Par Pierre Robert.
La démondialisation que certains appellent encore de leurs vœux s’opère sous nos yeux et ce n’est pas une bonne nouvelle, contrairement à ce qu’avaient imaginé ses promoteurs. Dans leur esprit il s’agissait d’établir de nouvelles règles pour endiguer les effets du libre-échange, réputés néfastes par nature. Il fallait réhabiliter l’État et faire reculer le marché. Cela passait par la mise en place de taxes douanières et la reterritorialisation de la production, deux processus supposés vertueux par définition. Ils devaient en effet permettre de résorber tous les déséquilibres générés par « l’ultra-libéralisme », qu’il s’agisse des dégâts infligés au tiers monde ou de l’accroissement jugé insupportable des inégalités au sein des pays riches.
À ceux qui s’inquiétaient des dangers d’un tel processus, Jacques Sapir répondait en 2011 :
« Ce mouvement réveille de vieilles peurs. Et si cette démondialisation annonçait le retour au temps des guerres ? Ces peurs ne sont que l’autre face d’un mensonge qui fut propagé par ignorance et par intérêt, celui d’une prétendue mondialisation heureuse ».
Malheureusement ces vieilles peurs sont en train de se concrétiser.
Sous l’action de forces géopolitiques déchainées par des États agressifs, la démondialisation est en train d’advenir et d’ores et déjà nous pouvons en voir les effets catastrophiques.
Ceux-ci devraient empirer au fur et à mesure que ce conflit dure et nous allons vite nous apercevoir que loin d’améliorer le sort des plus fragiles, le processus va dégrader la situation de tous.
Cygnes noirs
Ce phénomène est le fruit de la conjonction de deux « cygnes noirs ».
Le premier est l’épidémie de covid qui a bouleversé tous les circuits d’approvisionnement avec des conséquences amplifiées par la stratégie zéro covid mise en place par le Parti communiste chinois dans le cadre de sa reprise en main politique des acteurs de l’économie.
Le second est la guerre en Ukraine qui installe au cœur de l’Eurasie une sorte de no man’s land durablement coupé de l’économie mondiale.
Au passage on sacrifie sur l’autel de la politique et de la guerre les deux principaux moteurs de notre prospérité : une énergie relativement peu chère et le libre-échange.
Les bienfaits oubliés du libre-échange
On peut se moquer du « doux commerce » et de ses vertueuses conséquences. Il n’en reste pas moins que les effets bénéfiques de la libération des échanges entre les pays sont un des acquis les plus solides de la science économique. On a pu gloser sur les fondements de la théorie des avantages comparatifs mise en avant par le grand économiste David Ricardo dès 1817. Le principe en est pourtant simple et ne devrait pas prêter à contestation : chacun a intérêt à se spécialiser dans les productions où il est soit le meilleur, soit le moins mauvais. Si un pays sait fabriquer du drap et produire du vin, en concentrant ses efforts sur la production où il est le plus efficace et en important le reste il améliore non seulement la situation de ses ressortissants mais aussi celle des habitants des autres pays.
Cela passe par un développement des échanges internationaux, d’autant plus profitables à tous que les coûts de transport sont bas.
Or, ces deux piliers de la croissance sont devenus très fragiles.
Les inconvénients de la déspécialisation
Pour mieux comprendre ce qui est en jeu, un court détour par la situation de l’ex-URSS n’est pas inutile. Compte tenu des ruptures constantes d’approvisionnement inhérentes à une économie planifiée, les entreprises soviétiques, en particulier celles que contrôlait l’armée, étaient incitées à produire elles-mêmes tout ce dont elles avaient besoin pour atteindre les objectifs fixés par le Gosplan.
En se généralisant cette déspécialisation a tué les gains de productivité et condamné le pouvoir d’achat du plus grand nombre à végéter à un niveau très bas. Cet exemple extrême a le mérite de souligner les inconvénients de faire un peu de tout et de ne se spécialiser dans rien. C’est en tournant le dos à cette voie sans issue que l’Occident, avec des hauts et des bas, a pu, grâce à la libération des échanges, améliorer le sort du plus grand nombre.
Les leçons du passé
Suzanne Berger a montré que la période 1870-1914 a été le théâtre d’une première mondialisation.
Sur l’impulsion de l’Europe s’est alors de fait instauré un marché mondial des biens, des services, du capital et du travail. Mais ce processus que nombre de nos prédécesseurs voyaient déjà comme le nouveau sens de l’histoire s’est fracassé sur l’écueil de la Première Guerre mondiale. On en déduit que la seule interconnexion des économies et des sociétés n’est pas un facteur suffisant de stabilité internationale : « la création d’un ordre international fondé sur l’État de droit et la résolution pacifique des conflits ne peut se faire qu’à travers une action politique délibérée et acceptée » (S. berger, Notre Première Mondialisation : Leçons d’un échec oublié, Paris, Seuil, 2003, p. 87)
Or, la délibération suppose que des institutions internationales appropriées lui serve d’enceintes, ce qui n’est plus vraiment le cas aujourd’hui. Quant à l’acceptation, elle se fonde sur le partage de quelques valeurs communes dont la première est la liberté. Or dans les démocratures ceux qui y aspirent sont sévèrement réprimés alors qu’en Occident elle est souvent instrumentalisée par des minorités qui cherchent à imposer leurs visions du monde. Dans ces conditions il n’y a aujourd’hui aucune chance de forger un cadre éthique commun, ce qui menace d’effondrement tout l’édifice patiemment construit depuis les années 1980.
Cela annonce des temps difficiles. Dans le domaine énergétique et alimentaire les risques de pénuries se précisent. Selon le président et co-fondateur de BlackRock, le plus gros gestionnaire d’actifs dans le monde, ce n’est qu’un début si on en croit les propos qu’il a tenu le 30 mars lors d’une conférence à Austin (Texas) :
« Pour la première fois cette génération risque d’entrer dans un magasin et de ne pas avoir ce qu’elle veut […] Attachez vos ceintures parce que c’est quelque chose que nous n’avons jamais vu ».
Sauver ce qui peut l’être
En tout état de cause la hausse des prix commence déjà à limiter la demande. En un an l’inflation a déjà bondi de 9,8 % en Espagne, de 7,6 % en Allemagne, de 7 % en Italie et de 4,5 % en France où elle ne cesse d’accélérer. La menace qui se profile à l’horizon est celle d’une inflation galopante. Pour l’écarter ou l’atténuer il est vital que les gouvernements ne cèdent pas à la tentation d’indexer systématiquement les revenus sur les prix. La boucle prix-salaires qui serait ainsi mise en place non seulement ne résoudrait rien (l’augmentation des seconds étant neutralisée par celle des premiers) mais propulserait l’inflation à des niveaux sans cesse plus élevés.
L’autre façon d’affronter la période difficile qui s’annonce est de serrer les rangs autour d’un commun attachement à la liberté au sein de l’Union européenne sans perdre le cap du libre-échange qui doit être maintenu plus que jamais par le camp occidental tout entier. Nous assisterons sinon au grand retour de la rareté que subiront des générations qui n’y sont pas du tout préparées.
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