Par Matthieu Creson.
On a souvent qualifié l’essayiste, philosophe et journaliste Jean-François Revel de polémiste, terme que Revel rechignait généralement à endosser, dans la mesure où pour lui le bon polémiste est avant tout celui qui s’attache à démontrer une thèse de façon convaincante au moyen d’arguments, le ton polémique n’étant qu’une manière pour l’auteur de susciter davantage l’attention et l’intérêt du lecteur.
Pour Revel, la bonne polémique ne pouvait en aucun cas se passer de thèses étayées par de solides arguments, lesquels devaient eux-mêmes reposer sur une rigoureuse investigation préalable des faits. De Ni Marx ni Jésus (1970) au Regain démocratique (1992), en passant par La Tentation totalitaire (1976), Comment les démocraties finissent (1983) et La Connaissance inutile (1988), Revel aura combattu sans relâche le totalitarisme communiste et l’idéologie marxiste, dont le but n’était ni plus ni moins que l’anéantissement des sociétés fondées sur le capitalisme démocratique et libéral.
On a souvent négligé un aspect pourtant essentiel de l’œuvre de Revel : celui-ci ne fut pas tant un politologue qu’un authentique psychologue de la culture. Sa boulimie de lectures, son habitude de lire chaque jour plusieurs journaux français, anglophones, italiens et espagnols pour en isoler les articles à ses yeux les plus parlants, s’expliquent notamment par le fait qu’il s’intéressait moins aux sujets de fond en tant que tels qu’à la manière dont fonctionne l’esprit humain – il l’a d‘ailleurs souvent répété lui-même.
Et c’est en fin analyste de la psychologie de l’être humain et des sociétés humaines que Revel comprit qu’il existe peut-être en chacun de nous, au plus profond de notre être, ce qu’il appelait la « tentation totalitaire », cette constante de l’esprit humain.
Après la chute des régimes communistes, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, Revel comprit que si les systèmes politico-économiques assis sur le marxisme étaient révolus, l’idéologie qui en sous-tendait naguère encore le fonctionnement, elle, perdurerait sans doute encore pendant longtemps, fût-ce sous une forme plus ou moins recyclée. Comme le journaliste Christian Jelen – auquel Revel a dédié La Grande Parade (2000), son « essai sur la survie de l’utopie socialiste »), il voyait ainsi dans le tiers-mondisme un nouvel avatar de l’ancien marxisme, doctrine qu’on n’eut en vérité de cesse de vouloir maintenir en croyant pouvoir lui faire absorber le dernier élixir de jouvence à la mode.
Ainsi Christian Jelen écrit-il dans Les Casseurs de la République :
« L’échec du communisme a incité les progressistes à reporter leur imagination idéologique sur les thèmes tiers-mondistes. Source à son tour de désenchantement, le tiers-mondiste a fait glisser l’esprit doctrinaire vers l’exaltation différentialiste. Depuis lors, une vulgate multiculturaliste tend à prendre le relais de la vulgate marxiste » (p. 139)
Ce constat, Revel l’a dressé également dans plusieurs de ses articles du journal Le Point, repris dans son recueil de chroniques, Fin du Siècle des ombres, le XXe siècle ayant été pour Revel à bien des égards l’antithèse du siècle des Lumières. Ainsi, dans un article du Point du 10 juin 1995, Revel dénonce les impostures du politiquement correct – c’est le titre donné à sa chronique. Pourquoi parler d’« impostures » ?
Parce que les belles âmes néomarxistes en viennent à pratiquer l’intolérance envers leurs adversaires intellectuels, au nom même de la tolérance universelle ! Les communistes ont usé et abusé, tout au long de l’histoire de l’URSS, du subterfuge consistant à nous faire croire qu’ils défendaient une forme suprême de « démocratie », alors qu’ils furent au XXe siècle parmi les plus farouches adversaires de la démocratie parlementaire et libérale.
En observateur lucide des inépuisables ruses dont est capable l’esprit humain galvanisé par l’idéologie, Revel comprit parfaitement que les mentalités des tenants les plus ardents du politiquement correct ne diffèrent guère structurellement de celles des anciens défenseurs du socialo-marxisme totalitaire.
Il écrit :
« La ruse des censeurs vertueux consiste à exercer l’intolérance au nom de causes justes. Protestez-vous ? Ils vous rembarrent au nom de la justice. Objectez-vous que, précisément, ils ne parviennent à aucun résultat dans ce domaine ? Ce sont vos critiques qui les en empêchent, rétorquent-ils. Les communistes nous ont fait le coup pendant soixante-quinze ans ; aujourd’hui, ce sont les « politiquement corrects » qui ont pris en main le martinet » (Ibid., p. 724).
Ayant en théorie le culte de la « diversité », les militants du politiquement correct radical sont en vérité volontiers partisans de la censure idéologique dès l’instant où leurs adversaires ont l’outrecuidance de vouloir contredire et réfuter leurs idées. Les nouveaux censeurs sont en fait, pour reprendre la formule de Pierre-André Taguieff, d’authentiques « douaniers de la pensée ». Ceux qui étaient naguère arrêtés à la frontière séparant, d’une part, ce que l’on doit dire ou penser, et, d’autre part, ce qui mérite d’être passé sous silence, étaient souvent taxés de « fascisme ».
Aujourd’hui, en 2022, ce sont peut-être plus les étiquettes frappant les parias de la pensée qui ont changé, plus que les attitudes générales des censeurs de la bien-pensance : car le monde ne semble se diviser pour ces derniers qu’entre deux camps, le camp du Bien absolu (naturellement incarné par eux) et le camp du Mal, non moins absolu à leurs yeux, lequel ne serait composé que de « réactionnaires », de « populistes », de « complotistes », de « machistes », ou de « climato-sceptiques », pour ne citer que quelques qualificatifs partout répétés dans l’actuel paysage politico-médiatique.
Revel écrivait : « Tout ce qui n’est pas moi est fasciste ! voilà ce qu’on lit sur la pancarte que les tambours-majors du politiquement correct arborent en écharpe » (Ibid., p. 725). « Tout ce qui n’est pas moi est complotiste, sexiste, ou colonialiste ! » : voici ce qu’on pourrait lire sur la pancarte que les farouches défenseurs du Bien absolu exhiberaient aujourd’hui à leur tour.
« Nous voilà donc atteints d’un Bien incurable », avait écrit Philippe Muray dans L’Empire du Bien. Le tour de force des zélateurs du politiquement correct woke le plus radical (qui sont en fait les orphelins spirituels du défunt socialo-marxisme) est d’avoir instillé l’idée qu’à eux revenait le monopole du combat pour la justice et le bien social. Si vous osez contester leurs idées, même au moyen de faits et d’arguments, c’est que vous êtes nécessairement à leurs yeux un ennemi de la justice et du bien social.
Il serait donc désormais temps de comprendre, avec Jean-François Revel, Christian Jelen ou Pierre-André Taguieff, pour ne citer qu’eux, qu’il s’agit ici essentiellement d’imposture intellectuelle, qui dessert bien plus qu’elle ne sert en réalité les causes a priori nobles prétendument défendues par les nouveaux sectaires de l’idéologie du Bien.
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