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03 février, 2022

Ce que la loi de Say nous apprend sur la monnaie

 Par Marius-Joseph Marchetti

La loi de Say vaut-elle seulement en situation d’économie de troc ? Ou vaut-elle-même en faisant fi de tout phénomène monétaire ? Pour répondre à ces questions, commençons par citer Jean-Baptiste Say lui-même :

Quand l’argent vient à manquer à la masse des affaires, on y supplée aisément,[…]. La marchandise intermédiaire, qui facilite tous les échanges (la monnaie), se remplace aisément dans ce cas-là par des moyens connus des négociants, et bientôt la monnaie afflue, par la raison que la monnaie est une marchandise, et que toute espèce de marchandise se rend aux lieux où l’on en a besoin.

Cette citation est intéressante, car elle valide plutôt que contredit sur ce qui a été dit dans mon précédent article sur la loi de Say et la Loi de Walras.

Say part du postulat que si l’argent vient à manquer, une offre correspondante viendra y répondre : en somme, que l’offre de monnaie est endogène et répond à la demande monétaire fluctuante. Le public ne détient ni plus, ni moins que la quantité de monnaie qu’il souhaite.

On peut également se laisser à penser que la dichotomie entre la sphère réelle et la sphère monétaire chez les classiques est précisément la manifestation d’une mécompréhension contemporaine, les économistes modernes ayant oublié que les économistes monétaires classiques défendaient un système à monnaies convertibles, garantissant l’équilibre monétaire, et garantissant de surcroît que la monnaie n’avait pas d’influence sur les marchés des biens réels.

 

C’est un point qui a été soulevé par plusieurs auteurs de la banque libre, et notamment par David Glasner, connu notamment pour ses livres Free Banking and Monetary Reform (1989) et Studies in the history of Monetary Theory : Clarifications and Controversies (2021).

Pour Glasner, Say, à l’instar d’Adam SmithDavid Ricardo, Henry Thornton, ou John Fullarton, fait partie des théoriciens de la théorie classique de la monnaie, considérant un système monétaire et bancaire libre avec des monnaies convertibles ; la théorie opposée est la théorie pré-classique, la théorie quantitative, qui prend sa source chez David Hume et l’École de la Circulation, et pour qui la convertibilité de la monnaie ne suffit pas à garantir la stabilité bancaire et monétaire et à empêcher les risques de surémissions par les banques.

Je ne connais guère d’autre méthode pour faire descendre l’argent au-dessous de son niveau que ces institutions de banques, de fonds et de crédit papier qui sont si souvent pratiquées dans ce royaume. Elles rendent le papier équivalent à l’argent, le font circuler dans tout l’État, le font remplacer l’or et l’argent, augmentent proportionnellement le prix du travail et des marchandises, et par ce moyen, ou bien elles font disparaître une grande partie de ces métaux précieux, ou bien elles empêchent leur augmentation ultérieure. David Hume, On Balance of Trade

Un papier-monnaie qui consiste en billets de banque émis par des personnes du crédit le plus solide, payables à la première demande et sans condition quelconque, et payés effectivement toujours comptant à l’instant de la présentation, est à tous égards d’une valeur égale à la monnaie d’or et d’argent, puisqu’à tout moment on peut en faire de la monnaie d’or et d’argent. Tout ce qui se vend ou s’achète avec ce papier doit nécessairement se vendre et s’acheter à aussi bon marché qu’avec de l’or et de l’argent. Adam Smith, La Richesse des Nations, page 411

Une des raisons pour interpréter la théorie monétaire de Smith comme une théorie d’une monnaie convertible compétitive est que, comme cela a été soulevé par David Glasner, cela résout un mystère apparent dans l’histoire de la pensée économique : le fait que dans La richesse des nations Adam Smith n’ait pas tenu compte du mécanisme huméen du price specie flow mechanism (ou mécanisme flux-prix de numéraire), bien qu’il ait reproduit l’analyse de Hume dans ses conférences de Glasgow.

L’explication la plus simple est que Smith a rejeté le PSFM, parce qu’il appliquait de manière incorrecte la théorie quantitative pour déterminer le niveau des prix d’un pays doté d’une monnaie métallique. Pour Smith, le niveau national des prix dépend de la valeur internationale du métal utilisé comme monnaie, et non de la quantité de monnaie dans le pays. Cela est en effet en accord avec une théorie stipulant une concurrence entre monnaies convertibles.

 

Pour revenir à Jean-Baptiste Say, il est clair que celui-ci adhérait à la théorie monétaire classique, et cette conscience de l’adhésion de Say à la théorie monétaire classique permet de comprendre pourquoi certains économistes, comme Patinkin, soutiennent que la loi de Say n’est valable que dans une économie de troc. Ces économistes insistent pour limiter la loi de Say à une économie de troc car si le public veut augmenter ses encaisses monétaires, il semble évident qu’il ne pourrait le faire qu’en réduisant ses dépenses.

Si les gens devaient réduire leurs dépenses pour augmenter leurs avoirs monétaires, alors il y aurait un excès d’offre de tous les biens réels sur le marché jusqu’à ce que les prix baissent suffisamment pour augmenter la valeur des avoirs monétaires du public au niveau souhaité.

Ainsi, dans le sens strict, la loi de Say qui consiste à nier toute possibilité d’une surabondance générale de tous les biens réels sur le marché, semble invalide. Ou, en l’absence d’une théorie de l’offre concurrentielle de monnaie, comme semblent le penser la plupart des économistes modernes.

 

La critique de Keynes de la loi de Say repose sur l’idée que la quantité de monnaie est fixée de manière exogène, de sorte que les individus ne peuvent augmenter ou diminuer leurs avoirs en monnaie qu’en dépensant moins ou plus que leurs revenus.

Cependant, comme indiqué ci-dessus, s’il existe un mécanisme de marché qui traduit une demande accrue d’encaisses en une quantité accrue d’encaisses, de sorte que le public n’a pas besoin de réduire ses dépenses pour financer des ajouts à ses encaisses, la critique n’invalide pas la loi de Say. Un système monétaire concurrentiel basé sur la convertibilité en or ou en un autre actif réel possède précisément cette propriété.

En particulier, avec une monnaie fournie par le secteur privé, la monnaie est créée lorsque la banque accepte un actif monétaire fourni par un client en échange de l’émission de son passif (un billet de banque ou un dépôt) acceptable comme moyen d’échange.

Plutôt que (n+1) marchés, il y a (n+2) marchés, n marchés réels et 2 marchés monétaires, de sorte qu’une demande excédentaire de monnaie correspond à une offre excédentaire d’actifs adossés à la monnaie et pas nécessairement à une offre excédentaire de biens réels.

Soit la quantité de monnaie en circulation est une donnée – et la théorie de Keynes peut être vraie – soit la quantité de monnaie est fixée par l’importance des encaisses que les utilisateurs de monnaie souhaitent détenir, et l’explication keynésienne de l’équilibre de sous-emploi permanent tombe en morceaux. J. Rueff, The Fallacies of Lord Keynes General Theory

Dans le monde de la théorie monétaire classique, c’est le système bancaire, et non l’économie réelle, qui s’ajuste à une divergence entre les avoirs monétaires réels et demandés du public.

Ainsi, il n’y a pas de surabondance de biens réels sans pénurie compensatoire d’autres biens réels. D’ailleurs, Jean-Baptiste Say déclare :

On ne peut pas dire que les ventes sont maussades parce que l’argent est rare, mais parce que les autres produits le sont. Il y a toujours assez d’argent pour assurer la circulation et l’échange mutuel d’autres valeurs, lorsque ces valeurs existent réellement. Si l’augmentation du trafic nécessite plus d’argent pour le faciliter, le besoin est facilement comblé et c’est un signe fort de prospérité […]Dans ce cas, les marchands savent assez trouver des substituts au produit qui sert de moyen d’échange ou d’argent [par des lettres de change à vue, ou à après-date, des billets de banque, des crédits courants, des radiations, etc. comme à Londres et à Amsterdam] : et l’argent lui-même ne tarde pas à affluer par cette raison, que tout produit gravite naturellement vers le lieu où il est le plus demandé.1

Ailleurs, Jean-Baptiste Say déclare plus explicitement :

L’établissement de plusieurs banques, pour l’émission des billets convertibles, est plus avantageux que le placement d’une seule banque avec le privilège exclusif ; car la concurrence oblige chacune d’elles à courtiser la faveur du public par une rivalité d’accommodation et de sécurité. Say, J. B. (1880). A treatise on political economy (4th ed.). J. Grigg.  (1880, 271) 2

À l’inverse, John Fullarton a pris le problème de la Loi de Say à l’envers.

Plutôt que de dire que le public souhaite plus d’encaisses monétaires risque d’occasionner une réduction des dépenses jusqu’à diminution des prix des biens réels, se peut-il que les banques émettent plus de billets que ce que souhaite le public ? 3

Dans le système des théoriciens de la théorie monétaire classique, d’un système de monnaie convertible avec des fournisseurs en concurrence, il y a peu de risque qu’on se trouve avec une monnaie en excédent par rapport à ce qui est demandé. C’est ce que John Fullarton appelle le loi du reflux (the Reflux Law) :

Plus décidément encore, les émissions conventionnelles des gouvernements ont toutes les caractéristiques d’une monnaie forcée. . . . [Même après que les billets se soient dépréciés, la loi oblige le créancier privé à les accepter en règlement de sa créance ; et le gouvernement n’ayant pas de meilleure monnaie à offrir, la seule alternative qui reste à ses créanciers et à ses dépendants est de prendre cette monnaie ou rien.

Les billets de banque, par contre, ne sont jamais émis que sur demande des parties bénéficiaires. Les nouvelles pièces d’or et les nouveaux billets conventionnels sont introduits sur le marché en devenant le moyen de paiement. Les billets de banque, au contraire, ne sont jamais émis qu’à titre de prêt, et une quantité égale de billets doit être rendue chaque fois que le prêt arrive à échéance. Les billets de banque ne peuvent donc jamais engorger le marché par leur redondance, ni fournir un motif pour payer à quelqu’un une valeur réduite afin de s’en débarrasser.

La quantité de monnaie qu’une banque crée, dans un système monétaire libre, est régie par les mêmes incitations économiques que celles qui régissent la quantité de production d’une entreprise.

En payant des intérêts compétitifs sur les dépôts, chaque banque atteint un point d’équilibre où elle n’est plus incitée, dans des conditions de coût et de demande données, à se développer.

La loi de reflux est en réalité la description d’un processus économique qui régit la quantité de monnaie créée par une banque et que les incitations économiques peuvent amener une banque à restreindre ou à accroître sa création de monnaie.

Et, dans le cas où les banques émettraient trop d’engagements, si elles émettent trop de monnaie, elles risquent de voir leurs réserves drainées par les “compensations adverses” (adverse clearings) des banques rivales plus conservatrices et ayant limitées leur crédit à la stricte demande de leurs clients. Ce mécanisme a notamment été décrit par George Selgin dans La Théorie de La Banque Libre.

Voilà, je pense, qui permet de comprendre pourquoi Jean-Baptiste Say faisait fi de toute considération monétaire dans la validité de sa fameuse loi des débouchés. Dans le système de Jean-Baptiste Say et des auteurs de la théorie monétaire classique, il existe un mécanisme de marché qui permet de répondre aux demandes fluctuantes de monnaie, et permettant ainsi aux marchés des biens réels de ne pas subir des influences monétaires (et expliquant dans le même temps la fameuse dichotomie sphère réelle/sphère monétaire des auteurs classiques) : la monnaie n’est plus qu’un voile sur les échanges, car son influence se gère sur ses propres marchés.

Pour plus de détails, je ne peux qu’inviter les lecteurs anglophones à s’intéresser aux différents travaux de David Glasner, qui sont une véritable mine d’informations sur la pensée économique des théoriciens de la monnaie.

 

  1. N’ayant réussi à retrouver cette citation dans son Traité, je me suis malheureusement contenté de traduire le passage cité par David Glasner (2021) 
  2. De nouveau traduit de l’anglais 
  3. La relation entre la loi de Say et la loi du Reflux n’a jamais été reconnue dans la littérature avant que David Glasner n’associe les deux. Le seul exemple notable qui s’y rapproche est Frank Fetter, bien que celui-ci parle de la doctrine des effets réels (Real-Bills doctrine) plutôt que de la loi du Reflux : « Dans le cadre de l’inconvertibilité (de la monnaie), l’idée maîtresse de la doctrine des effets réels était que si les banques ne prêtaient que sur de bons actifs à court terme, il n’y avait aucun danger d’inflation. Dans la mise en place de l’étalon-or, il y avait des traces subliminales de l’idée que si les banques continuaient à prêter sur de bons actifs, le total des moyens de paiement augmenterait avec le volume des affaires, et que par conséquent, même si l’offre d’or n’augmentait pas aussi rapidement que la production, il n’y avait pas de danger de baisse des prix due à une offre monétaire inadéquate.” 

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