Par Contrepoints.
Contrepoints : Votre nouvel essai est une piqûre de rappel salutaire contre certaines idées reçues qui circulent dans le débat public. Pour vous, le procès contemporain intenté contre l’individualisme est une fausse piste. Au contraire, c’est le communautarisme, le grégarisme et le tribalisme qui gagnent du terrain. À quoi répond ce besoin d’identité collective ? En quoi est-il un danger mortel, psychologiquement et socialement, pour l’individu singulier ?
Thierry Aimar : J’ai distingué dans le livre deux catégories d’individus : les Ipsé, qui sont capables de trouver des références en eux-mêmes et désireux de développer leur singularité ; et les Idem (les mêmes), terme qui désigne ceux qui ne parviennent à obtenir une image d’eux-mêmes qu’en se référant à des normes définies de l’extérieur, à travers un environnement communautaire. Ils s’habillent des valeurs des autres, recherchent continuellement leur reconnaissance et n’ont de cesse de s’approprier mentalement l’opinion dominante de leur groupe de référence pour la relayer à leur tour comme des perroquets.
Ils représentent une vraie menace pour les individus singuliers, les Ipsé. Car pour les Idem, le degré de conformisme (c’est-à-dire la quantité de gens qui adoptent les mêmes croyances) est comme une démonstration de véracité de leurs perceptions. Non seulement il y a une « bonne » manière de penser, mais il doit n’y en avoir qu’une. Normalité devient synonyme de normativité. Dans leurs esprits, se forme ainsi une idéologie de l’objectivité des valeurs et, par voie de conséquence, la haine du subjectivisme.
Des individus qui pensent différemment, singulièrement, subjectivement, constituent pour les Idem un obstacle, une dissonance cognitive. Ils contrecarrent leurs instincts grégaires en réduisent la force des convictions propagées par le groupe. Il convient donc de les refouler, de les dévaloriser et, si possible, de les éliminer.
Sur le terrain économique et social, ce génocide de la subjectivité est un véritable drame car c’est dans la culture de la différentiation, de l’originalité, de l’esprit entrepreneurial que se trouvent les sources des avantages comparatifs et de la croissance. On bascule d’une société de l’échange à une entreprise de spoliation des uns par les autres, organisée autour du rapport de forces communautaire.
Une certaine critique sociale fait de la société marchande un facteur d’uniformisation des esprits et des comportements : c’est encore une fausse piste qui repose sur une mauvaise appréciation de l’économie de marché ?
Oui, car c’est exactement l’inverse. La capacité de tirer un revenu de l’échange marchand implique de la différenciation. Dans une société de division du travail, respectueuse des droits de propriété individuels, les acteurs sont incités à développer leur subjectivité du fait de l’obligation de réaliser des échanges pour accroître leur bien-être.
Concourant les uns avec les autres, ils cherchent à différencier le plus possible leurs savoirs et leurs compétences de façon à acquérir les meilleurs avantages comparatifs possibles. Un monde à l’intérieur duquel le revenu s’obtient non plus par l’échange, mais par le relationnel, la conformité à l’opinion commune, les statuts et les privilèges associés à telle appartenance communautaire, conduit à un processus inverse, à savoir la disparition de toute incitation à acquérir des capacités particulières et à cultiver sa singularité.
Bien au contraire, non seulement cette différenciation serait totalement incapable d’assurer aux individus concernés des subsides, mais elle leur attirerait les foudres de l’opinion commune. Car personne ne doit sortir du troupeau, penser et réussir en dehors du groupe.
Non seulement dénoncer la « dérive individualiste » de la société est une fausse piste, mais imaginer que la révolution technologique en soit l’expression la plus complète en est une autre, tout aussi mortifère. Qu’est ce qui met aujourd’hui en danger la liberté individuelle avec la numérisation des existences ?
Internet et les technologies associées constituent d’extraordinaires opportunités. Elles ouvrent aujourd’hui, à tous, un fonds illimité de connaissances, de savoirs, d’apprentissages qui augmentent les possibilités de se forger une opinion par soi-même.
Malheureusement, beaucoup trop de gens réduisent leurs usages à du divertissement, des grimaces, des selfies et à persuader les autres de leur bonheur quotidien par une imagogie trompeuse qui masque et entretient leur vide intérieur. Ses utilisateurs en sont conduits à renoncer à toute intimité et gaspillent un temps considérable à des postures stériles qui ne créent aucune valeur.
Tout est mis en spectacle. Même les « process » professionnels, contaminés par cette logique, nous obligent à participer à ces foires numériques ou tout doit être montré et où, au fond, rien n’est vécu. Tout cela au détriment de la culture de sa propre subjectivité et donc de la capacité de se découvrir et de créer un sentiment de sérénité intérieure.
Par ailleurs, il importe de signaler que les réseaux sociaux communautarisent les goûts et les perceptions. Ils formatent les esprits. Les individus pensent en silo. Ils s’informent auprès de ceux qui pensent comme eux et répercutent sans aucun esprit critique les opinions de leurs communautés virtuelles. Ils ne réfléchissent plus, ils reflètent. Échapper à cette chappe numérique, être « hors-norme», devient de plus en plus compliqué.
Vous dénoncez la tolérance qui est au cœur de l’idéologie multiculturelle comme une escroquerie : le communautarisme, c’est donc la guerre ?
Je ne dénonce pas du tout la tolérance, bien au contraire. Mais j’aimerais qu’elle soit élargie aux individus dans leur dimension subjective et ne soit pas réservée aux communautés. Car pour moi, l’esprit de tolérance affirmé par le multiculturalisme est nécessairement factice. Sa vocation officielle est certes de défendre les minorités, mais on oublie que, par principe, toute communauté est par essence exclusive et a pour corollaire logique de s’opposer à une autre.
Il n’est pas possible de défendre l’idée d’une communauté féminine sans admettre une identité masculine, de se définir comme catholique s’il n’y avait d’autres communautés (musulmane, juive, bouddhiste, ou tout simplement des incroyants). Son essence est de ne pouvoir inclure qu’en excluant. Une relation entre des individus estampillés communautairement (par une appartenance de genre, ethnique, religieuse) n’est donc pas l’échange, fondé sur l’intérêt réciproque des parties, mais le privilège des uns par rapport aux autres. Elle est donc basée sur l’idée de hiérarchie, de statuts et débouche nécessairement sur le conflit.
Un espace national défini comme une « société intercommunautaire » est contradictoire avec l’idée même de tolérance. La vraie tolérance ne peut naître que d’un individu pour un autre individu. Ses racines se trouvent toujours dans la société marchande car ce sont uniquement les différences subjectives entre les acteurs qui conditionnent leur possibilité d’échanger et d’améliorer ainsi réciproquement leur bien-être.
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