Par Samuel Gregg.
Si l’on veut être cohérent dans notre lutte contre la pauvreté, nos préoccupations ne peuvent pas être enracinées dans des récits émotionnels ou relativistes sur ce que sont les êtres humains. Elles doivent être fondées sur la reconnaissance de la liberté, de la rationalité et de la dignité de chaque personne.
En 2012, le financier George Soros et Fazle Hasan Abed, qui est à la tête de l’une des plus importantes ONG anti-pauvreté, remarquaient dans le Financial Times que malgré la Grande Récession, le nombre de ménages qui vivaient dans un état de pauvreté extrême avait chuté dans toutes les régions du monde pour la première fois depuis que l’on avait commencé à maintenir une base de données. On parle peu de ce sujet aujourd’hui — ainsi que de plusieurs autres concernant la baisse mesurable de la pauvreté et des inégalités économiques lorsque davantage de gens participent aux marchés mondiaux. Ces tendances ne conviennent pas au récit populiste qui parfois obscurcit la discussion sur le sujet.
Mais Soros et Abed ont ajouté que le processus de sortie de la pauvreté était fragilisé par l’absence d’État de droit dans de nombreux pays en voie de développement. La pauvreté, déclaraient-ils, ne sera vaincue que lorsque la loi s’appliquera à tous. Si c’est vrai, des pays comme la Chine et l’Inde, qui ont sorti de la pauvreté des centaines de millions de personnes ces dernières dizaines d’années, mais qui sont aussi des pays au classement faible quand on considère les règles des différents aspects de l’État de droit, sont ainsi toujours confrontés à des défis importants.
Le contexte plus large de cette attention croissante à l’importance de l’État de droit dans la réduction de la pauvreté est une prise de conscience qu’élargir l’accès aux bénéfices de la croissance économique et maintenir la prospérité dépendent moins de la redistribution de richesse que du contexte constitutionnel du pays.
Pour illustrer cette position, intéressons-nous aux trajectoires économiques respectives de l’Australie et de l’Argentine au XXe siècle.
Institutions, pauvreté et valeurs
En 1900, l’Australie et l’Argentine — deux pays avec des structures politiques et légales stables, de taille similaires, avec une population en majorité européenne, pays riches en ressources naturelles, et bénéficiant d’influx larges de capitaux étrangers — étaient classés parmi les dix pays les plus riches du monde en revenu par habitant.
Aujourd’hui l’un de ces deux pays est toujours prospère et stable, politiquement et juridiquement, et classé troisième pays le plus libre du monde d’après l’indice de liberté économique (Index of Economic Freedom) de 2014. Par contre, l’autre pays est synonyme de dégénération économique, corporatisme, populisme et corruption. Comme l‘écrit le prix Nobel d’économie Douglass North, l’Argentine incarne aujourd’hui une évolution chaotique, des institutions démocratiques fragiles avec des fondations de droits civiques et d’échanges personnels aléatoires, et des marchés monopolistiques. En bref, contrairement à l’Australie, le cadre institutionnel de l’Argentine est mal en point. Ce n’est pas par hasard si ce pays se situe très bas sur l’Index of Economic Freedom en ce qui concerne l’index de primauté du droit : 159ème sur 178 pays.
Les cheminement institutionnels de l’Australie et celui de l’Argentine n’avaient rien d’inévitable. À un moment donné, leurs dirigeants politiques—et leurs électorats—firent des choix. Cependant, davantage de travail est nécessaire pour comprendre la façon dont les choix de valeurs ont un effet sur les institutions qui émergent, sur la façon dont elles fonctionnent et leur impact sur des problèmes comme la pauvreté. Certaines écoles de pensée économique comme la nouvelle économie institutionnelle et l’économie constitutionnelle, ont fait des progrès considérables dans ce domaine. En s’inspirant de penseurs comme Max Weber et de travaux comme le livre de Alan MacFarlane Les origines de l’individualisme anglais : la famille, la propriété et la transition sociale, les universitaires dans ces domaines ont prouvé combien ces croyances ont leur propre pertinence dans la vie économique.
Dans les sciences sociales comme l’économie, l’influence continue du positivisme encourage la tendance à considérer les valeurs comme non pertinentes, terriblement subjectives et difficiles à mesurer (ce qui, pour certaines personnes, signifie qu’elles n’existent pas). Par conséquent, faire valoir que les valeurs sont importantes sur le plan économique suppose toujours de remettre en question des positions encore dominantes. Mais si l’établissement de protocoles solides de primauté du droit est essentiel à la réduction à long terme de la pauvreté, ce lien peut illustrer comment un engagement généralisé à l’égard de biens moraux particuliers contribue à promouvoir et à soutenir une institution qui contribue à réduire la pauvreté.
Capital moral et État de droit
Les philosophes du droit n’ont jamais été d’accord sur la quantité de capital moral investie dans l’idée de l’État de droit.
Par exemple, dans les années 1960, dans La moralité du droit Lon Fuller, de Harvard, disait que les desiderata qu’il a associés avec l’État de droit, — c’est-à-dire que les règles : sont prospectives et non rétroactives ; sont promulguées et claires et cohérentes les unes par rapport aux autres ; ne sont pas impossibles à respecter ; sont suffisamment générales et stables au fil du temps pour que les gens puissent être guidés par la connaissance de leur contenu ; il existe une concordance entre les règles déclarées et l’action officielle — reflétaient une sorte de moralité intérieure et faisaient qu’il était plus difficile pour les tyrans de parvenir à leurs fins.
La position de Fuller a été critiquée, entre autres, par Herbert Hart d’Oxford. Il a maintenu que de tels processus, aussi utiles soient-ils, n’avaient pas vraiment empêché des régimes injustes comme l’Allemagne nationale-socialiste de poursuivre des fins diaboliques.
La réponse de Fuller fut d’insister sur le fait qu’aucune tyrannie ne s’était jamais développée en présence d’un État de droit vraiment solide. Nous pourrions ajouter à cela l’observation de Platon dans son Politicus : si une société perçoit largement l’État de droit comme souhaitable (comme cela peut bien se produire dans certains pays en voie de développement qui vivent sous des régimes injustes, comme la Chine communiste), le régime choisit souvent de faire davantage attention au cadre juridique officiel.
Le fait qu’un État de droit fort se trouve généralement en corrélation avec une plus grande prospérité matérielle pour tous semble indéniable. Ces conditions sont plus propices pour attirer, par exemple, des investissements étrangers en comparaison d’environnements dans lesquels règne une incertitude importante quant au sens et à l’applicabilité des règles juridiques.
Mais si le seul fondement moral pour l’État de droit est son potentiel d’enrichissement financier, il pourrait théoriquement être annulé par les gouvernements qui insistent sur le fait que des arrangements différents faciliteraient un développement économique plus rapide. Ce n’est pas un scénario aussi improbable que certains l’imaginent. De nombreux régimes communistes du XXe siècle et des philosophes juridiques marxistes comme Evgeny Paschukanis se sont moqués de l’État de droit comme d’un « dispositif bourgeois » conçu pour maintenir le prolétariat à sa place. Ils proposent comme autres choix des systèmes légaux bâtis sur la « justice socialiste » : une structure qui a pour objet de créer de meilleurs conditions économiques pour ceux qui sont dans le besoin, et qui a légitimé le fait d’infliger de graves injustices systématiques à des millions de personnes.
Quel est le fondement de l’État de droit? Liberté et raison
Quels pourraient alors être les fondements moraux plus profonds de l’État de droit qui soutiennent, mais vont au-delà des avantages de la croissance économique ?
Deux semblent particulièrement pertinents.
Adam Smith a observé il y a longtemps que le bien-être économique d’un « paysan laborieux et rangé » en Europe occidentale au XVIIIe siècle était probablement inférieur à celui d’un « prince d’Europe », mais qu’il dépasserait certainement « ceux de tel roi d’Afrique qui règne sur dix mille sauvages nus, et qui dispose en maître absolu de leur liberté et de leur vie ».
Mais Smith ne fait pas seulement allusion aux différences matérielles. Le paysan européen de Smith n’est pas simplement plus riche que le potentat africain et ses sujets. Il est aussi un homme libre, en partie grâce à l’État de droit. Contrairement à ceux qui se trouvent sous le joug du roi africain, l’État ne peut pas faire ce qu’il veut de lui. Ainsi l’État de droit est enraciné dans la liberté qu’il accorde à chaque personne par l’égalité véritable qu’elle accorde à tous devant la loi. Ce n’est pas par hasard que Smith a présenté ces arguments à l’époque où des cas juridiques importants en Écosse (Knight c. Wedderburn, 1778) et en Angleterre (Somerset c. Stewart, 1772) avaient officiellement éliminé l’esclavage dans les îles britanniques (mais pas l’Empire) et avaient renforcé l’égalité devant la loi.
Un deuxième principe sur lequel l’État de droit est fondé devient évident lorsque nous nous rendons compte que toutes les conditions de Fuller soulignent un engagement à ce qui n’est pas arbitraire : qu’il existe des façons raisonnables et donc justes d’agir. Il n’est pas raisonnable, par exemple, d’adopter des lois auxquelles personne ne peut se conformer. En résumé, un bien dont la primauté du droit tire sa cohérence intérieure est la raison elle-même — et non pas la raison instrumentale qui nous est utile dans les sciences empiriques et sociales. C’est plutôt le genre de raison qui nous permet de dire que ce chef d’État agit injustement lorsqu’il agit « de façon extraconstitutionnelle » alors que ce juge agit raisonnablement, parce qu’il se récuse d’un procès lorsqu’il semble avoir un conflit d’intérêts.
Des économies et des lois dignes de l’homme
On trouve une autre révélation essentielle au cœur de la dépendance de l’État de droit de biens tels que la liberté et la raison : nous nous attendons à ce que les rouages internes de la loi soient étayés par la raison et facilitent la liberté humaine parce que nous pensons qu’il existe quelque chose de distinct chez tous les êtres humains qui les rend dignes (dignus) d’un tel traitement. Cela devrait nous rappeler aussi pourquoi nous voulons que le plus grand nombre de gens puissent échapper à la pauvreté attire notre sympathie.
Ce ne devrait pas être simplement parce que nous ne voulons pas que les gens souffrent. Bien que cela soit important, notre engagement dans la lutte contre la pauvreté devrait également refléter la conviction que les êtres humains sont libres, qu’ils ont une raison et qu’ils sont donc capables de prospérer, y compris dans l’économie. L’État de droit et la prospérité économique ne vont pas résoudre tous les problèmes sociaux. Mais de même qu’un engagement en faveur de l’État de droit dans le sens énoncé par Fuller reflète un investissement moral dans des systèmes juridiques qui « satisfont » la vérité que les humains sont des personnes rationnelles et libres, ainsi tout effort visant à réduire la pauvreté matérielle devrait découler de cette même vérité.
C’est là le message pour tous ceux qui s’inquiètent de la pauvreté. Si nous voulons être cohérents dans la lutte contre la pauvreté, plutôt que de simples bienfaiteurs sentimentaux, nos préoccupations ne peuvent pas être enracinées dans des récits émotifs et relativistes de ce que sont les êtres humains. Si les gens deviennent soumis à des règles arbitraires ou à une pauvreté matérielle accablante, cela devrait être considéré comme un affront à leur raison et à leur liberté et, par conséquent, comme une atteinte à leur dignité. Cette même dignité guide également la manière dont nous cherchons à achever les conditions qui offrent une certitude économique minimale, tout en préservant l’espace dont les gens ont besoin pour utiliser leur raison et leur liberté pour prospérer dans l’économie.
Cela devrait suffire à convaincre toute personne se préoccupant de la pauvreté de ne pas se concentrer de façon presque exclusive sur la redistribution mais plutôt de se rendre compte que, comme l’a dit l’économiste Julian Simon, l’homme est en effet la plus grande ressource de l’homme. Car c’est vrai non seulement sur le plan économique, mais aussi en ce qui concerne la capacité unique de l’humanité à connaître les biens moraux plus profonds sur lesquels comptent nos institutions les plus efficaces pour réduire la pauvreté.
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