Par Michel Villette.
Dans la littérature sur la gouvernance d’entreprise, deux principes s’opposent : celui énoncé par l’économiste Milton Friedman en 1970, dans un célèbre article intitulé The social responsability of business is to increase its profits (« La responsabilité sociale des entreprises est d’accroître leurs profits »), à celui proposé près de 40 ans plus tard par les universitaires Edward Freeman, Kristen Martin, et Bidhan Parmar dans leur article Stakeholder capitalism (« Le capitalisme des parties prenantes »).
D’un côté, Milton Friedman, qui a été brillamment traduit en français par Alain Anquetil, affirme que la poursuite des intérêts égoïstes des actionnaires sera finalement la meilleure contribution possible à la prospérité générale de la nation. De l’autre, le philosophe américain Freeman et ses co-auteurs affirment que le capitalisme ne peut survivre et se légitimer qu’en prenant en compte et en conciliant les intérêts de tous ceux qui sont impactés par l’activité des entreprises. En un mot, pour le bien de l’humanité, les entreprises devraient toutes devenir « socialement responsables ».
Ces doctrines peuvent paraître inconciliables.
À lire ce qui s’écrit en France en 2022 et tout particulièrement depuis la publication de la loi Pacte en 2019, on peut avoir l’impression que cette opposition radicale subsiste. En France, les partisans d’un État interventionniste auquel on demande de « réguler » des marchés semblent en outre plus nombreux que les tenants de la ligne de Friedman. Dans ce contexte, on demande aux entreprises de s’autocontrôler et de s’autoréguler.
Le débat gagnerait aujourd’hui à se rééquilibrer car d’un point de vue analytique les travaux de Friedman rendent en effet toujours compte de nombreuses pratiques qui persistent dans les entreprises.
L’observation attentive de la conduite des dirigeants, qui fait l’objet de nos recherches ethnographiques, et de la manière dont les décisions se prennent montre même que, partant de prémisses opposées, les partisans de l’une ou l’autre de ces doctrines parviennent, in fine, s’ils sont placés devant les mêmes choix et dans les mêmes circonstances, à des résultats semblables.
Autrement dit, deux doctrines qui paraissent incompatibles et suscitent des mouvements idéologiques d’adhésion pour l’une et de rejet violent pour l’autre peuvent aboutir en pratique et une fois la complexité du réel prise en compte à des résultats quasi identiques. Les chercheurs disent que dans ce cas il y a « équifinalité ».
L’explication réside dans le fait que les doctrines qui définissent des grands principes de gouvernance sont inévitablement des formes stylisées de la réalité du gouvernement privé des entreprises. Elles énoncent des normes, disent comment les choses devraient se passer, définissent des intentions mais négligent évidemment les détails de la mise en pratique.
Concessions
Considérons d’abord le cas d’un dirigeant conforme à l’idéal de Milton Friedman : il serait à la tête d’une industrie polluante, dangereuse, exploitant une main-d’œuvre étrangère dans des conditions difficiles pour approvisionner les riches habitants d’un pays riche. S’il veut continuer à verser de gros dividendes à ses actionnaires et voir ses actions prendre de la valeur, ne sera-t-il pas le premier à vouloir se concilier les bonnes grâces des gouvernements des États-nations dont dépend la bonne marche de ses affaires ?
Ne sera-t-il pas aussi le premier à annoncer des mesures environnementales dès que des études marketing lui indiqueront qu’il s’agit là d’un thème auquel les clients sont devenus sensibles ? Aussi cynique soit-il – et il ne l’est pas forcément – aussi soucieux de servir en priorité ses actionnaires, s’il est intelligent et bien informé il se glissera dans les politiques sociales et environnementales du moment. En effet, c’est pour lui la meilleure solution pour rétribuer au mieux et sécuriser le capital.
On peut même montrer que c’est précisément parce que l’industrie qu’il dirige est polluante, risquée et avec de fortes externalités négatives qu’il fait de gros investissements dans le socialement et écologiquement responsable. Ce faisant, il protège l’intérêt bien compris des actionnaires.
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Dans un tel cas, tout dépend de la pression exercée de l’extérieur par les puissances publiques et la société civile. Si celles-ci ont des exigences morales, notre dirigeant cynique, intelligent et rusé en tiendra compte. Si ce n’est pas le cas (par exemple si les responsables politiques sont corrompus et indifférents à l’intérêt général), il corrompra au lieu de contribuer au bien commun car il a de toute façon besoin d’une solide alliance avec les dirigeants des États-nations pour développer son business. Il doit leur faire des concessions.
Tant que l’entreprise est profitable…
Considérons maintenant le cas opposé d’un dirigeant se comportant selon les vœux de Edward Freeman mais qui dirige par chance une entreprise peu polluante, employant une main-d’œuvre peu nombreuse, hautement qualifiée et très bien payée dans un pays riche. Il peut parfaitement se faire passer pour le plus écolo et le plus socialement responsable des dirigeants d’entreprise. Cela ne lui coûte pas très cher.
À la différence de son collègue pollueur, il peut annoncer un excellent bilan carbone et un excellent bilan social. Moyennant quelques efforts supplémentaires il peut annoncer chaque année quelques menus progrès en la matière, par exemple en remplaçant un emballage plastique par un emballage en carton, en posant des panneaux solaires sur le toit de ses entrepôts ou en augmentant le nombre de femmes dans son comité de direction. Tant que son entreprise est profitable, il peut aussi s’adonner au plaisir du mécénat et distribuer des fonds pour lutter contre la pauvreté ou soutenir les activités culturelles et sportives.
Cependant, il ne peut pas aller trop loin dans cette voie. Si la rentabilité de son entreprise vient à baisser, si le chiffre d’affaires stagne, si le cours de bourse commence à s’effondrer, notre dirigeant malmené par les marchés financiers et critiqué par des investisseurs influents concentrera immédiatement sa stratégie sur la maximisation du rendement du capital et réduira discrètement ses dépenses en matière de responsabilité sociétale et environnementale (RSE).
Alors que l’année précédente le rapport annuel insistait sur la dimension sociale, écologique et vertueuse de l’entreprise, le nouveau discours de politique générale insistera sur la rentabilité des capitaux investis. Ce dirigeant sera simplement réaliste. Il se souviendra que pour pouvoir donner à toutes les « parties prenantes » ce qu’elles demandent, l’entreprise doit être profitable.
Nouveau « paternalisme »
Même dans les phases les plus dures du capitalisme au XIXe siècle un industriel qui construisait une usine au milieu de nulle part et qui avait besoin d’une main-d’œuvre fidèle et de qualité devait inévitablement se mettre à faire du social et s’attaquer à des problèmes de logement, d’éducation et de santé.
On a appelé cela le « paternalisme ». Or, à y regarder de près, ce n’était pas toujours parce que le patron était inspiré par une doctrine religieuse ou par une utopie socialiste qu’il se mettait à prendre en compte le sort des ouvriers. C’était tout simplement indispensable pour assurer la réussite du projet industriel. Il fallait faire de la nécessité une vertu.
Une entreprise qui importe et installe des panneaux solaires dans les régions françaises n’aura évidemment aucun mal à se définir comme « écologiquement responsable » puisqu’elle est en pleine croissance précisément en raison du boum écologique et de l’explosion du prix de l’énergie.
En revanche, la tâche sera plus difficile pour le concessionnaire qui vend et entretient des camping-cars. Ces lourds véhicules de loisir qui marchent au diesel sont évidemment le type même de l’objet technique très polluant né de la société de consommation des années 1970.
Qu’importe ! Le dirigeant de cette entreprise pourra tout de même se présenter comme extrêmement vertueux sur le plan écologique puisque ses engins permettent aux habitants des villes un retour à la nature. S’il annonce de surcroît qu’il va poser des panneaux solaires sur le toit de ses hangars, il peut tout à la fois empocher une subvention, réduire ses coûts d’énergie et entrer dans la catégorie enviée des entreprises socialement responsables.
Entre la doctrine de Freeman et celle de Friedman, il n’y a qu’une différence d’intention et de justification. Un cynique Friedmanien, s’il dirige une industrie très polluante a toute chance de faire plus pour lutter contre le dérèglement climatique qu’un missionnaire Fremanien dont les activités sont peu polluantes. Un cynique Friedmanien qui gagne beaucoup d’argent et emploie peu de main-d’œuvre à toute chance de payer beaucoup mieux son personnel qu’un missionnaire Freemanien dont l’entreprise ne fait que des pertes.
Michel Villette, Professeur de Sociologie, Chercheur au Centre Maurice Halbwachs ENS/EHESS/CNRS , professeur de sociologie, AgroParisTech – Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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