Par Alain Laurent.
Une « maîtresse à penser des ultra-riches » dont les livres trônent sur « la table de chevet de la droite américaine » ou encore « la sainte patronne » du « gratin politico-économico-techno-médiatique » : telle serait Ayn Rand selon un article venimeux récemment paru dans Télérama (28 mai) et signé d’une certaine Caroline Veunac. Rand : un véritable cauchemar, donc, pour cet organe du progressisme sociétal et culturel, qui ne supporte visiblement pas que ses certitudes militantes soient contredites par une pensée aussi incorrecte. D’où son recours à une enfilade de clichés sommaires, tous aussi biaisés les uns que les autres, dont l’insigne malhonnêteté intellectuelle éclate dès qu’on les confronte à la cruelle et décapante lumière des faits.
Une icône de la droite réactionnaire américaine ?
Rien n’est plus faux que présenter Ayn Rand en inspiratrice de la droite américaine, version trumpiste ou conservatrice.
C’est en effet occulter que, foncièrement individualiste et favorable à la souveraineté de l’individu rationnel et non-violent, elle professait de fortes convictions radicalement opposées à toute soumission au tribalisme et au traditionalisme. Et que cette athée, « laïque à la française », combattait la moindre intrusion de la religion dans le politique. Raison pour laquelle elle s’est explicitement et précocement prononcé en faveur du droit des femmes à l’avortement – ce qui la place en opposition absolue avec toute la mouvance conservatrice.
Mais de manière plus générale, tout la sépare doctrinalement du conservatisme, pour lequel elle a eu les mots les plus durs et dont elle a souvent fustigé le côté collectiviste (la préférence pour les « racines », les appartenances et identités collectives, les déterminismes…) et l’étatisme (le recours aux moyens de l’État pour imposer leurs valeurs aux autres). C’est dire à quel point faire de Trump un adepte de Rand relève de la fake new la plus flagrante : irrationnel et pratiquant le déni de réalité (les soi-disant « faits alternatifs ») à grande échelle, nationaliste (ce qu’exécrait Rand !) et protectionniste, inculte et démagogue, ce futur et calamiteux candidat aux présidentielles américaines incarne ce que Rand détestait le plus, se situant aux antipodes de ses idéaux éthiques, politiques et même cognitifs.
En contraste, et de par ses qualités entrepreneuriales et créatives, Elon Musk est bien davantage éligible en héros randien…
Sainte patronne des ultrariches ?
Seul les « ultrariches » disant avoir été influencés par Ayn Rand sont légitimes à le faire si leur richesse résultent de l’emploi judicieux de leurs créativité et compétences personnelles.
Car dans ce cas, leur succès vérifie la pertinence d’un principe cardinal de la philosophie objectiviste randienne : la « loi de causalité ». Et cela plus précisément en application du « gagné-mérité » (« earned-deserved ») : c’est la conséquence logique des efforts productifs déployés par un entrepreneur, la juste récompense de l’engagement de sa pleine responsabilité. Mais il est en revanche faux de prétendre que dans son œuvre, Rand n’aurait mis en scène et célébré que des « riches » pouvant servir de modèles à ses millions de lecteurs. En fait, les principaux protagonistes de ses deux grands romans-cultes ne sont nullement des banquiers ou des magnats, mais des créateurs d’idées nouvelles en prise directe avec la réalité – et le libre marché.
Ainsi, Howard Roark (La source vive) est un architecte génial et solitaire, qui entend vivre du produit de son art disruptif, tandis que John Galt (La Grève) est un ingénieur, inventeur d’un moteur utilisant une source d’énergie inédite et inépuisable et que Hank Rearden (toujours dans La Grève) a mis au point un nouveau type de métal infiniment plus performant que tout ce qui existait auparavant. Aucun d’eux n’est « riche », et il préfèrent vivre pauvres que renoncer à leurs droits de propriété intellectuelle. À quoi l’on ajoutera que dans ces deux opus, les personnages les plus valorisés sont souvent issus de milieux modestes, mais animés d’une haute conscience professionnelle et connaissant bien leur affaire : c’est en particulier le cas de plusieurs cheminots dans La Grève, où tout se trame aussi autour d’une compagnie privée de chemin de fer.
Dominique Lecourt, l’un des rares philosophes français à s’être intéressé sans acrimonie à Ayn Rand, témoigne de cette proximité avec les citoyens de base par cette anecdote : pour meubler l’attente de son avion à Kennedy Airport, il achète au hasard La source vive et commence à le lire dans une cafétéria ; et quand la barmaid vient le servir et découvre le livre qu’il tient, elle lui dit : « Vous avez fait un excellent choix ! » Une « ultrariche », vraiment, cette simple serveuse ?
Un robuste antidote contre le collectivisme, le relativisme et le culpabilisme
Il y a cependant quelque chose d’exact dans l’article de Télérama :
« Brandissant l’acte créateur contre le conformisme de masse et l’interventionnisme étatique, Ayn Rand affranchit en quelque sorte l’individu de l’autocensure social-démocrate ».
Car de manière plus générale, la philosophie objectiviste élaborée par Rand permet à qui le veut de se soustraire à l’emprise délétère de la « political correctness » contemporaine. En effet, poser que la réalité existe objectivement hors de l’esprit humain, que celui-ci peut la connaître et s’en servir productivement pour s’accomplir grâce à la vertu de rationalité (la non-contradiction, le travail de conceptualisation) et au code moral qui en infère (non-agression, logique de la responsabilité individuelle, coopération volontaire), c’est proposer autant de solides points d’ancrage pour combattre les maux de l’époque liés au relativisme cognitif et moral : déni généralisé de réalité (tout ne serait qu’arbitraires « constructions sociales »), culpabilisation imméritée des individus qui entendent librement jouir du résultat de leurs efforts productifs et du droit de propriété qui en découle, règne de l’irrationnel et du laxisme déresponsabilisant.
Mais les éructations de Télérama ne sauraient dissimuler que dans la grande presse nationale, d’autres titres viennent de se montrer bien mieux accueillants à Ayn Rand dans leurs recensions de la réédition de son premier roman, Nous les vivants (Les Belles Lettres), comme entre autres Le Figaro (4 mai) puis L’Express (8 juin) – ni que chaque année, l’émission phare de France-Culture sur la philosophie invite l’auteur de ces lignes pour parler sereinement de Rand. Tout espoir de mieux faire connaître et reconnaître Ayn Rand n’est donc pas perdu, n’en déplaise à Télérama.
Rendez-vous sur ce plan à la prochaine rentrée avec cette fois-ci la réédition de Hymne (1937, aux Belles Lettres).
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