Par Pascal Salin et Philippe Lacoude.
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Impôts neutres ?
La recherche de la neutralité fiscale est celle d’impôts idéaux qui soit n’auraient pas d’effet distordant sur les prix relatifs, soit n’auraient pas d’effets sur la composition du panier de consommation des ménages.
Comme nous l’avons vu, tous les impôts ont hélas pour conséquence de modifier les prix relatifs : soit le prix relatif entre le présent et le futur, soit les activités marchandes (dont le travail, en particulier) et les activités non-marchandes (dont le loisir). Certains impôts ont même pour effet des changements de localisation des individus, comme nous l’avons montré dans le cas des impôts sur le capital (IGF, ISF ou IFI).
Même l’impôt de capitation, s’il existait, pourrait forcer certains individus à entrer sur le marché pour lever les fonds afin de s’en acquitter.
Bien sûr, nous pourrions imaginer un impôt théorique qui ne modifierait pas les prix relatifs des différents biens. En d’autres termes, le prix du blé en termes de vin, ou celui du fromage en termes de tomate resterait inchangé. Un bon exemple d’un tel exercice futile nous est donné par l’article « When is a tax neutral ? » de Lawrence Lau1 où l’auteur cherche à trouver quelles propriétés pourraient bien avoir les préférences des consommateurs pour qu’un impôt sur le revenu proportionnel soit neutre.
Comme beaucoup d’exercices purement mathématiques, lorsque l’on se pose la question de savoir comment devraient se comporter les individus pour atteindre une politique idéalisée, on a tendance à avoir renversé ce que devrait être le programme de recherche de l’économiste, à savoir de partir de ce que sont les comportements des individus pour évaluer les politiques qui existent déjà.
Ceci est d’autant plus vrai que si l’économiste est vraiment intéressé par les prix relatifs – au point que certains poussent la chose jusqu’à vouloir trouver l’impôt qui ne les change pas –, il n’en reste pas moins que, par définition, les quantités produites et, plus encore, les quantités consommées varieraient nécessairement.
En d’autres termes, même si un impôt sur le revenu très élevé laissait le prix du blé en termes de vin inchangé, la ménagère n’aurait que faire de ces discussions académiques si son revenu net d’impôt résulte en un panier trois fois moins garni après que le percepteur y ait fait son marché.
Force est de reconnaître que plus les sommes levées seraient élevées, et plus cet impôt « neutre » (sur le système des prix, donc) se révèlerait transformateur pour l’offre de travail et la répartition des consommations entre le présent et le futur.
Comme le souligne Ludwig von Mises,
Le changement continu et l’inégalité des richesses et des revenus sont des caractéristiques essentielles et nécessaires de l’économie de marché en évolution, le seul système réel et fonctionnel de l’économie de marché. Dans le cadre d’un tel système, aucun impôt ne peut être neutre. L’idée même d’un impôt neutre est aussi irréalisable que celle d’une monnaie neutre. Mais, bien entendu, les raisons de cette inéluctable non-neutralité sont différentes dans le cas des impôts de ce qu’elles sont dans le cas de la monnaie (page 731).
Nous pourrions chercher quel impôt entraîne le moins de changements de prix relatifs et décourage le moins le travail ou le choix du long terme. Nous trouverions évidemment que c’est celui qui a un taux nul.
Même si beaucoup de manuels d’économie s’épanchent encore sur le sujet, il n’existe donc pas d’impôt neutre si nous tenons compte des effets des impôts sur les arbitrages entre le présent et le futur ainsi qu’entre le travail et les loisirs.
Impôts optimaux ?
Les économistes professionnels ne sont pas tous ignorants de ces difficultés. La plupart réalisent que la recherche de l’impôt neutre ne mène nulle part.
Du coup, même si les deux concepts n’ont rien à voir, l’idée de neutralité fiscale s’est peu à peu fondue dans celle d’optimalité fiscale. Curieusement, la page Wikipédia sur la neutral tax redirige d’ailleurs toute seule sur optimal tax…
Si le concept d’impôt neutre est mort vers la fin des années 1970 – sauf, curieusement, dans certains manuels – les impôts optimaux sont, eux, au centre de la théorie économique depuis le début des années 1970 en particulier dans l’œuvre de James Mirrlees, prix Nobel d’économie en 1996.
Dans des articles académiques de 1971 (ici et là), James Mirrlees et Peter Diamond, prix Nobel d’économie en 2010, proposent l’idée que les individus voient leur utilité (leur bien-être) augmenter avec chaque dollar de biens publics qu’ils reçoivent et diminuer avec chaque dollar d’impôt qu’ils paient. De plus, comme les impôts affectent l’arbitrage entre les activités marchandes (travail) et non-marchandes (loisirs et activités autarciques), les impôts réduisent l’offre de travail. Les auteurs cherchent alors le taux d’imposition qui permet de taxer juste assez pour maximiser une « fonction de bien-être social ».
La raison pour laquelle ce programme fonctionne – au sens où il donne un résultat mathématique – est que les individus sont hétérogènes. Ils ont des capacités, des goûts et des utilités qui diffèrent.
James Mirrlees avait noté qu’il existe une asymétrie d’information entre l’État et le contribuable parce qu’il est impossible de connaître les préférences, de nature subjective, de ce dernier. En ce sens, il est impossible de créer un impôt idéal.
Comme ces capacités, ces goûts et ces utilités ne peuvent pas être observées, Mirrlees reconnaît qu’il ne voit que les revenus que les travailleurs peuvent gagner en déployant leurs capacités. Ainsi, au lieu d’un impôt idéal sur la capacité inhérente du contribuable, il est obligé de substituer un impôt sur le revenu qui fausse l’offre de travail.
Par ailleurs, dans ses modèles qui font fi du temps, l’impôt sur les revenus ne peut pas distordre les choix entre le présent et le futur comme il le fait dans la réalité. Contrairement à ce que nous avons vu précédemment, les impôts de Mirrlees n’affectent pas l’épargne, l’investissement ou la croissance…
Dans une société où il y a quelques riches et de nombreux pauvres, on prend beaucoup plus d’argent aux premiers qu’aux seconds et l’État « améliore » donc le sort d’un large nombre au détriment de quelques-uns.
Ainsi, loin d’être libéraux et essentiellement préoccupés à la poursuite de la maximisation des recettes fiscales ou de la fonction de bien-être social (!), James Mirrlees et Peter Diamond reconnaissent que la distorsion des décisions en matière de consommation et d’offre de main-d’œuvre est une caractéristique inévitable d’une politique fiscale optimale.
Dans leur second article, ils pointent d’ailleurs du doigt les effets délétères qu’auraient une cascade d’impôts prélevés sur les entreprises aux différents stades des processus de production et concluent que le taux optimum des impôts sur les produits intermédiaires est nul.
Comparaisons interpersonnelles d’utilité
Comme nous l’avons vu précédemment l’utilité est marginale et si on donne un euro supplémentaire à un individu qui n’aurait que 1000 euros, il tirera une utilité (marginale) de cet euro qui est supérieure ou égale à celle que ce même individu tirerait du même euro s’il en avait déjà 1 000 000 au lieu de 1000.
Le mot-clef de la proposition ci-dessus est « même » individu. L’utilité marginale ne décroit que pour un individu donné. Il est impossible d’affirmer que la perte d’utilité d’un millionnaire qui perd un euro est moindre que le gain d’utilité d’un pauvre qui trouve cet euro.
Cette loi fondamentale de la théorie de l’utilité marginale est universelle. La comparaison interpersonnelle d’utilité est fortement rejetée par les économistes (comme une simple recherche peut le montrer).
Confrontés à ce problème, James Mirrlees et Peter Diamond proposent dans leur modèle de maximiser une « fonction de bien-être social » plutôt que la somme des utilités des agents. Leur modèle n’a une solution (mathématique) que parce que les individus sont hétérogènes. Il existe des pauvres et des riches.
Tout va très bien si l’on comprend que le mot « optimal » se réfère alors au taux d’imposition qui optimise (ici maximise) cette fonction. Ce taux n’a donc rien d’universel et correspond simplement à une fonction mathématique sortie d’un jugement de valeur des deux auteurs.
Des hypothèses peu réalistes
Pour se rendre compte en quel sens ces impôts sont peu optimaux, il est probablement utile d’examiner certaines hypothèses d’un second modèle de Mirrlees exposé dans un autre article.
En fait, le premier modèle fiscal linéaire de Diamond et Mirrlees dont nous parlions plus haut contient ce second modèle fiscal non linéaire de Mirrlees comme cas particulier mais ses hypothèses sont plus clairement explicitées. Parmi ces hypothèses, retenons que l’auteur part du principe que
- « Les problèmes intertemporels sont ignorés. » (hypothèse 1)
- « Les différences de goûts, de taille et de composition des familles et de transferts volontaires sont ignorées. » (hyp. 2)
- « La migration est censée être impossible. » (hyp. 4)
- « L’État est censé avoir une parfaite information sur les individus dans l’économie, leurs utilités et, par conséquent, leurs actions. » (hyp. 5)
- « Les coûts d’administration du barème d’imposition optimal sont supposés négligeables. » (hyp. 7)
Nous devons donc faire très attention. Les résultats trouvés sont « optimaux » sous des conditions très éloignées de la réalité. Si ceci est plus ou moins clair dans l’esprit des fiscalistes, il n’en va pas toujours ainsi dès que l’on sort de ce groupe restreint.
Très souvent, dans les agences gouvernementales qu’elles soient nationales ou internationales (OCDE, FMI, Banque mondiale), ces idées sont manipulées sans retenue et souvent présentées aux médias et aux politiciens comme parole d’Évangile.
Saintes écritures
Ceci est très dangereux. En effet, comme ces textes sur l’impôt optimal sont à peu près illisibles sauf par le haut-clergé de la secte des économistes étatistes, les exégètes en profitent honteusement pour leur faire dire ce qu’ils auraient souhaité qu’ils disent…
Un cas intéressant est le « Rapport d’information au nom de la Commission des finances sur l’évaluation de la transformation de l’ISF en IFI […] par Mrs Vincent Éblé et Albéric de Montgolfier » dont nous avons longuement exposé les données dans notre second article sur l’imposition du capital.
Dans ce rapport, la revue de la littérature économique faite par les auteurs (ou un scribouillard à leurs ordres) est proprement fantastique.
Ils prétendent que :
La théorie moderne de la fiscalité optimale, inspirée des travaux fondateurs de James A. Mirrlees, présente le mérite de clarifier ce débat, en dégageant les critères à réunir pour établir une taxation conciliant justice sociale et efficacité. […] L’aversion aux inégalités constitue le premier d’entre eux [nos italiques] : le jugement porté sur la fiscalité dépend des préférences collectives en matière d’équité, qui varient selon les pays. (page 9)
Pourtant, la soi-disant aversion aux inégalités n’apparaît nulle part dans les textes de Mirrlees cités par le rapport du Sénat ou ci-dessus dans ce billet. En fait, à une exception près, le mot inégalité n’apparaît que pour désigner la chose mathématique ou l’hétérogénéité des agents. Quant à la justice sociale, ce n’est certainement pas le sujet de la recherche de cet optimum…
Il y a une exception à cette remarque. James Mirrlees utilise une fois le mot inégalité et note que « l’impôt sur le revenu est un outil beaucoup moins efficace pour réduire les inégalités qu’on ne l’a souvent pensé » (page 208) ce qui est à la fois vrai et une énorme pierre dans le jardin des marxistes de tout poil qui pensent réduire les inégalités en instaurant un impôt sur la fortune ou un taux marginal de l’impôt sur les revenus de 70 ou 80 % sur les riches.
Ceci n’est pas unique aux rapports sénatoriaux français. La direction des études fiscales de l’OCDE est coutumière du fait. Dès que l’on parle d’impôt « optimal », chacun choisit son critère d’optimalité, injectant subrepticement ses valeurs morales et ses buts politiques dans le débat…
Toutes les approches et tous les modèles qui font référence à un optimum (ou maximum) sont empreints de ce problème. Comme nous l’avons vu précédemment, Murray Rothbard n’aimait pas vraiment la courbe de Laffer car il sentait bien que la vaste majorité des politiciens chercheraient à trouver l’optimum des recettes.
Toutes les critiques ci-dessus ne sont donc pas uniques aux travaux de James Mirrlees et Peter Diamond mais outre le fait que leur premier article est statistiquement l’un des plus cités dans les autres articles académiques des revues à comité de lecture – 3152 fois à ce jour ! – il est aussi un de ceux qui sont le plus souvent évoqués avec une grande liberté d’interprétation.
Loin de la réalité ?
Il faut concéder que Peter Diamond n’a rien fait pour réfuter les usages saugrenus de ses modèles. En fait, ses recherches récentes suggèrent que le taux d’imposition devrait être élevé, peut-être jusqu’à 70 ou 80 %. À la base de ces chiffres se trouve une formule qui relie le taux d’imposition marginal optimal sur les revenus les plus élevés à l’élasticité du revenu imposable – qu’il considère comme très basse – et des hypothèses sur la partie supérieure (droite) de la distribution des revenus.
L’objectif du décideur serait de maximiser les recettes fiscales provenant des hauts revenus qui seraient donc peu sensibles aux taux d’imposition (sous cette hypothèse de faible élasticité de l’offre de travail). Dans un tel schéma, on arrive à des taux doubles ou triples de ceux que Martin Feldstein considérait comme conduisant non seulement à des pertes économiques élevées mais aussi à de moindre recettes fiscales (comme nous l’avons vu précédemment).
La conclusion inévitable de tout ceci serait que l’impôt optimal sur les dirigeants d’entreprises serait de 70 à 80 %.
Sauf que tout ceci n’est vrai que sous les hypothèses de départ. Dans un article de Laurence Ales and Christopher Sleet de 2016, les auteurs se sont demandés ce que serait ce taux optimal si on ne faisait pas abstraction de l’« impact positif des efforts de ces salariés sur les revenus d’autres agents ou sur les recettes fiscales collectées sur d’autres sources [que le seul revenu] ». Leur article s’écarte donc de ces théories de l’impôt optimal « en prenant au sérieux l’idée que les activités des PDG à hauts revenus, un groupe des hauts revenus, ont des retombées positives pour les autres ».
Les auteurs trouvent alors que :
L’impôt marginal optimal dans ce cas est d’environ 16 % sur les revenus supérieurs à environ 30 millions de dollars et même inférieur sur les revenus encore plus élevés. Si l’imposition des bénéfices était laissée telle quelle est aux États-Unis et que seul l’impôt sur le revenu des PDG était réformé […] alors le taux d’imposition marginal optimal serait d’environ 32 % et [au maximum] de 40 % sur les revenus supérieurs à 30 millions de dollars (page 3364).
Nous retrouvons là des résultats sensiblement similaires à ceux obtenus par Martin Feldstein à l’aide de déclarations d’impôt réelles.
Nous constatons aussi, une fois de plus, que les auteurs utilisent librement le mot optimal sans préciser qu’il se réfère à une hypothèse normative bien précise, la maximisation des recettes fiscales.
Un nœud de contrats
Enfin, comme nous l’avions vu dans le cas de l’impôt sur les sociétés, parce que les entreprises sont en dernière analyse un complexe nœud de contrats – liant fournisseurs, clients, salariés, dirigeants et actionnaires – les impôts que subissent une partie à ces contrats – ici les PDG – impactent profondément les autres parties au contrat – ici les fournisseurs, clients, salariés et actionnaires – au point d’éventuellement conduire à des pertes fiscales sur les fournisseurs, clients, salariés et actionnaires si l’on surtaxe les PDG.
Encore une fois, les nœuds de contrats – les firmes – ne paient pas d’impôts. Les PDG ne paient pas tous les impôts qu’on croit pouvoir leur faire payer. Ceux qui interagissent avec eux dans le cadre juridique de l’entreprise subissent aussi ces impôts de plein fouet. Il y a un écart incroyable entre 70 % et 16 % !
La question de l’incidence fiscale est profondément complexe. Pour répondre à la question de l’optimalité de l’impôt, il faudrait commencer par répondre à celle de l’incidence fiscale.
Valeur subjective
Mais quand bien même ce serait possible, on ne trouverait qu’une optimalité correspondant à un objectif normatif arbitraire : la maximisation des recettes fiscales, la minimisation des changements de prix relatifs, la maximisation de la croissance ou n’importe quel autre critère caché à la vue des non-économistes.
Parce que la valeur est un phénomène subjectif de nature essentiellement psychologique, la théorie économique ne peut pas répondre à la question de l’impôt optimal posée par ces auteurs, même si leurs travaux sont centraux dans tous les ministères des finances un peu partout dans le monde.
Nous pouvons, cependant, considérer les effets économiques de l’impôt sur les prix relatifs et classer les différents types d’impôt selon leur caractère plus ou moins nocif – et jamais complètement neutre – sur tel ou tel aspect de l’activité humaine, que ce soit l’offre de travail, l’accumulation de capital, ou la division du travail.
À des degrés divers, selon leur type, tous les impôts perturbent l’économie. Par exemple, ils induisent des changements de prix relatifs lorsqu’ils sont calculés sur une assiette comme le revenu ou la consommation, et ils ont donc forcément des effets sur ces derniers. De même, les impôts modifient la structure de production lorsque leur assiette est calculée sur le capital.
Les économistes qui manipulent hardiment ces concepts de neutralité et d’optimalité outrepassent les possibilités de la science économique et méditent sur la philosophie politique, hélas, souvent sans préciser à leur auditoire leurs positions sur le sujet.
Article publié initialement le 19 septembre 2021.
- Lawrence J.Lau, “When is a tax neutral?”, Journal of Public Economics 9 (3): 319-339 (Juin 1978)
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