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08 octobre, 2022

Comment peut-on être libéral dans le monde actuel ?

 Par Patrick Aulnas.

Comment peut-on être libéral ? Pour beaucoup de nos concitoyens, le libéralisme est devenu la doctrine du diable. Évidemment, quand le gouvernement français est qualifié d’ultralibéral par certains, les repères s’estompent et les esprits se troublent. On en étonnera plus d’un en affirmant que le libéralisme, lato sensu, est la chose la plus naturelle du monde. Il accorde en effet la prééminence aux accords librement conclus entre individus par rapport à la réglementation étatique. Les Romains de l’Antiquité appelaient jus le droit civil émanant des coutumes de la société elle-même et lex le droit élaboré par la puissance publique. Le jus précède historiquement la lex, qui mènera à l’Empire et à la dictature.

 

La grande ambiguïté : les libertés et les droits

Quatre corpus juridiques, apparus successivement dans notre histoire, constituent l’épicentre des enjeux politiques contemporains :

Les libertés politiques et les droits fondamentaux 

Ce sont le droit au respect de la personne (pas de torture, pas d’esclavage), les libertés de conscience, de culte, d’expression, de réunion, d’association, etc.

Les libertés économiques 

Ce sont le droit de propriété, la liberté contractuelle, la liberté d’entreprise.

Les droits sociaux 

Ce sont le droit à la protection de la santé, le droit à l’enseignement, le droit à l’emploi, etc.

Les droits environnementaux 

Il s’agit de la réglementation de l’action de l’être humain sur son environnement car la puissance technologique acquise risquerait de l’altérer et par suite de détruire la vie elle-même.

 

Une différence d’essence sépare libertés et droits.

Les libertés représentent un potentiel accordé à chaque individu. Il peut l’utiliser ou non. Il peut s’exprimer ou se taire, faire partie d’une association ou non, acquérir plus ou moins de droits de propriété.

Les droits sont des créances sur la société qui supposent un financement par la violence légitime et une réglementation très dense. Or, prélèvements obligatoires et règlementation étatique constituent des atteintes à la liberté des individus.

S’ensuit une évidence : aller trop loin dans l’octroi de droits sociaux et environnementaux représente un recul de la liberté. Les libéraux ne s’accordent pas sur le niveau acceptable dans ce domaine, mais tous considèrent que ces droits peuvent menacer la liberté.

Lorsque les sociaux-démocrates envisagent la démocratie, ils considèrent au contraire que l’octroi de droits sociaux nouveaux ou plus avantageux constitue un progrès. L’égalisation des conditions sociales leur importe plus que la liberté individuelle.

Comment peut-on être libéral ? Le premier élément de réponse est très simple et étymologique : en privilégiant la liberté individuelle. Cela ne signifie pas rejeter les droits sociaux ou environnementaux, mais les considérer pour ce qu’ils sont : des limites à la liberté, parfois nécessaires pour faire société.

En définitive, il apparaît que la sensibilité sociale-démocrate espère beaucoup du pouvoir politique. Pour l’extrême gauche, tout est politique et certains extrémistes ont même préconisé la règlementation des tâches ménagères. La sensibilité libérale voit au contraire le politique comme un mal nécessaire et éprouve de la défiance à l’égard du pouvoir et de l’hubris des gouvernants, toujours susceptible de mener à l’autoritarisme.

 

Esprit de conquête et esprit de résistance

Le pouvoir politique est toujours à la recherche de sa propre croissance. Bertrand de Jouvenel l’avait montré dans une analyse historique intitulée Du pouvoir. Le libéralisme consiste à cantonner le pouvoir politique dans un périmètre limité car sa propension naturelle le conduit à restreindre les libertés. Le libéral doit donc avoir l’esprit de conquête dans le domaine des libertés et l’esprit de résistance dans le domaine des droits.

L’esprit de conquête a pour objectif de restreindre les interdits de façon à accroître le champ de l’autonomie individuelle. Historiquement, à partir du XVIIIe siècle surtout, il a fallu faire reculer l’autoritarisme des gouvernants pour légaliser les grandes libertés politiques dont nous bénéficions (pensée, expression, réunion, association, etc.). De nos jours, cet esprit de conquête concerne surtout les libertés dites sociétales, qui remettent en cause les morales traditionnelles d’essence religieuse. La liberté de la contraception, longtemps refusée par le pouvoir politique, ne se développe qu’au XXe siècle en Occident. Plus récemment, l’interruption volontaire de grossesse, le mariage homosexuel, le droit de choisir avec l’aide d’autrui le moment de sa mort (suicide assisté ou euthanasie active) ont été admis dans de nombreux pays. De même, la domination historique des hommes sur les femmes, parfois par la violence ou les abus sexuels, est aujourd’hui remise en cause dans les démocraties occidentales.

Il est clair que toutes les autocraties (Chine, Russie, Arabie Saoudite, etc.) refusent la plupart des libertés politiques et sociétales. L’humanité est encore loin d’avoir quitté la route de la servitude. L’esprit de conquête poursuit aujourd’hui sa lutte contre les interdits prônés par tous les pouvoirs au nom de la nation, de la religion ou tout simplement de l’autoritarisme de certains individus.

 

Résister à l’expansion du pouvoir

Le second aspect du pouvoir politique, apparu plus récemment, consiste à octroyer des droits sociaux ou environnementaux aux individus. Il est alors nécessaire d’élaborer des réglementations complexes accroissant l’emprise du pouvoir sur les citoyens. Mais il faut aussi financer ces nouveaux droits par des impôts, taxes ou cotisations ce qui implique une omniprésente surveillance du fonctionnement de l’économie. Les droits sociaux ou environnementaux conduisent inéluctablement à un renforcement du pouvoir politique. Si le pouvoir est aujourd’hui moins arbitraire dans les démocraties car soumis à l’État de droit, il est beaucoup plus puissant que dans les siècles et les millénaires passés car il dispose de la capacité de contrôler et d’orienter toute l’activité humaine : production, distribution, consommation, culture, etc.

La technologie est à cet égard au service du pouvoir, lui permettant de constituer des bases de données personnalisées de toute activité économique ou sociale. Le comble du paradoxe apparaît alors : les individus contrôlés apportent eux-mêmes au pouvoir les informations qu’il réclame en les saisissant à distance sur ordinateur. Les bases de données fiscales sont ainsi alimentées par les contribuables eux-mêmes qui tendent à leur bourreau la corde pour les pendre.

L’esprit de résistance est alors indispensable et fait partie intégrante de toute démarche libérale. Les évolutions récentes ont en effet montré que le pouvoir n’a jamais assez d’argent. La démagogie n’a jamais atteint un tel déploiement, favorisée par des réseaux sociaux sur lesquels transite le pire. Les promesses de dépenses publiques sont en compétition et celui qui gagne les élections doit les financer. Le recours massif à l’emprunt permet d’éviter l’impopularité d’une pression fiscale en trop forte croissance. Les gouvernants bénéficient ainsi des effets positifs de la dépense publique sur leur popularité en accordant prestations, subventions et réalisations diverses. Mais ils échappent à la contrainte mathématique de l’équilibre budgétaire, rejetant sur les générations futures le poids effectif du financement.

Ce cynisme des politiciens ne surprendra pas. Écraser ses enfants et petits-enfants sous une montagne de dette publique pour une fugace popularité dans le présent ne peut relever que de la petitesse d’esprit et de la médiocrité morale.

 

Conservatisme et progressisme

Le libéralisme politique, sociétal, économique autorise de multiples variantes individuelles.

Il est impossible de classer globalement le libéralisme à gauche ou à droite de l’échiquier politique. Il existe des libéraux conservateurs refusant la plupart des évolutions sociétales contemporaines mais souhaitant une réduction drastique de l’interventionnisme étatique dans l’économie. Il existe des libéraux progressistes, partisans des évolutions sociétales et admettant une économie mixte.

Ce qui les rapproche est le système de valeurs érigeant la liberté individuelle en critère majeur du politique, alors que l’horizon socialiste se réclame d’abord de l’égalité.

 

Fondements philosophiques

Le libéralisme étant une pensée politique, mais pas une idéologie, il est indispensable d’asseoir ses modalités d’action (conquête des libertés et résistance à l’oppression) sur une philosophie politique.

La solution la plus courante consiste à se référer au concept déjà ancien de droit naturel. Tout homme dispose, indépendamment du régime politique, d’un ensemble de droits. Le droit à la vie interdit à tout être humain d’attenter à la vie d’autrui. L’autonomie de l’individu implique qu’il participe librement à la désignation des gouvernants et qu’il peut conclure des contrats avec des partenaires de son choix. Le droit de propriété lui permet d’acquérir des biens par son activité et nul ne peut les lui confisquer sauf en cas d’infraction grave.

Le droit naturel permet ainsi de considérer les régimes politiques autocratiques comme illégitimes car ils ne respectent aucun de ces principes. Ils ne peuvent même pas se réclamer du libéralisme économique puisque toute parole ou action contraire à la doxa gouvernementale est immédiatement réprimée. Un seul exemple parmi mille autres : Ma Yun, dit Jack Ma, dirigeant chinois du groupe Alibaba, disparaît en 2020 à la suite d’un discours critiquant le pouvoir politique de son pays. Il réapparaît en 2021 mais n’occupe plus aucune fonction dirigeante. Les dirigeants de l’économie chinoise doivent se plier aux injonctions politiques ou disparaître.

 

Libéralisme politique et libéralisme économique

Libéralisme politique et libéralisme économique sont liés.

Historiquement, il apparaît que les régimes autoritaires n’ont jamais admis le libéralisme économique. L’exemple des dictatures européennes du XXe siècle (Italie, Allemagne, Espagne, Portugal) montre que l’économie était étroitement surveillée et que le régime corporatiste avait la faveur des gouvernants. Les corporations réglementent l’activité et contrôlent les acteurs de l’économie pour le compte de l’État. L’économie est au service de l’État, elle n’est régie que très partiellement par le marché.

Peut-on admettre qu’une économie de marché est indispensable pour qu’existe la liberté politique ? C’est historiquement exact puisque jamais une démocratie n’a existé sans marché libre. Même dans un pays comme la France, où les dépenses publiques représentent presque 60 % du PIB, il reste une part importante d’activité régie par les lois du marché. Les libertés politiques ne sont pas menacées. Mais si pratiquement tous les mécanismes de financement devaient transiter par le politique, ce qui serait le cas si les dépenses publiques atteignaient par exemple 80 ou 90 % du PIB, toute indépendance par rapport au pouvoir disparaîtrait, en particulier pour la presse, les médias et la culture. Comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nous serions alors en dictature sans le savoir.

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