Quelle est la relation entre liberté politique et économique ? Un plongeon dans la réflexion stimulante de Milton Friedman.
Dans Capitalisme et liberté (1962), Milton Friedman propose une hiérarchisation entre deux types de libertés : la liberté économique et la liberté politique. En effet, selon lui :
La liberté économique est elle-même une composante de la liberté au sens large, si bien qu’elle est une fin en soi. D’autre part, la liberté économique est indispensable comme moyen d’obtenir la liberté politique.
Dans cet article, nous allons d’abord nous pencher sur la thèse selon laquelle l’accroissement de la liberté économique implique l’accroissement de la liberté politique et civile. Puis nous aborderons la thèse selon laquelle l’accroissement de la liberté politique n’implique pas nécessairement un accroissement de la liberté économique et civile.
LA THÉORIE FRIEDMANIENNE DE LA BALANCE DES POUVOIRS
Milton Friedman affirme que « l’accroissement de la liberté économique va de pair avec l’accroissement des libertés civiles et politiques. » Pour argumenter en faveur de cette thèse, il développe une théorie du pouvoir et de la balance des pouvoirs. Cette théorie prend la forme suivante :
La menace fondamentale contre la liberté est le pouvoir de contraindre, qu’il soit entre les mains d’un monarque, d’un dictateur, d’une oligarchie ou d’une majorité momentanée. La préservation de la liberté requiert l’élimination la plus complète possible d’une telle concentration du pouvoir, en même temps que la dispersion et le partage de ce qui, du pouvoir, ne peut être éliminé : elle exige donc un système de contrôle et de contrepoids. En ôtant à l’autorité politique le droit de regard sur l’organisation de l’activité économique, le marché supprime cette source de pouvoir coercitif ; il permet que la puissance économique serve de frein plutôt que de renfort au pouvoir politique.
Autrement dit, il existe un pouvoir politique et un pouvoir économique qu’il s’agit de séparer et d’opposer plutôt que de concentrer, comme c’était le cas dans le totalitarisme soviétique où pouvoir économique et pouvoir politique étaient concentrés entre les mêmes mains d’une bureaucratie dirigeante.
LE PROBLÈME DE LA DÉFINITION DU POUVOIR
Cette théorie de l’équilibre des pouvoirs semble faire sens, même si Milton Friedman ne définit pas de manière très rigoureuse ce qu’il entend par pouvoir.
Il semblerait qu’il entende par ce concept de pouvoir la capacité de x à prendre des décisions sans être contraint par y, la contrainte désignant ici non seulement l’usage de la force pour contraindre, mais aussi les incitations économiques pouvant servir à contraindre autrui.
La liberté économique permettrait donc d’équilibrer le pouvoir politique avec le pouvoir économique, ce qui renforcerait la liberté politique puisque les individus seraient davantage libres par rapport à l’autorité politique.
Milton Friedman illustre cet argument par l’exemple de la liberté d’expression : dans une société où le pouvoir politique ne contrôle pas l’économie, les agents économiques sont prêts à vendre, publier et diffuser des propos tenus par des opposants au pouvoir politique, tandis que dans une société où le pouvoir politique contrôle l’économie, par exemple où l’État est propriétaire des moyens de production, les opposants au pouvoir politique ne peuvent s’adresser à personne pour diffuser leurs propos.
LIBERTÉ ÉCONOMIQUE ET LIBERTÉ INDIVIDUELLE
À la lumière de cette argumentation, il semble que Milton Friedman ait raison de penser que l’accroissement de la liberté économique renforce la liberté politique des individus.
Si on conçoit aisément que pour favoriser la liberté politique il convient de fragmenter le pouvoir politique en de multiples centres de pouvoir en concurrence, on pourrait néanmoins se demander si la liberté économique ne va pas aboutir à une concentration du pouvoir économique entre quelques mains.
C’est d’ailleurs là une des critiques récurrentes émises par une partie de la gauche à l’encontre d’une économie de marché libre. Milton Friedman répond à cette critique que :
Le pouvoir économique peut être largement dispersé. Aucune loi de conservation ne veut que la croissance de nouveaux centres de pouvoir économique se fasse aux dépens des centres déjà existants.
En fait, la liberté économique signifie la mise en concurrence entre les individus. Or, celle-ci signifie que chaque individu jouit d’une sphère d’autonomie et d’absence de contrainte.
En effet, Milton Friedman argumente que :
Aussi longtemps que l’on maintient une liberté d’échange effective, le trait central du mécanisme du marché est qu’il empêche une personne de s’immiscer dans les affaires d’une autre en ce qui concerne la plupart des activités de cette dernière. Du fait de la présence d’autres vendeurs avec lesquels il peut traiter, le consommateur est protégé contre la coercition que pourrait exercer sur lui un vendeur ; le vendeur est protégé contre la coercition du consommateur par l’existence d’autres consommateurs auxquels il peut vendre ; l’employé est protégé contre la coercition du patron parce qu’il y a d’autres employeurs pour lesquels il peut travailler, etc.
C’est donc par la concurrence même que chaque individu peut ne pas dépendre d’un autre individu en particulier, et c’est pourquoi la liberté économique est une force de décentralisation du pouvoir économique et non de concentration de ce pouvoir.
UN ARGUMENT HISTORIQUE
Milton Friedman propose aussi un argument historique en faveur de sa thèse. Il pense possible d’induire de l’observation de l’histoire une corroboration en faveur de sa thèse selon laquelle l’accroissement de la liberté économique implique l’accroissement de la liberté politique et civile :
L’histoire témoigne sans équivoque de la relation qui unit liberté politique et marché libre. Je ne connais, dans le temps ou dans l’espace, aucun exemple de société qui, caractérisée par une large mesure de liberté politique, n’ait pas aussi recouru, pour organiser son activité économique, à quelque chose de comparable au marché libre.
Mais cette induction historique pose le même problème que toute induction de ce type : elle est aisée à infirmer. Ainsi, Milton Friedman affirme ensuite que « [la liberté politique a évidemment accompagné le marché libre] pendant l’âge d’or de la Grèce et aux premiers temps de l’époque romaine ».
LE MODÈLE GREC ?
Or, il semble erroné de parler de liberté politique dans une société comme celle de la Grèce antique où l’esclavage a toujours existé, où les inégalités en droits entre hommes et femmes n’ont jamais pris fin et où, de manière générale, un système d’inégalités en droits stratifiait la société.
C’est pourquoi, même en admettant que la Grèce a incarné un marché libre à un moment de son histoire antique, ce qui me semble aussi matière à controverse, elle ne peut pas avoir incarné un modèle de liberté politique ; bien que remise dans son contexte elle puisse avoir incarné un modèle de liberté politique relativement aux autres modèles de société existant.
L’argumentation historique de Milton Friedman n’est donc pas très convaincante.
Toutefois, il se peut que ce soit simplement l’exemple historique de Milton Friedman qui soit mal choisi. On peut en effet observer que dans plusieurs pays européens une augmentation immense du niveau de vie de la population succédant aux révolutions agricole, industrielle et technologique semble avoir été suivie d’une augmentation des libertés politiques. Il y a donc aussi des observations historiques en faveur de sa thèse.
L’ACCROISSEMENT DE LA LIBERTÉ POLITIQUE IMPLIQUE-T-IL L’ACCROISSEMENT DE LA LIBERTÉ ÉCONOMIQUE ET CIVILE ?
Milton Friedman a ajouté dans sa préface de 2002 à Capitalisme et liberté un élément important à sa conception de la liberté qui n’apparaissait pas dans la version de 1962 :
Alors que j’achevais la rédaction de ce livre, l’exemple de Hong-Kong, avant sa restitution à la Chine, m’a persuadé que, si la liberté économique est la condition nécessaire à la liberté civile et politique, et aussi désirable que puisse être cette dernière, la réciproque n’est pas vraie. […] La liberté politique, […] dans certaines circonstances joue en faveur des libertés économiques et civiques, mais […] dans d’autres les entrave.
Non seulement il pense que la liberté économique implique la liberté politique et civile, mais en outre il pense donc que la liberté politique n’implique pas nécessairement la liberté économique et civile. Par conséquent, il établit ainsi une hiérarchie entre les libertés, la liberté économique l’emportant en importance sur la liberté politique puisque cette dernière peut parfois avoir des conséquences nuisibles pour les individus.
L’EXEMPLE DE HONG KONG
La liberté politique peut-elle vraiment ne pas impliquer la liberté économique et civile, voire, peut-elle lui nuire ? Milton Friedman mentionne l’exemple de Hong-Kong qui était jusqu’en 1997 un territoire britannique, puis un territoire chinois.
Ce que Milton Friedman semble ici avoir observé est que la liberté politique de Hong-Kong jusqu’en 1997 n’a pas amené d’accroissement de la liberté économique et civile.
En fait ce qu’a probablement observé Milton Friedman est que lorsque des individus gagnent en liberté politique, par exemple lorsqu’un régime autoritaire se démocratise, il peut employer ses nouvelles libertés politiques pour élire des dirigeants qui prendront des mesures contre la liberté économique et la liberté civile.
Un exemple criant de ce phénomène peut s’observer avec l’Allemagne dans la première moitié du XXe siècle : d’abord régime autoritaire, puis démocratie, c’est une majorité démocratique jouissant de libertés politiques qui permet l’accession au pouvoir du parti nazi, tandis que par la suite, le régime nazi réduit drastiquement les libertés civiles et économiques.
Il semble donc vrai de dire que, dans certains cas, les libertés politiques peuvent nuire aux libertés civiles et économiques.
Dans la prochaine partie de cette réflexion, nous tâcherons de voir si la liberté économique est réellement plus importante que la liberté politique et civile.
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