par Frédéric Bastiat
Alors que s’élèvent des voix multiples pour supprimer la propriété intellectuelle des vaccins, il nous paraît opportun de publier cette lettre de Bastiat, toujours d’actualité, qui remet les idées en place.
Mugron, le 9 septembre 1847. [1]
MONSIEUR,
J’apprends avec une vive satisfaction l’entrée dans le
monde du journal que vous publiez dans le but de défendre la propriété intellectuelle.
Toute ma doctrine économique est renfermée dans ces mots : les services s’échangent contre des services, ou en termes vulgaires : Fais ceci pour moi, je ferai cela pour toi, ce qui implique la propriété intellectuelle aussi bien que matérielle.
Je crois que les efforts des hommes, sous quelque forme que ce soit, et les
résultats de ces efforts, leur appartiennent, ce qui leur donne le droit d’en
disposer pour leur usage ou par l’échange. J’admire comme un autre ceux qui en
font à leurs semblables le sacrifice volontaire ; mais je ne puis voir
aucune moralité ni aucune justice à ce que la loi impose systématiquement ce
sacrifice. C’est sur ce principe que je défends le libre-échange, voyant
sincèrement dans le régime restrictif une atteinte, sous la forme la plus
onéreuse, à la propriété en général, et en particulier à la plus respectable,
la plus immédiatement et la plus généralement nécessaire de toutes les
propriétés, celle du travail.
Je suis donc, en principe, partisan très-prononcé de la propriété
littéraire. Dans l’application, il peut être difficile de garantir ce genre de
propriété. Mais la difficulté n’est pas une fin de non-recevoir contre le
droit.
La propriété de ce qu’on a produit par le travail, par
l’exercice de ses facultés, est l’essence de la société. Antérieure aux lois,
loin que les lois doivent la contrarier, elles n’ont guère d’autre objet au
monde que de la garantir.
Il me semble que la plus illogique de toutes les
législations est celle qui régit chez nous la propriété littéraire. Elle lui
donne un règne de vingt ans après la mort de l’auteur. Pourquoi pas
quinze ? pourquoi pas soixante ? Sur quel principe a-t-on fixé un
nombre arbitraire ? Sur ce malheureux principe que la loi crée la
propriété, principe qui peut bouleverser le nombre.
Ce qui est juste est utile : c’est là un axiome dont l’économie politique a souvent occasion de reconnaître la justesse. Il trouve une application de plus dans la question. Lorsque la propriété littéraire n’a qu’une durée légale très-limitée, il arrive que la loi elle-même met toute l’énorme puissance de l’intérêt personnel du côté des œuvres éphémères, des romans futiles, des écrits qui flattent les passions du moment et répondent à la mode du jour. On cherche le débit dans le public actuel que la loi vous donne, et non dans le public futur dont elle vous prive. Pourquoi consumerait-on ses veilles à une œuvre durable, si l’on ne peut transmette à ses enfants qu’une épave ? Plante-t-on des chênes sur un sol communal dont on a obtenu la concession momentanée ? Un auteur serait puissamment encouragé à compléter, corriger, perfectionner son œuvre, s’il pouvait dire à son fils : « Il se peut que de mon vivant ce livre ne soit pas apprécié. Mais il se fera son public par sa valeur propre. C’est le chêne qui vous couvrira, vous et vos enfants, de son ombre. »
Je sais, Monsieur, que ces idées paraissent bien mercantiles à beaucoup de
gens.
C’est là la mode aujourd’hui de tout fonder sur le principe
du désintéressement chez les autres. Si les déclamateurs voulaient descendre un
peu au fond de leur conscience, peut-être ne seraient-ils pas si prompts à
proscrire dans l’écrivain le soin de son avenir et de sa famille, ou le
sentiment de l’intérêt, puisqu’il faut l’appeler par son nom. Il y a quelque
temps, je passai toute une nuit à lire un petit ouvrage où l’auteur flétrit
avec une grande énergie quiconque tire moindre rémunération du travail
intellectuel. Le lendemain matin, j’ouvris un journal, et, par une coïncidence
assez bizarre, la première chose que j’y lus, c’est que ce même auteur venait
de vendre ses œuvres pour une somme considérable. Voilà tout le
désintéressement du siècle, morale que nous nous imposons les uns aux autres,
sans nous y conformer nous-mêmes. En tout cas, le désintéressement, tout admirable
qu’il est, ne mérite même plus son nom s’il est exigé par la loi, et la loi est
bien injuste si elle ne l’exige que des ouvriers de la pensée.
Pour moi, convaincu par une observation constante et par
les actes des déclamateurs eux-mêmes, que l’intérêt est un mobile individuel
indestructible et un ressort social nécessaire, je suis heureux de comprendre
qu’en cette circonstance, comme dans beaucoup d’autres, il coïncide dans ses
effets généraux avec la justice et la plus grand bien universel : aussi je
m’associe de tout cœur à votre utile entreprise.
Votre bien dévoué,
FREDERIC BASTIAT
Sources :
Institut Coppet/ Le libre échange
Œuvres complètes, vol. 2, p. 340.
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