Par Johan Rivalland.
La liberté et l’égalité sont deux concepts dont on sait à quel point ils sont difficiles à définir et, au-delà, simplement même à appréhender. Les désaccords de fond sont importants. Il s’agit de deux notions très débattues depuis de très nombreux siècles donnant lieu à de très vives oppositions, d’où l’intérêt de s’intéresser à ce que pouvait en dire l’un des grands philosophes français du XXe siècle, Raymond Aron.
« Des » libertés
La toute première précision d’importance amenée par le philosophe lors de ce cours dispensé au Collège de France en 1978 est qu’il préfère parler de « libertés », et non de « liberté ». Tout au moins si nous raisonnons en état de société, non plus en état de nature comme le faisaient les philosophes aux XVIIe et XVIIIe siècles (dont il rappelle quelques-uns des fondements, la liberté politique étant associée par exemple chez Montesquieu à la sûreté mais aussi à la propriété).
Nous jouissons tous en effet de certaines libertés, pas de toutes les libertés. La célèbre formule de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 qui commence par « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui… » suscite certes spontanément l’adhésion, mais quelle en est sa portée pratique ? Quelques exemples simples lui suffisent à en montrer les limites.
« Par conséquent, en fait, il me paraît toujours difficile de définir de manière précise ou significative le contenu de la liberté ou des libertés. Selon les sociétés certaines libertés sont considérées comme légitimes et nécessaires et d’autres sont inconnues. Certaines des libertés dont nous jouissons et qui pour nous sont fondamentales ont été considérées comme indifférentes ou étaient inconnues dans d’autres sociétés. Donc, sans prétendre faire une théorie générale des libertés pour toutes les sociétés, j’essaierai ici maintenant de préciser quel est le contenu de nos libertés, dans nos pays démocratiques, prospères et libéraux… qui sont tout cela ou qui voudraient l’être. »
Les libertés dans les démocraties libérales
Ce sont celles qui sont reconnues et garanties par les pouvoirs publics, ceux-ci étant chargés d’interdire à ceux qui voudraient nous empêcher de les exercer de le faire. Raymond Aron en distingue quatre catégories (qui se différencient de l’approche alors traditionnelle entre des libertés qualifiées de réelles et des libertés qualifiées de formelles) :
Les libertés personnelles
- la protection des individus, y compris contre les abus de la police et de la justice,
- la liberté de circulation,
- les libertés économiques (choix de l’emploi, choix du consommateur, liberté d’entreprise),
- liberté religieuse, d’opinion, d’expression, de communication.
Il ne nie évidemment pas le caractère imparfait de ces libertés, dont il montre à la fois les fondements, l’intérêt et les limites. Cependant, il insiste bien sur le fait que non seulement elles ne vont pas de soi, mais elles n’ont pas toujours été reconnues ni ne le sont dans d’autres pays. Par exemple, la liberté de critiquer l’État est possible dès lors que l’on se trouve bien dans un État démocratique, non partisan, c’est-à-dire non perverti par la religion ou l’idéologie.
Les libertés politiques
Quoi qu’on puisse en penser, là encore, la possibilité de voter, de protester et de se rassembler sont tolérablement assurées, ce qui n’est pas non plus le cas en tout temps ou en tout lieu. Autrement dit, même si par exemple la possibilité de voter est davantage symbolique que véritablement réelle du point de vue d’un individu (si on reprend la distinction traditionnelle évoquée plus haut), elle n’en constitue pas moins une forme de rempart potentiel contre le despotisme.
Les libertés sociales
Ce sont les libertés d’être soigné, de s’instruire, se syndiquer, former des comités d’entreprise. Il ajoute que le sentiment de liberté pourrait aussi être considéré. Ceci dans la mesure où par exemple beaucoup d’individus ne se sentent pas libres dans un régime qu’ils détestent et dans lequel ils se jugent opprimés et qu’ils estiment injuste. Mais ce sentiment est moins systématique que ne peuvent être les catégories de libertés précédentes. Il dépend généralement des circonstances matérielles et de la représentation de la société des individus concernés. Ce qui a à voir avec l’idéologie de chacun.
Enjeux philosophiques
C’est parce qu’il refuse l’établissement d’une hiérarchie entre ces libertés que Raymond Aron préfère parler de libertés que de la Liberté. Ainsi, cette hiérarchisation s’opérait avec le développement du socialisme, au profit notamment des libertés sociales. Et les théories qui en résultaient, à l’image par exemple de la dictature du prolétariat de Karl Marx, dont les dérives soviétiques et la nomenklatura opéraient une remise en cause d’autre formes de libertés, en particulier personnelles, à l’encontre de ce que souhaitait Marx lui-même. À tel point qu’une plaisanterie connue dans le monde soviétique était :
« La différence entre le capitalisme et le socialisme ? Dans un cas c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, dans l’autre, c’est l’inverse. »
En somme, « les sociétés dans lesquelles nous vivons ne garantissent pas toute la liberté souhaitable, mais évitent les formes extrêmes de privation de libertés que nous avons connues à travers ce siècle ».
De plus, en conformité avec les principes libéraux, la garantie de la légalité du pouvoir peut conduire le pouvoir judiciaire à écarter un membre du pouvoir exécutif, comme dans le cas de Richard Nixon aux États-Unis, même si Raymond Aron se dit bien conscient que cette légalité n’est pas toujours maintenue dans nos régimes.
La confusion entre liberté et égalité
Malgré cette relative reconnaissance des libertés, le débat n’en reste pas moins ouvert :
« Plus nous sommes amenés à définir la liberté par la capacité ou le pouvoir de faire, plus l’inégalité nous paraît inacceptable. Ou encore, dans la mesure où l’on tend à confondre de plus en plus liberté et égalité, toute forme d’inégalité devient une violation de la liberté. »
Ainsi, beaucoup considèrent que ceux qui ont davantage de moyens ou sont en haut de la hiérarchie sociale sont plus libres que les autres. Ce qui s’écarte du sens strict et rigoureux de la liberté, fondée sur l’égalité des droits.
De même, nous dit-il au moment où il prononce ce discours, le libéralisme et la société existante semblent rejetés radicalement par une partie de la jeune génération et des jeunes philosophes de l’époque qui rejettent le pouvoir sous toutes ses formes, se réclamant de l’autogestion ou de l’anarchie, ou encore de communautés fraternelles et pacifiques, à l’image des hippies refusant la compétition ou la solitude.
Il écrit ensuite qu’il existe une tradition philosophique selon laquelle la liberté authentique est la maîtrise de la raison ou de la volonté sur les passions. En ce sens, la liberté politique aurait pour objectif de créer des hommes libres, ce qui ne pourrait se concevoir qu’en acceptant les lois de la société. Le civisme est une partie de la moralité et donc de la formation d’hommes libres.
Or, selon lui, les démocraties libérales connaissent une crise morale, la société hédoniste de recherche des désirs ayant remplacé l’idéal de recherche des vertus et le sens des devoirs. Pour autant, Raymond Aron dit qu’il n’oublie pas que ces discussions sont étroitement occidentales, celles de sociétés privilégiées et que quelles que soient leurs imperfections et les critiques que l’on peut émettre à leur endroit, l’existence d’un débat permanent et d’un conflit pacifique demeurent une exception heureuse au regard de l’histoire.
— Raymond Aron, Liberté et égalité – Cours au Collège de France, éditions de l’EHESS, octobre 2013, 61 pages.
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