Par Karl Eychenne.
La succession de crises majeures bouscule les économistes, stimule la concurrence des récits proposés, et invite à prendre position sur certains sujets clivants.
Cet article retient trois questions majeures qui divisent les plus grands penseurs, mais qui pourraient être éclairées à la lumière des évènements récents : quelle est la nature de la croissance économique à long terme ? Quelles politiques nos gouvernants doivent-ils mener ? Quel monde idéal ?
Quelle est la nature de la croissance économique à long terme ?
Cette question peut parait obscure au profane. En vérité, elle n’est pas très claire non plus pour les experts.
Il s’agit de la croissance d’après-demain, celle qui est au-delà des cycles économiques et autres aléas. C’est ce que l’on appelle le sentier de croissance, ou croissance potentielle. Tout le monde s’accorde sur un point : le rôle déterminant du progrès technique dans la croissance potentielle. La question qui fâche est la nature de ce progrès technique : exogène (« venu d’ailleurs »), ou endogène (auto – entretenu avec la croissance). Les crises contemporaines permettent-elles de trancher enfin entre les deux modèles de croissance ? Non, toujours pas. Mais ce n’est peut-être qu’une question de temps.
En effet, ces crises contemporaines seraient susceptibles de provoquer des différentiels de productivité du travail importants entre les pays. Car l’incertitude durablement élevée des acteurs privés et publics pourrait grever la plupart des décisions d’investissement productifs. S’il se produisait, un tel scénario serait alors mieux expliqué par une version endogène de la croissance économique, dans la mesure où le progrès technique y évolue conjointement avec la croissance : une baisse de la croissance encouragerait une moindre progression du progrès technique en quelque sorte. Par contre, si malgré les crises il n’était pas observé d’hétérogénéité particulière entre les niveaux de productivité des pays, alors la thèse de la croissance exogène gagnerait en crédibilité. Car le progrès technique est supposé y évoluer inconditionnellement aux aléas des cycles économiques.
Cette question sur la nature de la croissance à long terme peut paraitre secondaire au vu de l’urgence climatique, sanitaire, ou géopolitique. Et pourtant, elle est déterminante. Par exemple, les modèles de type DICE utilisés dans le cadre climatique ou SIR dans le cadre sanitaire, embarquent avec eux des choix de modèles de croissance économique, qui conditionnent l’impact à venir des crises sur les générations futures.
Face aux crises, uelle politique nos gouvernants doivent-ils mener ?
Les crises ont au moins une vertu, elles tisonnent les idées reçues. Par exemple, la longue période de désinflation que nous avons connue des années 1980 (suite au deuxième choc pétrolier) jusqu’à fin 2020 a donné lieu à d’innombrables interprétations justifiant une nouvelle ère enchantée où les phases d’expansions économiques motivaient des tensions modérées sur les prix. Dans ce nouveau monde, les Banques centrales décomplexées pourraient alors proposer des politiques monétaires ultra- accommodantes, permettant notamment de financer des politiques de soutien durable des gouvernants : on parlera notamment de Modern Monetary Theory, comme nouveau cadre de référence du policy mix entre la politique monétaire et budgétaire.
Mais la covid et l’Ukraine ont rebattu les cartes. L’inflation est finalement revenue de nulle part, l’offre de biens se montrant incapable de répondre à une demande déconfinée, la crise climatique et la guerre en Ukraine n’arrangeant rien à l’affaire en exacerbant les pénuries de certaines denrées alimentaires et des ressources énergétiques. Les motifs d’une désinflation structurelle n’ont probablement pas disparu, mais ont été balayés par l’effet rareté sur certains biens. Ce retour tonitruant de l’inflation a obligé les Banques centrales à changer de stratégie, ou plutôt à revenir à leur premier objectif : la lutte contre l’inflation. Ce faisant, elles déconseillent alors aux politiques budgétaires de proposer du « quoi qu’il en coûte » puisque désormais cela coûte.
Ainsi, les crises contemporaines semblent être le prétexte à un retour aux lectures traditionnelles des politiques monétaires et budgétaires. Toutefois, ce retour reste pour l’instant très feutré, les politiques monétaires restent très accommodantes, et les niveaux d’endettement des Etats conséquents.
Quel meilleur des mondes ?
Hélas, les crises contemporaines ne nous apprendront rien de plus sur ce que nous savons déjà, c’est-à-dire pas grand-chose. Tout au plus nous feront-elles comprendre que nous ne prenons peut-être pas la bonne direction en retardant la transition énergétique, en multipliant les foyers de tensions géopolitiques, ou en sous-estimant la diffusion de maladies zoonotiques.
En effet, la théorie économique ne dit rien sur le meilleur des mondes, tout juste émet-elle des recommandations sur un monde meilleur.
Cette impossibilité s’explique pour une simple et unique raison qu’il faut sans cesse rappeler pour ne pas se laisser ensorceler par les expressions d’optimum de Pareto ou de Théorème du bien-être bien connues des économistes. On ne peut pas déduire ce qui doit être de ce qui est (loi de David Hume, un des (le) fondateurs de l’empirisme moderne). La formule secrète du bien vivre ensemble n’est pas cachée quelque part dans la nature ou écrite dans un vieux grimoire. Le Graal n’a pas de boussole. La science économique n’est pas prescriptive, elle est seulement descriptive, comme les autres sciences. Elle ne dit pas où aller, elle dit seulement comment y aller. La science économique ne dit rien sur le bestiaire de valeurs que nous devons partager, c’est à nous de les choisir et de tenter de nous mettre d’accord. Et cela même s’il existe quelque impasse technique à mettre tout le monde d’accord, comme l’établit l’économiste Kenneth Arrow avec son irréfragable théorème d’impossibilité : un théorème qui repose principalement sur l’encombrante hypothèse de rationalité au service d’une preuve par l’absurde, plutôt que sur une impossibilité pratique du bien vivre ensemble…
En conclusion
Les résultats peuvent paraitre mitigés.
D’abord, concernant la question de la nature de la croissance à long terme, il faudra attendre un certain temps avant que les crises contemporaines puissent éventuellement produire des différentiels de productivité importants entre les pays, et faire pencher la balance côté croissance exogène ou endogène.
Ensuite, concernant la question des politiques à mener par nos gouvernants, la réponse est une forme de résultat négatif, au sens où le mythe d’un policy mix durablement complaisant entre les politiques monétaire et budgétaire a volé en éclats avec le retour en fanfare de l’inflation.
Enfin, concernant la question du meilleur des mondes, la réponse était connue d’avance : les crises ne nous diront rien de plus que les non crises, car le meilleur des mondes ne se déduit pas.
« Une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison » – Henri Poincaré.
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