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25 octobre, 2022

Comment la crise de Cuba illustre les dangers du consensus en incertitude

 Par Philippe Silberzahn.

Nous pensons souvent que le consensus est gage de certitude. On évoque le consensus des experts sur tel ou tel sujet pour avancer avec confiance dans une direction donnée. C’est oublier les leçons de l’histoire qui a régulièrement démenti, parfois brutalement, cette croyance un peu naïve. Un bon exemple est celui de la crise des missiles de Cuba. C’était il y a soixante ans, mais les mêmes mécanismes jouent encore aujourd’hui.

Le 16 octobre 1962, l’Amérique découvrait stupéfaite que les Soviétiques étaient en train d’installer secrètement des missiles balistiques nucléaires à Cuba. Ainsi commençait une crise au cours de laquelle le monde passa très près d’une guerre nucléaire. L’activation de ces missiles sur une île située à moins de 150 km des côtes américaines, qui ne fut évitée qu’à quelques jours près, aurait radicalement modifié l’équilibre des forces entre les États-Unis et l’Union soviétique en faveur de cette dernière.

Pourtant pendant des mois, alors que l’opération était menée du côté soviétique et cubain depuis le mois de mai, et malgré des preuves factuelles de plus en plus nombreuses d’une intense activité qu’elle ne savait expliquer, la CIA avait assuré au président Kennedy que l’Union soviétique n’installerait jamais de missiles nucléaires en dehors de son territoire. Il faudra un vol de l’avion espion U2 le 14 octobre pour révéler l’opération in extremis.

 

Le piège des croyances

Qu’est-ce qui explique que la CIA se soit ainsi fait surprendre ?

En un mot, ses croyances (modèles mentaux) l’ont aveuglée. La CIA croit qu’on ne peut pas faire confiance aux informateurs cubains. Elle croit que Cuba n’a aucun intérêt pour les Soviétiques. Elle croit que ces derniers ne prendraient jamais un tel risque. Et ainsi de suite. Les faits qui ne collent pas avec les croyances de l’agence sont systématiquement ignorés ou minimisés. Aveuglée, la CIA estime inutile de faire voler l’U2, qui pourrait pourtant répondre sans ambiguïté à ses questions.

Chose étonnante, le directeur de l’agence, John McCone, ne partage pas l’avis de ses équipes. Il faut dire qu’il n’est pas du sérail et tranche avec le profil type de l’analyste. Ce décalage est volontaire : Kennedy l’a nommé pour faire le ménage après le fiasco de la baie des Cochons, une tentative de débarquement à Cuba organisée l’année précédente par la CIA et qui a piteusement échoué. McCone croit, lui, qu’il s’agit bien de missiles balistiques, mais durant une réunion cruciale avec le Département d’État pour faire voler l’U2, il est absent. Pourquoi ? Parce qu’il est en voyage de noces ! Il s’est en effet marié tardivement. Cependant préoccupé par la situation il envoie régulièrement des câbles à ses équipes depuis le consulat américain à Nice, où il réside, pour les inciter à suivre la piste des missiles nucléaires, mais sans succès. Et c’est ainsi qu’alors que l’opération soviétique progresse et que l’heure fatidique de l’activation des missiles se rapproche, la CIA reste aveuglée.

Mais alors pourquoi l’U2 a-t-il volé, finalement, si la CIA n’en voyait pas l’intérêt ?

Tout simplement parce que, n’y tenant plus, McCone a écourté son voyage de noces ! Rentré aux États-Unis, il ordonne immédiatement un vol, qui révèle les sites de lancement des missiles. La CIA, et les États-Unis, ont été sauvés in extremis parce que quelqu’un a réussi à garder vivante une hypothèse alternative dans une organisation qui refusait de l’envisager. C’était il y a soixante ans, mais aujourd’hui rien n’a changé. Les organisations et les États continuent de se faire surprendre parce qu’ils ont trop facilement éliminé des hypothèses qui contredisent leurs croyances profondes. L’invasion de l’Ukraine en est un exemple frappant.

Edward Luttwak, stratège renommé, estimait ainsi juste avant l’attaque que celle-ci était improbable car « pour envahir et occuper un pays, il faut au moins 300.000 hommes et Poutine n’en a regroupé que 120.000 ».

Il n’a pas envisagé qu’il ne s’agissait pas d’occuper le pays, mais de faire un bref coup de force qui ferait tomber le gouvernement.

 

Les dangers du consensus

Ce qui aveugle la CIA en 1962, c’est que le consensus se fait en son sein autour d’une croyance profonde, celle selon laquelle jamais les Soviétiques n’installeront de missile nucléaire à Cuba. Cette croyance écrase tout. Elle renforce d’autres croyances qui participent à l’aveuglement de l’agence, comme celle selon laquelle on ne peut pas faire confiance aux informateurs cubains qui signalent pourtant des faits étranges.

Le consensus est bien sûr très utile en situation continue, où l’incertitude est relativement faible. Il est un gage d’efficacité. Le collectif travaille à partir d’une hypothèse dominante qui a fait ses preuves par le passé, et ne perd pas de temps à en considérer d’autres. Mais que survienne une discontinuité, et le consensus se révèle potentiellement mortel : il conduit à éliminer les opinions extrêmes, que la nature extrême, anormale, de la situation justifie pourtant.

Avec le consensus, le collectif mise tout sur une hypothèse. Le gain est considérable si cette hypothèse se révèle exacte, mais la perte est également considérable sinon. Plus la taille du collectif est importante, moins ce risque est acceptable. Ce qui est possible à l’échelle d’une personne ou même d’une unité d’entreprise, par exemple via un pari sur un lancement de produit disruptif, devient déraisonnable à l’échelle de toute une organisation, voire d’un pays. Plus le collectif est grand, plus il est complexe, et moins le consensus est possible et même souhaitable.

Ce qui complique les choses, c’est que le propre d’une discontinuité est de survenir de façon inattendue sous forme de surprise parfois brutale, comme dans le cas de la crise de Cuba, ou plus récemment de l’invasion de l’Ukraine. C’est donc avant la surprise, et afin d’essayer d’éviter celle-ci, que le consensus doit être limité.

Dans notre ouvrage Constructing Cassandra, mon co-auteur Milo Jones et moi avons analysé plusieurs surprises stratégiques. Nous montrons que c’est le rôle du dirigeant de mettre en œuvre des techniques, des mécanismes et surtout une culture dans laquelle il est naturel, et même attendu, de questionner le consensus sur une question donnée. Idéalement cela doit se faire avant le choc, dans la durée. À défaut, cela se fait après. C’est ce qu’a fait Kennedy. Dès les missiles découverts, le Président réunit ses conseillers. Ceux-ci le pressent d’agir : il faut raser Cuba avant que les missiles ne soient activés, car alors il sera trop tard. Kennedy, évidemment, n’est pas enthousiaste. Il souhaite avoir d’autres options, mais comment ? La solution qu’il trouve est de s’absenter volontairement de la pièce. Il sait qu’en sa présence la dynamique est bloquée. Son absence libère la parole et permet de dégager de nouvelles options, dont le blocus, qui sera finalement retenu et qui permettra de mettre fin à la crise.

On retrouve aujourd’hui cette approche avec Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, qui s’exprime toujours en dernier dans les réunions. On la retrouvait également avec Alfred Sloane, légendaire PDG de General Motors, qui, lorsque tout le monde était d’accord avec une de ses décisions, la remettait systématiquement à l’agenda de la réunion suivante. Il offrait ainsi la possibilité à ceux qui avaient un doute de venir le voir discrètement entretemps.

 

La diversité d’opinion, un argument d’ordre pratique

La défense de la diversité est faite de nos jours à partir d’un argument d’ordre moral, selon lequel la diversité d’une organisation doit refléter celle de la société. Ici, l’argument est d’ordre pratique. Le consensus autour d’une croyance unique, ou d’un corpus de croyances uniques, est mortel pour un collectif quel qu’il soit. Le maintien d’une diversité d’opinion est le seul moyen que des hypothèses extrêmes et anormales, difficiles à admettre, ne soient pas balayées par les croyances dominantes qui semblent si évidentes et qui ont été vraies si longtemps.

N’attendez pas de vous retrouver dans la situation similaire à celle de Kennedy, face à une crise existentielle, pour créer, exiger et garantir la diversité d’opinion au sein de votre organisation.

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