Rémy Prud’homme, professeur des universités (émérite)
L’Union Européenne a pour objectif la fin du véhicule thermique en 2035. On ne sait pas bien si cet objectif vise le flux (100% des véhicules vendus seront électriques) ou le stock (100% des véhicules qui roulent en Europe seront électriques. Les idéologues ne s’intéressent pas à ces détails de comptables. Ils s’intéressent encore moins aux coûts et aux implications des objectifs qu’ils veulent imposer. Cette modeste note cherche à le faire à leur place, en distinguant, pour les véhicules thermiques, élimination du stock et élimination du flux.
Les données et les hypothèses de base sont les suivantes. Le parc compte actuellement 37 millions de voitures particulières ; ce chiffre a peu varié au cours des années récentes ; on fait l’hypothèse qu’il restera constant dans les 13 années qui viennent. Le nombre des immatriculations de véhicules neufs, qui est de 2 millions, a également peu varié, et on suppose qu’il restera constant. Les véhicules roulent en moyenne 10 000 km par an, soit 370 milliards de v*k (véhicules km) et on postule que ce chiffre restera constant dans le moyen terme et selon le type de véhicule. Un véhicule thermique consomme 7 litres de carburant aux 100 km, soit 700 litres par an ; et un véhicule électrique 20 kWh aux 100 km, soit 2000 kWh par an.
Scénario des ventes 100% électriques en 2035
Considérons d’abord les implications de l’interdiction de la vente de véhicules thermiques à partir de 2035. Les ventes de véhicules électriques, 160 000 en 2021, atteindront 2 millions en 2035. Sur la période 2022-2035 le total des ventes de véhicules électriques sera d’environ 16 millions, nettement plus important que le total des ventes de véhicules thermiques. Le parc de véhicules électriques au 1er janvier, en 2022 d’environ 300 000 unités atteindra plus de 14 millions d’unités en 2035.
Industrie – La construction automobile, c’est-à-dire la production de véhicules thermique, est un des (trop rares) points forts de l’industrie française. Elle sera très sérieusement affectée par ce scénario. La production de voitures thermiques disparaîtra totalement en 14 ans. Elle sera bien entendu partiellement remplacée par la production de véhicules électriques. Cependant, une partie importante du stock de machines et de connaissances, qui assurait la production de véhicules thermiques, et qui était très loin d’être amorti, sera rendu obsolète, inutile, dévalué, mis à la casse. On le voit avec le cas de la fonderie SAM (Société Aveyronnaise de Métallurgie) qui emploie 350 ouvriers très spécialisés et des machines très perfectionnées, qui ferme. Ni ces ouvriers ni ces machines ne serviront à produire des batteries pour véhicules électriques. Cette destruction de connaissances et de capital a un coût, difficile à estimer, mais considérable.
Électricité – La consommation d’électricité des véhicules électrique variera au même rythme que le parc : de 0,6 TWh (térawatt-heures) actuellement à 32 TWh en 2035. Une augmentation de la demande d’électricité de 0,6 TWh ne pèse pas bien lourd par rapport à la demande d’électricité actuelle, 400 TWh, stable depuis vingt ans. Mais une augmentation de 32 TWh, qui représente 8% de cette demande actuelle, est plus significative. Elle correspond à 80% de la production d’électricité éolienne actuelle.
Finances publiques – L’impact de l’électrification sur les finances publiques est double. D’un côté, ce changement implique une augmentation des dépenses publiques, du fait des subventions dont bénéficient les véhicules électriques. D’un autre, il implique une diminution des recettes publiques, en ce qu’il signifie la disparition des lourdes taxes qui frappent les carburants thermiques. Ces deux impacts sont faciles à évaluer.
Les véhicules électriques bénéficient actuellement à l’achat de trois subventions principales: le bonus écologique (6000 €), la prime à la conversion (jusqu’à 5000 €), et des aides des régions et/ou départements (jusqu’à 5000 €). Ces aides sont cumulables, et peuvent donc s’élever jusqu’à 16000 € par véhicule. Il n’y a aucune raison de penser que ces aides vont cesser dans les années à venir. Admettons que la subvention moyenne s’élève à 12000 €. Elle bénéficiera à toutes les ventes annuelles. Son montant sera de 3,6 milliards en 2022 (300 000 véhicules aidés à hauteur de 12000€ chacun), et augmentera régulièrement pour atteindre 24 milliards en 2035 (2000 véhicules aidés à hauteur de 12000 € chacun). Le total de ces subventions pour la période 2022-2035 est égal à 168 milliards d’euros, soit en moyenne 12 milliards par an. Il faut bien voir que ces subventions sont indispensables au succès de la politique engagée.
Les 37 millions de véhicules thermiques, ou plus exactement le carburant qu’ils consomment, sont actuellement taxés à environ 38 milliards par an (c’est le chiffre pour 2018 et 2019 ; il a été inférieur en 2020). Il s’agit là de taxes spécifiques, qui frappent les carburants en sus des taxes ordinaires (comme la TVA) qui frappent l’ensemble des biens et services. En fait, l’essence, et maintenant le diesel, sont les biens les plus imposés en France après le tabac. Le passage à l’électrique entraîne évidemment le renoncement à cette manne fiscale. Le coût annuel de ce renoncement varie avec l’importance du parc de véhicules électriques. Pour le parc actuel (0,3 millions de véhicules électriques, il est faible : 0,3 milliard d’euros. En 2035, il est supérieur à 14 milliards. Pour la période 2022-2035, il est de 101 milliards, soit d’un peu plus de 7 milliards par an en moyenne.
Au total, l’électrification totale des ventes en 2035 imposée par l’Union européenne a pour les finances publiques françaises un coût d’environ 19 milliards d’euros par an. C’est un montant élevé. On peut le comparer aux dépenses engagées annuellement pour la Justice (y compris les prisons) qui atteignent à peine 9 milliards.
Scénario du parc 100% électriques en 2035
Dans l’esprit de beaucoup d’écologistes, et sans doute aussi de fonctionnaires de la Commission Européenne, le « 100% électrique en 2035 » se rapporte au stock de véhicules, c’est-à-dire à l’élimination totale des véhicules thermiques de nos routes. De plus en plus de municipalités visent d’ailleurs cette situation pour les territoires qu’elles contrôlent. Le coût pour le système électrique et pour les finances publiques de ce scénario serait évidemment bien plus élevé que le coût du scénario précédent.
Industrie – Ce scénario est un défi commercial et industriel difficile ou impossible à relever. Comme le précédent, il implique la disparition de l’industrie de production de véhicules thermiques, et les coûts que ce gaspillage causera. Mais il implique deux coûts supplémentaires. Premièrement, le coût de la disparition accélérée du stock de véhicules thermiques. Dans le scénario précédent, les voitures thermiques éliminées étaient des voitures en fin de vie sans valeur, et on avait encore en 2035 quelques 22 millions de véhicules thermiques sur les routes. Dans ce deuxième scénario, ces 22 millions de véhicules, pour la plupart en bon état de marche, vont devoir être mis à la casse. Si leur valeur moyenne est de 6000 euros sur le marché actuel de l’occasion, leur élimination précoce a un coût de 132 milliards d’euros. Ce coût ne pourra pas être mis intégralement à la charge des automobilistes (au moyen d’interdictions assorties d’amendes), et il devra au moins en partie, nécessiter des subventions supplémentaires massives.
Deuxièmement, le scénario de l’élimination complète du thermique augmente le coût de la montée en charge de la production de véhicules électriques. Dans le scénario précédent, la production de véhicules électrique durant la période 2022-2035 était de 16 millions. Dans celui-ci, elle est de 37 millions. Cela représente, partant de presque zéro, un taux de croissance presque infini, qui ne peut pas ne pas être un facteur de coûts supplémentaires.
Électricité – Si tous les déplacements en voiture sont électriques en 2035, ils consommeront 74 milliards de kWh, soit 74 TWh (térawatt-heures). La consommation totale d’électricité de la France, stable depuis 20 ans, est actuellement d’environ 400 TWh. L’électrification du parc implique donc une augmentation d’un peu moins de 20% de la consommation actuelle, ou si l’on préfère presque le double de la production d’électricité éolienne actuelle.
Finances publiques – Comme on l’a vu dans le scénario précédent, l’impact de l’électrification sur les finances publiques est double. L’analyse est identique mais les chiffres sont différents. D’une part, les subventions à l’achat des véhicules électriques de 12 000 euros vont s’appliquer à 37 millions de véhicules (au lieu de 14), et donc s’élever à 444 milliards d’euros pour la période 2022-2035. Bien entendu, ce coût sera étalé sur 14 ans. Il sera donc en moyenne de 32 milliards par an. D’autre part, la disparition des véhicules thermiques sur les routes en 2035 entraînera alors la disparition de la totalité des taxes spécifiques actuellement prélevées sur les carburants, soit 38 milliards en 2035. Si la disparition des véhicules est linéaire dans le temps, la perte fiscale sur la période 2022-2035 sera de 266 milliards.
Au total, pour les finances publiques, l’électrification totale du parc imposée par l’Union Européenne a pour les finances publiques françaises en 2035 un coût d’environ 72 milliards d’euros. C’est un montant élevé. À peu près égal à celui du déficit de l’État en 2017 (qui s’est, il est vrai, envolé depuis cette date). On peut aussi dire qu’il est sept fois plus élevé que les dépenses engagées annuellement pour la Justice (y compris les prisons).
Le tableau 1 ci-dessous rassemble les principaux résultats chiffrés de cet exercice.
Tableau 1 – Coût pour les finances publiques et demande d’électricité supplémentaire du 100% des ventes électriques en 2035
Même si certaines des hypothèses utilisées sont sans doute discutables, nos chiffres sont probablement une sous-estimation. La raison en est qu’ils concernent seulement les véhicules particuliers. Les utilitaires légers et les camions seront sans doute également soumis à l’électrification obligatoire, ce qui augmentera sensiblement les coûts ici évoqués. Faire exploser le système électrique français, augmenter considérablement le déficit de l’État, et assommer l’industrie automobile française, ces conséquences faciles à évaluer, et qui l’ont été cent fois, semblent glisser sur le dos des eurocrates écologistes et des gouvernants français comme l’eau sur le dos d’un canard.
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