Par Gérald Autier
Force est de reconnaître que, dans l’imaginaire collectif, la finance jouit d’une mauvaise réputation. Dans Le Marchand de Venise de Shakespeare déjà, Shylock fait signer un contrat usurier au marchand Antonio : en cas de défaut de paiement, le contrat autorise le créancier à prélever une livre de chair sur son débiteur. Shylock est l’archétype du financier contemporain : avide, sans scrupule et inhumain.
La finance fait surtout figure de bouc émissaire idéal pour nombre d’hommes politiques de tous bords. Pour certains, c’est même l’ennemi public numéro un.
En 2011, dans son fameux discours du Bourget, le candidat François Hollande désignait sans ménagement le monde de la finance comme le principal responsable des fractures qui fragilisent la société française. Il dénonçait son excès de pouvoir, conféré par les sommes vertigineuses s’échangeant sur les marchés financiers qui gouvernent en lieu et place des hommes politiques. Selon lui, ce pouvoir asservit les dirigeants politiques et aliène les forces économiques de la nation. Et pire, il contrôlerait jusqu’à nos vies ! Sa seule finalité serait son enrichissement insatiable au détriment du bien-être de la population et de la cohésion sociale.
C’est peu dire que cette vision est partagée par une grande partie des élites françaises. Au-delà de la méfiance traditionnelle des Français envers le pouvoir corrupteur de l’argent, l’acte d’accusation du discours politico-médatique cherche à personnifier le monde de la finance pour mieux le condamner.
Dans les coulisses de l’économie mondiale, une certaine finance, une finance très discrète, presque secrète régenterait le monde. La finance ourdirait des complots dont le seul objectif serait la recherche inassouvie de profits, toujours plus faramineux, aux dépens et au mépris du bien commun, de la justice et de l’environnement. Cette finance internationale désigne tantôt les fonds d’investissement, les traders fous, la dette ou encore les marchés financiers. On évoque pêle-mêle : des escrocs comme Bernard Maddoff, des banques d’affaires comme Goldman Sachs ou des fonds souverains.
L’importance de la finance dans l’économie
Bien que le présumé coupable soit habituellement désigné par des expressions aux contours imprécis, dans l’imaginaire collectif, on parle de « la finance internationale » ou « le monde de la finance ».
Il est un fait qu’aujourd’hui la finance est omniprésente dans l’économie. Comment pourrait-il en être autrement lorsque la totalité des actifs financiers mondiaux, selon une étude de la Deutsche Bank, représentent 467 000 milliards de dollars1. Ce montant astronomique est à comparer avec le PIB de l’économie mondiale de 80 000 milliards. Les chiffres peuvent donner le tournis. Gardons toutefois à l’esprit qu’un PIB représente un flux et que le montant total des actifs, un stock. À titre de comparaison, les 30 000 euros de rémunération annuelle d’un salarié correspondent à un flux ; son patrimoine total, dont le montant résulte de l’accumulation des flux au cours du temps, peut atteindre un montant bien supérieur à cette somme et constitue son stock (ou sa richesse) personnel.
D’où provient cette masse d’épargne ? C’est l’ensemble de l’épargne des individus.
Un travailleur, dont la rémunération est de 30 000 euros par an et qui réussit à mettre de côté 10 000 euros sous une forme ou sous une autre, ajoute 10 000 euros à cette masse d’épargne. Libre à lui d’échanger ce revenu disponible sous forme monétaire contre un bien immobilier, des titres financiers ou encore des parts de fonds d’investissement.
Plus de la moitié des 467 000 milliards sont gérés directement par des investisseurs institutionnels (fonds d’investissement, compagnies d’assurance, banques) qui peuvent investir aussi bien dans l’immobilier que dans des obligations ou des parts de sociétés (cotées ou non). Les fonds d’investissement sont des entités juridiques dont l’objet est la mise en commun de capitaux par des individus disposant d’un surplus d’épargne, à savoir les investisseurs. La gestion d’un fonds d’investissement est confiée à un spécialiste du secteur, le gérant. On compte environ 110 000 fonds d’investissement. Le secteur de la finance est donc très atomisé et très concurrentiel.
Attaquer la finance : une vieille tradition
On reproche principalement à la finance de provoquer des crises financières chroniques qui déstabilisent les économies. On en voudrait pour preuve la crise des subprimes de 2008. N’est-ce pas là l’exemple parfait d’une crise imputable à la finance ?
L’appât du gain engendrerait régulièrement la déstabilisation de l’économie et des crises financières. « La finance folle ne doit pas nous gouverner » titrait le 21 mai 2008 le quotidien Le Monde exprimant ainsi le sentiment général d’une partie importante de la population française.
Clouer la finance au pilori n’est pas vraiment un subterfuge nouveau.
Les responsables politiques du XIXe siècle y ont amplement eu recours. On se rappelle aussi la diatribe que le Président du Conseil Édouard Herriot a prononcée en 1924, à l’époque du Cartel des Gauches, pour dénoncer l’existence d’un « mur d(e l)’argent »2 et critiquer l’opposition, voire l’hostilité, des milieux financiers à son action politique.
Léon Blum, lors du Congrès extraordinaire de la SFIO de décembre 1927, ne mentionnait-il pas la « superconcentration bancaire qui donne au capitalisme une forme nouvelle qui impose maintenant dictature même aux États »3 ?
Plus récemment, en 1971, dans son discours d’Epinay, François Mitterrand blâmait avec véhémence un ennemi qu’il nommait le « Monopole » : « l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase »4. L’expression fera florès et « l’argent qui corrompt » s’installera dans notre inconscient sociétal comme une évidence.
La charge de François Hollande reprenait cette vieille rengaine politique de gauche : l’ennemi, c’est la finance.
En outre, désigner un ennemi permet de s’exonérer. Le coupable désigné, celui qui accuse est considéré innocent. Le Cartel des Gauches s’attaquant à la finance se disculpait ainsi de sa politique économique désastreuse dont le résultat a conduit à une fuite de capitaux et in fine à d’inévitables dévaluations.
Cette image défavorable est largement répandue dans la population française.
En 2014, une étude menée dans dix pays européens auprès de jeunes âgés de 18 à 34 ans a révélé que 92,2 % d’entre eux pensaient que la finance dirige le monde5.
Une autre étude6, qu’il serait peut-être utile de mettre en perspective avec la précédente, nous apprend que les mécanismes élémentaires de la finance sont ignorés par une grande partie de la population française. Comment espérer une compréhension de phénomènes qui, il faut bien le dire, sont complexes, alors que 43 % des jeunes Français ne savent même pas calculer un taux d’intérêt simple ? Se pourrait-il que la méconnaissance de phénomènes économiques soit à l’origine du procès fait à la finance ?
Se pourrait-il que les déstabilisations chroniques de nos économies qui provoquent crises boursières, révoltes sociales, voire révolutions, soient le résultat de décisions d’ordre politique qui s’imposent à la finance ?
La crise de 1920-1921 : un cas d’école de retour à la prospérité sans réglementations
Lorsque l’on évoque la plus grande crise financière du XXe siècle, c’est généralement celle de 1929 qui vient en premier lieu à l’esprit. Il faut dire que ses effets et sa durée ont marqué les esprits et les porte-monnaie pendant de longues décennies. Les répercussions sur l’économie de la crise financière qui la précède, celle de 1920-1921, ont été pourtant bien plus fortes. Elles restent cependant très peu connues du grand public. Jugeons par les chiffres : durant les 18 mois qu’elle a duré, la production nationale américaine a diminué de 21 %, le PNB de 17 % et le taux de chômage est passé de 4 à plus de 12 % en quelques mois. La bourse de New York a perdu 47 % et les profits des entreprises ont plongé. À titre de comparaison, le pic de taux de chômage aux États-Unis durant la grande récession de 1929 a été de 10,6 %, il n’a été dépassé qu’en mai 2020, lors de la crise de la Covid-19 alors qu’une grande partie de l’activité économique américaine était à l’arrêt.
Cette récession prend fin très rapidement. Quelques mois plus tard, la crise appartient définitivement au passé à tel point que le Wall Street Journal nomme l’année 1922 « l’année de la renaissance de la prospérité » et qualifie cet épisode de « dépression qui s’est réglée en ne faisant rien ». Autant d’affirmations que vous ne lirez dans aucun quotidien dans les années qui ont suivi la crise financière de 1929 ou de 2008.
Quelles sont ces mesures économiques prises pour relancer l’économie après la crise de 1920-1921 qui n’ont pas été prises en 1929, ni en 2008 ?
Il n’y a en a pas.
Installée en 1921, l’Administration Harding décide tout simplement de ne rien faire, contrairement à ses successeurs qui appliqueront les recettes keynésiennes consistant à abaisser les taux directeurs ou imprimer de l’argent frais.
Pour comprendre les raisons de l’absence de récession économique prolongée, il convient de se pencher sur la fonction sociale de la finance dans les sociétés.
En schématisant, on peut la définir de la manière suivante.
Certains individus qui ne consomment pas immédiatement la totalité de leurs revenus disposent d’un surplus d’épargne. D’autres, à l’inverse, ont un déficit (ou un besoin) d’épargne. Ils souhaitent utiliser des ressources qu’ils n’ont pas encore épargnées. Ils estiment qu’une utilisation immédiate d’« épargne future » serait plus rémunératrice que l’utilisation ultérieure de l’accumulation de l’épargne correspondante. Ils sont donc prêts à emprunter contre le paiement d’un prix le surplus d’épargne à ceux qui en disposent.
Par exemple, si un entrepreneur développe une idée permettant de résoudre certaines des difficultés que connaît une population, il lui faudrait réunir des capitaux qu’il ne possède peut-être pas afin d’acquérir l’outil de production nécessaire. La solution pour acquérir cet outil passe par le recours à l’emprunt.
Comment rémunérer le prix de cette impatience ? C’est le taux d’intérêt qui remplit cette fonction. Les projets nécessitant des fonds prêtables étant par nature différents, tant par leur niveau de risque que par leur durée de réalisation, ils nécessitent un intermédiaire. Cet intermédiaire, c’est la finance. Son rôle est d’allouer les fonds disponibles de la meilleure façon possible. Les organismes financiers évaluent les projets et répartissent les capitaux des déposants qu’ils rémunèrent à un taux d’intérêt fixé sur une durée convenue.
Le taux d’intérêt est une sorte de thermomètre qui indique si les individus sont plutôt enclins à épargner, l’épargne devient alors abondante et donc bon marché – les taux d’intérêts baissent, ou si les agents économiques sont plutôt disposés à consommer leur épargne, celle-ci diminue et les ressources disponibles deviennent plus rares, les taux d’intérêts montent.
En pratique, et contrairement aux autres prix de biens et de services, le prix de l’impatience est déterminé arbitrairement par une institution étatique – la Banque Centrale. Or, en modifiant intempestivement les taux d’intérêts, sous couvert de nobles intentions d’indispensable stimulation de l’économie et autres plans de sauvetages, les autorités monétaires cassent le thermomètre. Le prix de l’impatience n’est plus un indicateur fiable pour les individus souhaitant se lancer dans des projets nécessitant de l’épargne complémentaire.
Imaginez un restaurateur7 installé dans une petite ville où un cirque vient en tournée pour quelques jours. Le cirque joue le rôle dans cet exemple, de stimulus des autorités. Le restaurateur voit soudainement une augmentation de sa clientèle. Clowns, trapézistes, cracheurs de feux viennent chaque jour déjeuner et dîner chez lui. Pour satisfaire cette nouvelle clientèle, il recrute à tour de bras, achète du matériel et construit même une annexe. Il ignore en effet que ces clients ne sont là que temporairement. Le jour vient où le cirque quitte la ville, le restaurateur se retrouve dans une situation intenable : une nouvelle dette contractée pour payer l’annexe, du personnel à licencier et des ressources gâchées : c’est la faillite assurée.
Le rôle des banques centrales
En cassant le thermomètre, comment peut-on s’attendre à ce que la finance remplisse son rôle d’allocation optimale des ressources entre les individus avec un surplus d’épargne et celles avec un déficit d’épargne ?
La crise financière de 2008 illustre parfaitement ce propos.
Entre 2001 et 2007, la FED a modifié 33 fois le taux d’intérêt directeur de l’économie, notamment à la baisse afin de se prémunir contre une possible récession à la suite de l’explosion de la bulle internet de 2001. Ce faisant, elle a faussé les signaux utilisés par les acteurs économiques pour prendre les décisions d’allocation optimale de leur épargne.
Les épargnants ont été incités à investir massivement dans l’immobilier, attirés par les taux artificiellement bas et les entreprises ont été encouragées à démarrer des projets d’investissements sur des calculs de rentabilité faussés.
La crise financière de 2008 n’est pas le résultat d’un cycle économique défaillant ou de la folie supposée de la finance mais d’une intervention massive des pouvoirs publics8 dans l’économie qui a créé de nombreuses illusions et en particulier sur le marché de l’immobilier.
L’industrie de la finance n’est pas exempte de reproches mais la déstabilisation de l’économie, et la survenance de crises à répétition n’est inhérente ni à la finance, ni au capitalisme, mais bien une question d’ordre monétaire dont la responsabilité est imputable aux autorités publiques.
À n’en pas douter, alors qu’il ne reste que quelques semaines avant l’élection présidentielle, la finance va revenir sur le devant de la scène avec une présentation partisane et caricaturale, pour être désignée comme bouc-émissaire.
Murray Rothbard, économiste américain reconnu pour ses qualités de vulgarisateur, avait bien compris les risques associés à laisser des sujets complexes dans les mains des politiques, il déclara à ce sujet :
Ce n’est pas un crime que d’être ignorant dans le domaine économique, qui après tout, est une science lugubre. En revanche, c’est particulièrement inacceptable d’exprimer une opinion bruyante sur ces sujets tout en restant dans l’ignorance.
Cette réflexion est tout aussi valable pour la finance.
- Pour donner une idée plus précise de l’épargne détenue par l’humanité, la majorité l’est sous forme immobilière résidentielle ou commerciale (entre 200 à 220 000 milliards de dollars). Viennent ensuite les entreprises qui ne sont pas cotées sur les marchés financiers pour environ 110 000 milliards ; les marchés financiers représentent environ 70 000 milliards ; les obligations publiques, c’est à dire les dettes des États, environ 60 000 milliards ; la valeur de tout l’or du monde s’élève « seulement » à 7 000 milliards. ↩
- E. Herriot. Discours à la fédération du parti Radical et Radical-socialiste du Rhône. Octobre 1926. ↩
- L. Blum. Congrès extraordinaire de la SFIO. Décembre 1927 ↩
- F.Mitterand. Discours d’Epinay, 1971 ↩
- Enquête sociologique publiée par le quotidien Le Monde du 26 février 2014. ↩
- Sondage « Éducation financière : connaissances et pratiques des Français », réalisé par l’Ifop pour le ministère de l’Économie et des Finances – Septembre 2016 ↩
- Nous empruntons cet exemple à l’économiste Peter Schiff – Crash Proof: « How to profit from the Economic Collapse » Wiley, 2nd 2011. ↩
- Ces illusions ont été entretenues par des politiques de logement non exemptes de clientélisme électoral. Ajoutons à cela que l’industrie financière se croyait protéger contre le risque de défaut grâce au too big too fail et le cocktail devient explosif et des entités sponsorisées par le gouvernement comme Fannie Mae et Freddie Mac qui ont permis aux banques de prêter encore plus d’argent. ↩
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