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20 juin, 2023

Voir Succession avec Ayn Rand : les Roy, anti-héros du capitalisme

 Par Mathilde Berger-Perrin.

Fin de la série Succession, peinture mi-tragique mi-grotesque d’une fratrie prête à toutes les bassesses pour s’emparer de l’empire laissé par leur père. Comme toujours lorsque les États-Unis s’intéressent aux turpitudes du monde des affaires, l’ombre d’Ayn Rand, romancière ultracapitaliste, n’est jamais loin. Les protagonistes de Succession ressemblent à ses personnages, mais certainement pas à ses héros.

 

Rituellement citée comme une inspiration pour les milliardaires de la Silicon Valley ou les capitalistes en herbe, l’ombre d’Ayn Rand plane sur la série Succession de Jesse Armstrongchef-d’œuvre de HBO qui s’est clos le 28 mai.

Ayn Rand a fui l’URSS en 1926 pour devenir une romancière à succès outre-Atlantique, et un totem du capitalisme. Son exaltation de l’égoïsme rationnel, des libertés et de la figure de l’entrepreneur, dans des romans tirés à des dizaines de millions d’exemplaires comme La Source vive (1943) ou La Grève (1957), en ont fait une figure incontournable aux États-Unis.

Dans Succession, on aurait tôt fait de voir dans la soif de pouvoir de la fratrie Roy l’incarnation d’un personnage randien. Logan Roy, tyrannique patron de médias conservateur, n’est pas éloigné du Gail Wynand de La Source vivequi construit un empire médiatique par esprit de revanche.

Le point culminant serait le discours du fils aîné, Kendall Roy, à l’enterrement de son père.

Face à un parterre de milliardaires, du old money new-yorkais au startupper suédois, en passant par un (futur ?) président américain rappelant Trump, Kendall se lance dans une apologie de l’argent, « le sang et l’oxygène de cette merveilleuse civilisation que nous avons fait sortir de la boue […] qui fait frémir de désir tous les hommes et les femmes, qui décuple leur ambition de posséder, de fabriquer, d’échanger, de gagner, de bâtir et de progresser. »

Dans La Grèvele personnage de Francisco d’Anconia, lui-même héritier d’une fortune colossale, se lance dans un monologue similaire : « Aimer l’argent, c’est accepter qu’il soit la résultante de ce que vous avez de meilleur en vous. […] Dans l’expression « faire de l’argent » réside l’essence de la morale humaine. »

On pourrait aussi voir dans Shiv, seule fille Roy, l’ombre de l’héroïne de La grève, Dagny Taggart, qui hérite de l’entreprise ferroviaire de son père. Comme Dagny, Shiv se retire un temps du business familial, n’y reconnaissant plus ses valeurs. Mais, comme ses frères, au moindre espoir d’obtenir les rênes de la Waystar Royco, elle accourt au mot tendre d’un père tyrannique. Alors que Dagny Taggart se bat pour sauver son entreprise, Shiv tente de la vendre au plus offrant.

Les Roy contreviennent à tous les préceptes de Rand, dont aucun héros n’est obsédé par le pouvoir :

« Un homme doit être motivé par le désir de créer, pas d’écraser les autres. »

Ils ne cessent de se trahir, moins par ambition que par désir de voir leurs semblables échouer : c’est le schéma auquel obéit presque chaque épisode.

Dans les bureaux de Waystar Royco, l’entrepreneur est réduit à du jargon d’articles LinkedIn et des pitchs vides de sens, à mi-chemin entre The Office et l’absurde du théâtre de Beckett. Là où les héros de Rand innovent et ne doutent jamais, s’affranchissent du regard d’autrui et sont guidés par leur raison, les Roy changent d’avis comme de chemise et ne prennent que de mauvaises décisions. Élevés dans le cynisme, les Roy ne croient en rien ; élevés sans amour, ils ne croient même pas en eux-mêmes, et sont prêts aux pires bassesses pour un atome de reconnaissance. Là où l’égoïsme des héros randiens les pare d’une honnêteté absolue et d’une intégrité morale qu’ils ne renieraient pour personne, les Roy et leur entourage sont prêts à trahir tout le monde, tout le temps.

 

« N’enviez pas un héritier sans valeur »

Il faut lire la reprise des codes randiens au second degré, dans une série qui camoufle sa maîtrise de l’absurde dans le luxe des décors et le sérieux des enjeux qu’elle aborde. Dans la sinistre « merveilleuse civilisation » de Succession, Kendall est l’incarnation de tout ce qui manque à un héritier pour être un héros capitaliste. Au même titre que James Taggart dans La Grève, il veut être respecté sans avoir accompli quoi que ce soit, et être aimé sans donner la moindre raison de l’être.

Comme dit Rand, il est « selfishness without the self », un égoïste sans ego. L’égoïsme de Rand est créateur et visionnaire, celui des Roy est stérile et pathétique, incarnation du « capitalisme de connivence » que la romancière méprisait. Comme dit Logan Roy à ses enfants : « Build your own f*cking pile ».

Enfin, Rand écrivait dans La Grève :

« Seul l’homme qui n’a pas besoin d’argent, celui qui est capable de faire fortune par lui-même, est digne d’en recevoir en héritage. N’enviez pas un héritier qui ne vaut rien. »

Elle n’aurait d’estime pour aucun des personnages de la série.

 

Le clin d’œil aux antihéros de Rand

En revanche, les personnages partagent beaucoup de caractéristiques des antihéros randiens, au point que ça ne semble pas être un hasard de la production.

Tom, le mari de Shiv, et le cousin Greg, incarnent l’archétype du « parasite » que Rand fustige dans ses écrits, celui qui vit pour se faire apprécier du plus puissant.

Magnat des médias, Logan Roy ressemble à Wynand, modèle positif de réussite, mais tout autant au journaliste Ellsworth Toohey dans le même ouvrage, dont le vice s’incarne par la volonté de manipuler l’opinion publique – l’envers du code moral randien.

Connor Roy, qui se rit des « élites » du haut de sa richesse d’héritier oisif, se dit libertarien, mouvement dont Rand fut une des inspiratrices mais qu’elle méprisait, traitant ses membres de hippies irresponsables. La fratrie Roy, comme le personnage de Peter Keating dans La Source vive, compte réussir par hérédité et piston, sans jamais cultiver le moindre talent.

Succession est une série formidable, à bien des niveaux de lecture. La regarder avec l’œuvre de Rand sous la main ne fait que rappeler à quel point ses héros sont tout ce que les personnages de Succession ne seront jamais. C’est aussi l’occasion rêvée, pour le public français, de découvrir les modèles positifs de la culture capitaliste américaine, au-delà de nos stéréotypes français.

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