire de la philosophie politique, 1963
Oakeshott, MichaelL’association civile selon Hobbes, 1975
Oakeshott, MichaelMorale et politique dans l’Europe moderne, 1993
Locke, John. Traité du gouvernement civil, 1690