Par Johan Rivalland.
Après la présentation, ainsi que des analyses précises et détaillées portant sur les enjeux liés aux techniques et technologies du numérique, objets d’un premier volume, puis la portée économique prodigieuse de ces technologies, étudiées dans un second tome, cette importante somme de connaissances et de réflexions se poursuit à travers ce troisième et ultime volume, consacré aux enjeux sociétaux et aux nombreuses questions que soulève la pratique du numérique.
Réunissant une nouvelle fois les contributions de multiples spécialistes venus d’horizons divers, sous la direction de Jean-Pierre Chamoux, cet ouvrage collectif permet de compléter les perspectives précédentes, offrant ainsi un panorama très complet des questions liées au numérique, à une époque où il s’inscrit comme inhérent à nos vies.
Des questions éthiques
Ce qui est en cause ici est non pas la technologie et le progrès technique eux-mêmes, mais le problème de la conservation et de l’exploitation de nos données nominatives. Une question traitée à travers de nombreux essais, dont le présent ouvrage présente une excellente synthèse, posant à la fois l’ensemble des problématiques liées au sujet, présentant l’état des connaissances et des réflexions en la matière, mais aussi des pistes de réponses et des décisions prises ou à envisager.
Des questions éthiques, donc, mais aussi juridiques, techniques, opérationnelles. Comment tirer parti des fantastiques opportunités qu’offre le numérique, tout en veillant à protéger la vie privée ? Pas simple. Et sujet à de profondes dérives, susceptibles d’atteindre gravement les libertés fondamentales comme on le constate déjà amplement en de multiples occasions et surtout en certains lieux.
Ce qui pose la question de la place des États et des entreprises ou organisations publiques et privées dans la gestion des données, la sécurité, le respect de la vie privée. Et des doctrines qui les sous-tendent, que ce soit en Europe ou sur les autres continents.
Les libertés et la responsabilité en question
Car le numérique est partout aujourd’hui. Non seulement dans nos pratiques quotidiennes ou professionnelles liées à l’usage d’Internet et des technologies de l’information et de la communication, mais aussi dans l’usage pouvant sembler innocent des objets connectés, de même que dans l’usage de plus en plus répandu des applications de géolocalisation.
Dans un chapitre absolument passionnant, Paul Salaün montre ainsi comment ces objets (montres connectées, pacemakers, tensiomètres, enceintes connectées, compteurs intelligents, caméras de surveillance, et des tas d’autres objets) peuvent recueillir à notre insu de nombreuses informations dont on peut imaginer qu’elles puissent être utilisées contre notre gré. Sans oublier ces anecdotes somme toute amusantes mais révélatrices, comme celle de ce perroquet qui avait passé plusieurs commandes sur amazon en l’absence de ses propriétaires, ou de cette fillette qui avait commandé sans le vouloir une grande maison de poupées, dans les deux cas par un usage imprévu de l’enceinte connectée Alexa.
Plus grave, comment parer les dérives potentielles ou déjà avérées dans certains cas relevant encore des faits divers, des robots autonomes ? Paul Salaün nous remémore le cas de cet avion de ligne avec tous ses passagers à bord qui avait été détruit en vol par un missile américain l’ayant confondu avec un avion militaire. Et d’autres exemples tout aussi effrayants.
Et quid de la responsabilité en cas de défaillance d’un robot, ou d’un accident mortel dans le cas d’un véhicule autonome, par exemple ? Qui incriminer ? Le propriétaire ? Le concepteur ? L’opérateur ? Le programmateur ? L’utilisateur ? Voilà qui oblige à définir un cadre juridique clair, dans un domaine d’application où les raisonnements sont pourtant complexes, ainsi que l’auteur nous le démontre.
Faut-il par exemple aller jusqu’à créer une personnalité juridique spécifique à certains robots autonomes particulièrement sophistiqués, à l’instar de ce qui s’est fait de manière étonnante en certaines époques pour des animaux ? Cette question peut paraître absurde et risible au premier abord, mais elle mérite pourtant d’être posée dans certaines situations lorsqu’on entre dans la réflexion de fond et les dimensions très concrètes du problème. En particulier lorsque l’intelligence artificielle progresse à grands pas et s’immisce de plus en plus dans les processus technologiques.
Santé, domotique, domaine militaire (rappelons-nous des questions posées par les graves conséquences liées à la conception des robots-tueurs, finalement interdits), nombreux sont les domaines d’application concernés.
Le mérite de l’ouvrage est de passer des faits et de l’analyse aux raisonnements de fond portant sur les solutions non seulement déjà mises en œuvre ou à l’étude, mais aussi celles pouvant être envisagées, dans une perspective prospective comme s’y attellent, par exemple, d’autres auteurs dans un chapitre portant sur le système de santé de la Suisse romande, à travers une série d’expériences menées à Genève ; ce qui permet d’aller loin dans la réflexion.
Avec en exergue les dangers bien réels et immédiats que font peser sur les libertés les utilisations d’ores et déjà en vigueur de toutes ces informations dans le cas emblématique de la société de surveillance à la chinoise ou, même si beaucoup moins extrême, de l’affaiblissement insidieux de nos libertés ces dernières années à la suite des attentats terroristes, puis des mesures prises au moment de la crise de la covid.
La puissance des algorithmes
Ils sont désormais partout dans nos vies. Et même si l’on apprécie les nombreux services qu’ils nous offrent au quotidien, nous ne sommes généralement pas conscients ni de la manière dont ils interfèrent dans nos choix, voire dans notre libre arbitre, ni des dangers qu’ils représentent eux aussi en termes de contrôle de nos données ou de nos vies. D’où l’importance de la réflexion à mener sur les moyens de les réguler. C’est l’objet d’un intéressant chapitre rédigé par trois autres auteurs. Après en avoir présenté la grande variété et les usages appréciables qu’ils permettent, ils en présentent les risques puis les moyens de pouvoir les contrôler.
Ces risques sont nombreux : la manipulation des usagers, les biais, le réductionnisme, le conformisme et les menaces sur la liberté d’expression, mais aussi sur la vie privée et sur les données personnelles. Sans oublier les discriminations, violations de droit de propriété, risques d’addiction, de perte de libre-arbitre, ou encore de dominance. Excusez du peu.
Les solutions passent soit par la régulation du marché, guidées par la demande ou par des services, soit par l’autorégulation des opérateurs commerciaux, ou encore par des solutions d’ordre public. Des réflexions fondamentales et passionnantes. À lire.
La question monétaire
Ce troisième tome est l’occasion de revenir aussi sur la question des cybermonnaies. Un chapitre très riche rédigé par Jean-Pierre Chamoux, Gérard Dréan et Henri Lepage permet de replacer leur apparition dans l’histoire monétaire pour mieux montrer la portée de la disruption suscitée par les évolutions des dernières décennies, notamment en matière de technologies de l’information, puis de numérique.
Alors que ces nouvelles monnaies ont entraîné la méfiance, voire la condamnation de la part d’éminents économistes et de politiques particulièrement hostiles à leur émergence, les auteurs s’appuient notamment sur l’histoire de la pensée économique pour montrer que ces jugements sévères semblent bien reposer sur une méconnaissance des idées bien plus nuancées de grands auteurs et des nombreux errements qui ont marqué l’histoire monétaire.
De fait, ce sont surtout les craintes des banques centrales et des États de voir échapper leur mainmise sur les souverainetés monétaires et leur pouvoir politique qui prédominent. Or, la finance moderne et les nouvelles technologies ont changé la vie de nombreuses populations, par exemple en Afrique, fluidifiant la circulation de la monnaie et permettant un accès plus facile au crédit, en allégeant considérablement les infrastructures physiques. Il s’agit de réalités qui dépassent le pouvoir des politiques et des banquiers centraux, dont on ne peut que constater que les actions ont régulièrement conduit à des crises majeures. Ces débats sont loin d’être achevés tant les uns et les autres n’ont pas dit leur dernier mot…
Les questions politiques
Elles sont très loin d’être négligeables. En effet, c’est le respect de nos libertés qui est en jeu. Neutralité des réseaux, sauvegarde de nos données personnelles, constituent autant de sujets fondamentaux sur lesquels de lourdes menaces planent, et même pour lesquels on constate de graves reculs ces dernières années à mesure que les technologies progressent et que les Etats cherchent à les contrôler.
Alors que l’on tente de nous mettre de plus en plus en garde contre l’exploitation des données commerciales, ce sont aussi et surtout les utilisations de données à des fins politiques qui doivent le plus inquiéter. On pense certes à la Chine et à sa politique de contrôle social, mais qu’en est-il de nos Etats occidentaux ? Pascal Salaün, à travers un stimulant chapitre, nous montre que les frontières entre protection et inquisition sont bien plus poreuses que l’on aurait pu l’imaginer.
D’un instrument fantastique de liberté à l’origine, les préoccupations de sécurité ont tendance parfois à dériver vers un contrôle tel que les risques de sombrer dans la police de la pensée ne sont pas toujours très loin. Les questions techniques, de tarification, de concurrence, de contenus, de neutralité, de traitement des données, sont évoquées, permettant de prendre la mesure de l’importance du problème.
Puis Pierre Schweitzer, dans un chapitre portant sur la surveillance et la raison d’Etat, nous remémore à la fois ce qu’il est advenu des actions de certains lanceurs d’alerte (Julien Assange avec Wikileaks, et l’affaire Snowden sur le renseignement américain, notamment), mais aussi la forte incidence qu’ont eu les mesures sécuritaires de surveillance mises en place à la suite de attentats terroristes islamistes. Aussi bien aux Etats-Unis qu’un peu plus tard en Europe. Remettant en selle les anciennes politiques de surveillance policière au nom de la raison d’Etat qui s’étaient pourtant assouplies vers la fin du XXème siècle. Avec un certain assentiment de peuples pas toujours conscients des risques (y compris arbitraires) que cela représente, surtout lorsque le Big data permet désormais de collecter un nombre fantastique de données sur chacun de nous. Susceptibles, qui plus est, d’être hackées par des entités malveillantes ou ennemies. Y compris des données très sensibles touchant à notre santé, comme dans le cas de la mise en place du Pass sanitaire.
Cela ouvre depuis vingt ans un véritable boulevard au « Grand Inquisiteur numérique » qui veut prendre les citoyens en charge dans toutes les dimensions de leur vie, ou presque. En effet, plus personne ne cache que des autorités nationales et parfois internationales disposent d’abondantes données, confidentielles et nominatives, sur la plus grande partie de la population ; et que ces bases de données immenses alimentent d’énormes fonds numériques dont plusieurs sont gérés par des organisations plurinationales, sur lesquels aucun contrôle ni recours personnel ne sont en vérité concevables.
Une inflexion sécuritaire et une surveillance de masse qui posent des problèmes éthiques considérables, ne pouvant empêcher de laisser penser à ce qu’anticipaient certaines uchronies particulièrement marquantes, au prix de graves dérives liberticides. Un débat de fond primordial et hautement préoccupant que pose de manière documentée et argumentée Pierre Schweitzer.
Informatique et libertés
Après un chapitre de Michel José Reymond qui s’intéresse à la question très délicate de la rectification des données, du déréférencement et du fameux droit à l’oubli, dont il montre toute la complexité tant juridique que morale, ce même auteur examine en duo avec Jean-Pierre Chamoux l’évolution des textes relatifs au fichage qui devient de plus en plus incontournable : de nombreux services essentiels sollicitent désormais des échanges et correspondances passant exclusivement pas le Web. Cette question est d’autant plus essentielle qu’elle touche là encore à nos libertés.
Si l’on y ajoute les automates de reconnaissance faciale, les applications destinées à suivre les pandémies, et les mégabases anthropométriques qu’elles permettent de constituer, on peut s’interroger sur la force et la validité que peuvent encore avoir les textes érigés depuis près de cinquante ans en vue de nous protéger. Dans quelle mesure sont-ils encore efficaces pour s’assurer que nos libertés fondamentales seront réellement protégées ? C’est ce que les deux auteurs examinent précisément, en élargissant leurs réflexions.
« L’entrée en vigueur du RGPD au niveau européen en 2018 pose en particulier le problème du droit des individus. L’ordre des priorités antérieures semble avoir été renversé par rapport à l’esprit notamment de la loi Informatique et libertés de 1978, dont les fondements et l’élaboration sont ici rappelés. Ce sont désormais les données qui sont mises au centre des préoccupations, et non plus les individus.
Ce faisant, le statut juridique particulier accordé aux données, que nous appelions nominatives en raison de leur étroite association au sujet de droit et à la personne humaine, n’est plus vraiment respecté car le règlement européen traite ces données comme une simple matière première incorporelle dont il se préoccupe surtout de rendre le commerce licite, nonobstant la référence à la Charte des droits fondamentaux de l’Union qu’affiche le premier considérant du RGPD. C’est un vrai et un profond changement de perspective : tout en affirmant que la Charte des droits garantit le respect de la personne humaine, le RGPD installe des conditions qui permettent aux opérateurs commerciaux d’exploiter et d’échanger entre eux des profils numériques valorisables ; le règlement trouve normal que ces opérateurs en monnayent l’usage auprès d’annonceurs ou de courtiers spécialisés. Ce règlement traite donc les données personnelles comme un bien marchand ; c’est un premier pas pour réifier la personne humaine. Est-on contraint d’admettre, comme le droit communautaire, que seule une image numérique de l’internaute soit prise en considération sans même évoquer le respect de l’individu pour lui-même ? Cela annoncerait-il l’abandon d’une norme juridique relative à la personne humaine ?
[…] Chemin faisant, il semble que l’on ait oublié les leçons de l’histoire moderne de l’Europe : les atteintes aux libertés furent bien plus souvent le fait de tyrannies politiques que d’entreprises marchandes. »
Une question qu’aborde une nouvelle fois directement le chapitre qui clôt le volume, revenant sur les vives préoccupations que suscite le numérique en matière d’asservissement et de risques pour nos libertés.
Au-delà des questions évoquées ci-dessus, Ejan Mackaay y tire des leçons de l’expérience des dérives sécuritaires et liberticides suite aux attentats menés aux États-Unis, en France, en Grande-Bretagne, ou encore au Canada depuis 2001 (mais aussi dans le cas de la crise du covid), pour montrer – à l’aune de ceux qui se sont produits en Suède ou en Norvège – qu’une autre voie est possible. Celle-ci s’appuie davantage sur le bon sens et la raison pour établir un meilleur équilibre plus respectueux des libertés face aux menaces. Il en ressort que plutôt que d’attendre une nouvelle fois tout d’États-providence qui peinent en réalité à assurer leurs tâches, il est possible de faire appel – sans moins d’efficacité – au sens de la responsabilité et de la détermination de peuples prêts à se défendre et à faire preuve de sang froid, sans brider les libertés fondamentales.
Questions prospectives
Dans une longue conclusion ouverte et riche en réflexion qui vient clore les trois tomes de cette série d’ouvrages, Jean-Pierre Chamoux évoque en définitive de nombreuses questions essentielles qui se posent quant à l’avenir. Éthiques, économiques, technologiques, politiques, monétaires, existentielles, relatives aux libertés, mais aussi aux excès et dangers liés à cette fameuse transparence dont il rappelle en forme d’hommage à Alain Etchegoyen, qu’elle dérive trop souvent vers une régression du respect de la personne humaine, voire une tyrannie de l’impudeur.
Si elles ne se trouvent pas mises en cause dans leurs fondements, ce sont les vertus de la concurrence et de l’innovation qui sont certainement les mieux à même de venir conforter les percées du numérique ; à condition toutefois que cela ne se fasse pas au détriment du bon sens, de la réflexion, de la sauvegarde de nos valeurs essentielles et en gardant le sens de la mesure.
Sous la direction de Jean-Pierre Chamoux, L’ère du numérique – vol.3, Des mœurs et des usages, Iste éditions, novembre 2021, 278 pages.
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