Cette question est plus fondamentalement celle de la compatibilité de l’islam avec les valeurs occidentales de liberté, de responsabilité, de démocratie… D’une manière générale, l’islam peut permettre le libéralisme économique par indifférence, parce qu’il ne s’en occupe pas ; il admet certaines libertés privées, mais il nie le libre arbitre de l’homme. Il ne peut donc pas être libéral dans son acception pleine, et non seulement économique, qui croit que la liberté est au fondement de toute humanité — pour permettre la recherche par chacun de ses propres fins — et qui fonde l’avenir et la prospérité des civilisations sur la liberté humaine.
L’espoir Mo’tazilites
C’est vrai qu’à l’origine tout n’était pas perdu pour la liberté humaine en terre d’Islam. A Baghdâd se développa le mouvement des Mo’tazilites dès le IIème siècle de l’Hégire dont « la doctrine est centrée sur deux principes : à l’égard de Dieu, principe de la transcendance et de l’Unité absolue ; à l’égard de l’homme, principe de la liberté individuelle entrainant la responsabilité immédiate de nos actes »[1]. Cette conception veut que les hommes soient responsables de leurs actes, donc libres conformément à cette sourate du Coran selon laquelle « Celui qui fait le bien, le fait pour soi-même ; celui qui fait le mal, le fait contre soi-même »[2]. Cette idée était proche de l’aristotélisme selon lequel, à la différence de l’animal, l’homme est libre de faire le bien ou le mal et « c’est le choix que nous faisons de ce qui est bien ou de ce qui est mal qui détermine la qualité de notre personne morale »[3]. Sinon, l’idée de récompense ou de châtiment dans l’au-delà perd tout son sens. La justice divine implique que ne soient pas traités de la même manière celui qui est fidèle et celui qui ne l’est pas. L’homme est libre de ses choix, ce qui l’en rend responsable. Mais si tout ce qui nous arrive est connu de Dieu, si tout ce que nous faisons est écrit dans un registre céleste comme le Coran le dit[4], alors, quelle liberté reste-t-il à l’homme ? La doctrine Mo’tazilite, élaborée sur la notion de l’Unité divine (la Tawhid), pose donc les mêmes questions existentielles que le christianisme et elle y répond dans des termes bien proches de ceux de Saint Augustin si l’on s’en réfère à la conception Mo’tazilite selon laquelle Dieu a la préscience de nos agissements sans que cela nous empêche d’être libres parce que le savoir de Dieu est atemporel[5].
Cette notion Mo’tazilite de liberté fut à l’époque plus généralement adoptée, dans un souci aussi que la raison accompagne la foi, par les Chiites, tournés plus volontiers vers la métaphysique et l’ésotérisme, plutôt que par les Sunnites plus attachés à la lettre du Livre au point d’en être prisonniers. Le Mo’tazilisme connut un certain succès pendant les premiers siècles de l’Hégire après avoir été officiellement adopté par le Calife Abbasside al-Mâ’mûn (786/833). Sa pratique de la liberté était au demeurant relative puisqu’il institua tout aussitôt une inquisition pour poursuivre ceux qui ne se ralliaient pas au Mo’tazilisme, avant que celui-ci soit condamné au profit d’autres écoles, sunnites ou chiites, toutes favorables à la prédestination et à la négation du libre arbitre.
La prédestination contre le libre arbitre
C’est ainsi qu’Al-Ash’arî (né en 260/873, mort en 324/935), après avoir été un disciple des Mo’tazilites se retourna contre eux en critiquant leur rationalisme excessif et leur idée que l’homme puisse être le propre créateur de ses actes. Pour éviter qu’il y ait deux créateurs, Ash’arî considère que la puissance créatrice des actes humains n’est pas immanente à l’homme mais extérieure à lui et il se livre à une subtile distinction entre l’acte de création propre à Dieu et l’acte d’acquisition qui est la part de l’homme, la liberté de l’homme consistant « dans cette co-incidence entre Dieu “créateur” et l’homme “acquéreur” »[6]. Al Ghazâlî (450/1059 – 505/1111), qui fut l’une des très grandes personnalités de l’Islam asharite en son temps et l’est encore dans la postérité Sunnite, considère qu’il n’y a de créateur que Dieu, « que nul n’est associé à ce qu’il a créé et conçu »[7] et que tous, humains, animaux minéraux… sont soumis à la puissance de Dieu « comme la plume est asservie à la main du scribe »[8]. L’homme est donc démuni d’une volonté propre ou plus exactement sa volonté ne lui appartient pas en propre. L’Homme n’est en quelque sorte que le réceptacle de la volonté divine ; sa liberté est donc secondaire. Le Coran énonce que les actes des hommes sont en fait ceux de Dieu : « Ce n’est pas vous qui les avez tués : mais c’est Allah qui les a tués. Et lorsque tu lançais (une poignée de terre), ce n’est pas toi qui lançais : mais c’est Allah qui lançait, et ce pour éprouver les croyants d’une belle épreuve de Sa part ! »[9]. Une subtile distinction faite par Ash’arî et Al-Ghazâlî entre les actes de création et d’acquisition sert à expliquer que l’Homme n’a pas vraiment de libre-arbitre : « Tout ce qui se trouve entre les cieux et la terre est déterminé selon un ordre et une vérité nécessaires »[10].
Certes, Al-Ghazâlî tempère cette contrainte en considérant que pour l’Homme « sa condition d’être libre de choisir signifie qu’il est le réceptacle d’une volonté contrainte à être suscitée en lui après que la raison ait jugé que la convenance et la justesse de l’action conséquente est en accord avec sa décision » [11]. Mais la raison, et avec elle le libre-arbitre peuvent-ils avoir encore une place quand l’homme est prédestiné et assujetti au dessein de Dieu. « L’acte de l’homme, même s’il est un acquis de l’homme, il n’échappe pas au fait qu’il soit un dessein d’Allah… En outre, quoiqu’il apparaisse que les actes des hommes sont créés par Allah, on peut dire qu’ils sont voulus par lui »[12] expose Al-Ghazâlî dans ce que d’aucuns considèrent encore comme les bases de la croyance authentique et le crédo des musulmans sunnites. Il y énonce les piliers de l’islam et déclare « qu’Allah fait ce qu’il veut »[13], « il dispose comme Il veut de Son royaume »[14] . Ainsi l’asharisme minimise les œuvres au profit de la foi : « les œuvres ne font pas partie des compartiments de la foi ni des bases de son existence, mais elles sont un ajout à la foi qui augmente avec elle »[15].
Le penseur cordouan du XIIème siècle Averroès, Ibn Rushd pour les musulmans, plus libre que d’autres, a bien tenté d’échapper à la difficulté des versets coraniques soutenant que « Dieu égare et dirige qui il veut ». Pour sortir de la contradiction entre l’affirmation de la liberté humaine et la prédestination, il a proposé d’admettre que les actes de l’homme sont accomplis tout à la fois grâce à ses propres facultés, par sa volonté, et grâce au concours des causes que Dieu nous procure (les causes extrinsèques)[16]. Mais le raisonnement ne convainc guère et laisse entière l’ambigüité. Au surplus, Averroès a fini sa vie en étant diffamé et exilé tandis que ses livres étaient brulés en Andalousie. En Islam il n’a pas eu de postérité.
La prégnance de la prédestination dans l’Islam
Au sein de l’islam, depuis ces débats des premiers siècles, la croyance en la prédestination domine, même si parfois les chiites, et peut-être particulièrement les ismaélites, prennent un peu plus de liberté avec les textes. Ce déterminisme explique la condamnation de l’apostasie, l’interdiction de se marier avec un non musulman, l’obligation de pratiquer la religion et notamment le ramadan … Les non musulmans ne sont tolérés en terre d’Islam que s’ils relèvent de ce que les musulmans appellent incorrectement « les religions du livre », alors que leur histoire biblique n’a guère à voir avec celle des chrétiens ou des juifs. Et quand ceux-ci sont tolérés, c’est pour être abaissés, assujettis à des taxes spécifiques, privés de certains droits. Les autres religions sont condamnées. Cette intolérance justifie toutes les violences et notamment le djihad. L’absence de libre arbitre a accompagné l’édification de l’islam en un droit plus qu’en une religion : tout y est prescription. Et ces prescriptions commandent aussi bien la pratique religieuse que le gouvernement des hommes. Mais s’agissant d’un droit, ce qui n’est ni interdit, ni prescrit est libre.
Il n’est donc pas incompatible avec l’islam d’être libéral au plan économique. Les arabes qui ont propagé l’islam n’étaient pas que des guerriers mais d’abord peut-être des commerçants et ils ne se sont pas privés de la liberté de la production et du commerce qui faisaient leur prospérité. Certains sont devenus de vrais défenseurs de la liberté économique, notamment Ibn Khaldûn, au XIVème siècle de notre ère. Son œuvre immense est empreinte de réflexions libérales sur le rôle de l’État. Il reste que ce libéralisme ne pouvait être qu’économique et utilitariste, limité aux choses du négoce et des affaires et à leurs aspects touchant la vie sociale tel le prêt d’argent, l’attention aux pauvres, les impôts ou la propriété commune de certains biens qu’on pourrait appeler publics de manière anachronique. Certes, le Coran dit à plusieurs reprises que personne ne portera le fardeau d’autrui (notamment sourate VI, 164). Le verset 160 de la même sourate semble dire que tous iront au ciel et seront simplement rétribués différemment. Mais celui qui commet un péché le commet à son détriment (sourate IV, 111). Il y a donc punition pour celui qui ne respecte pas le Coran, mais il n’y a pas pour autant liberté de destin. Dans la mesure où l’islam a vocation à régler la vie entière de ses croyants, dès lors que le sort entier des hommes est dans la main de Dieu, l’esprit de liberté ne peut souffler dans le monde musulman que par dérogation. Et un libéral musulman ne peut l’être qu’à demi s’il ne veut pas renier sa foi puisqu’il ne peut pas se considérer comme libre de ses actes. Inch’Allah, si Allah le veut. Les pays qui pratiquent l’islam s’en ressentent dans leur développement.
L’Islam ou la liberté voilée
Dans un article publié à la fin des années 1990[17], le professeur Timur Kuran a observé que les pays musulmans étaient en moyenne parmi les pays les plus pauvres, hors pétrole :
« Peu seront prêts à nier que le niveau de développement — qu’il soit mesuré par le revenu per capita ou par des variables telles que le commerce, le degré d’alphabétisation, la science, la scolarité et la technologie — a longtemps été inférieur dans le monde islamique par rapport à l’Occident. »
La question restait entière de savoir quelles conclusions tirer de cette corrélation. Un indice supplémentaire était que le monde musulman avait été beaucoup plus créatif dans les quatre ou cinq premiers siècles de l’Hégire qu’ultérieurement. Parmi les pionniers scientifiques musulmans, notait-il « 64% des scientistes, avaient produit leurs contributions novatrices avant 1250, et il en fût de même pour 36% entre 1250 et 1750 ; pas un seul ne vécut après 1750 ». Bien sûr, il y a des scientifiques musulmans actuellement, mais leur proportion reste modeste. Un document de la Banque islamique de développement établissait, en 2008, le lucide constat suivant[18] :
« Les 57 pays à population majoritairement musulmane ont sensiblement 23 % de la population mondiale, mais moins d’1 % des scientifiques qui produisent moins de 5 % de la science et font à peine 0,1 % des découvertes originales mondiales liées à la recherche chaque année. »
C’est ce que confirmait le Rapport sur la science 2010 de l’UNESCO à partir des données duquel Nadji Safir a observé qu’en 2008, environ 5,3 % de la production scientifique mondiale (986 099 publications recensées) était assurée dans des pays musulmans. Faouzia Charfi, physicienne et professeur à l’université de Tunis, note aussi que « le monde musulman était à l’avant-garde de la science entre les VIIIe-IXe siècles et le XVe siècle »[19] pour regretter sa pauvreté d’aujourd’hui. Tous les grands scientifiques arabes et musulmans ont vécu durant les premiers siècle de l’Hégire et la plupart étaient proches, de près ou de loin, de l’école Mutazilite, de Al-Jahiz (776-869), un savant qui s’était intéressé aux êtres vivants, ou des membres de la société philosophique Ikhwan al-Safa (les Frères de la pureté), qui, écrit Renan, « se mit à publier une encyclopédie remarquable par la sagesse et l’élévation des idées »[20] probablement sous la direction d’un élève d’ al-Kindi, grand philosophe et mathématicien et bénéficiaire du mécénat des trois califes mutazilites, à Ibn al-Haytham (Alhazen pour les latins) qui jeta les bases au début du XIe siècle de la théorie de l’optique, ou encore à Ibn Miskawayh au XIe siècle, grand connaisseur de la philosophie grecque, qui parla, lui aussi, de l’évolution des espèces… Alors note Ernest Renan[21],
« il y a eu dans les pays musulmans des savants, des penseurs très distingués. On peut même dire que, pendant ce temps, le monde musulman a été supérieur pour la culture intellectuelle au monde chrétien. »
Ce foisonnement intellectuel est sans doute dû à l’arrivée au pouvoir des Abbassides et au déplacement de leur capitale à Bagdad, dans la région du Tigre et de l’Euphrate encore pleine des traces de la civilisation des Perses Sassanides. La ville était cosmopolite et le débat intellectuel y était dense. Mais ensuite, cette euphorie culturelle s’estompa progressivement. Ibn Khaldûn (1332-1406) explique ce déclin par l’amollissement de la vie urbaine qui a succédé à la rude vie campagnarde et a accompagné la succession naturelle des cycles des royaumes arabes dont la puissance était fondée sur le pillage et la gloire dans lesquels ils se sont engourdis, assouvis par le luxe et l’oisiveté. Certes l’Islam s’empara encore d’une Constantinople très affaiblie, mais ensuite les Ottomans retournèrent leurs armes contre eux-mêmes ainsi qu’en témoigne la barbarie de leurs coutumes dynastiques. Et si durant les premiers siècles abbassides, l’économie avait été prospère, désormais elle s’appauvrit de pair avec la culture. Alors que l’imprimerie existait depuis 1453 en Europe et que des juifs venus d’Espagne commencèrent à imprimer dans l’empire Ottoman des livres pour leurs coreligionnaires dès 1493[22], la première maison d’impression utilisée par les musulmans n’y fut établie qu’en 1727.
Le dépérissement de la société musulmane ne peut cependant pas s’expliquer seulement par l’arrêt des conquêtes qui est peut-être plutôt, à l’inverse, la conséquence de l’affaiblissement de la société. Il est vrai que d’une certaine manière le retard de l’Islam ne s’explique pas seulement par son déclin, mais aussi par l’essor exceptionnel de l’Occident depuis la Renaissance. Mais il reste à savoir pourquoi l’Orient n’a pas profité de la même dynamique. Certains ont avancé que l’Europe avait inventé des institutions favorables à la liberté parce qu’elle était fragmentée, divisée en de nombreuses principautés quand l’Orient arabe puis turc était sous la coupe d’un empire centralisé partageant une même langue et de mêmes lois, ce qui avait été nuisible à toute émulation créatrice. Mais il n’est pas sûr que cette cause, si elle peut être retenue, soit significative tant les territoires musulmans ont été eux-mêmes sujets à d’incessantes rivalités et à la succession permanente de dynasties et d’allégeances[23]. Non, la civilisation souffrit plutôt de l’orientation que prit l’islam notamment après que l’asharisme eut récusé la thèse mu’tazilite du libre arbitre pour lui préférer celle de la prédestination. La religion musulmane s’installa alors dans une rigueur et une étroitesse réductrices et se priva de toutes les traditions antérieures de la pensée et de la philosophie, craignant désormais la science et l’instruction comme autant de risques pour la pureté religieuse.
A partir de la fin du XIème siècle de notre ère, constate Maxime Rodinson, l’État sunnite va chercher à reprendre en main la pensée pour assurer un certain conformisme.
« C’est l’époque ou s’institue la madrasa, c’est-à-dire un système de collèges, d’universités destinés à répandre partout l’idéologie officielle. C’est l’époque où on institue véritablement la persécution des déviationnistes… C’est l’époque où également se produit ce qu’on appelle la fermeture de l’ijtihad, c’est-à-dire, la clôture de la libre discussion, de la libre recherche théologique[24]. »
La « fermeture de l’ijtihad », c’était la fin de tout effort de réflexion pour interpréter les textes fondateurs, c’était l’idée que tout avait été dit et qu’il suffisait d’apprendre sans avoir à juger. On formait ainsi des copieurs, mais pas des innovateurs. Ainsi l’islam semble s’être statufié au XIIIème siècle.
D’une certaine manière, le monde musulman a été entravé dans son développement par la prédestination comme le protestantisme aurait pu l’être. L’homme étant dépourvu de toute volonté libre ne saurait être tenté seulement de l’exercer. L’individualisme s’en trouvait ainsi étouffé, limitant les tentatives humaines d’initiative, de créativité, d’originalité. Il n’a pas existé dans l’islam, du moins après la fermeture de l’ijtihad, cet ensemble de mécanismes correcteurs qui ont rétabli et optimisé le rôle de l’individu dans le protestantisme. Certes, le soufisme qui offre à ses pratiquants des parcours personnels, s’est justement consolidé aux XIème et XIIème siècle, comme une substitution aux libertés perdues sous la chape du sunnisme dominant. Mais outre que cet exercice des soufis est réservé à une élite capable de s’y aventurer, il reste principalement d’ordre intime même si le soufisme est souvent apparu comme le lieu où continuait de s’exprimer la critique sociale qui n’était plus ni permise ni seulement envisagée ailleurs.
Par ailleurs, la religion musulmane s’est abandonnée à un dieu unitaire plutôt que trinitaire et qui, froidement solitaire, n’est pas fait pour aimer mais pour soumettre. Enfin, elle a confondu le religieux et le temporel, comme Mahomet lui-même l’a fait en exerçant tout à la fois ses fonctions de chef de guerre, chef de la cité et chef religieux. Cet amalgame a contribué à définir la cité comme une totalité englobante, qui rassemble des croyants avant de gérer des citoyens, une communauté holiste dont les membres n’étaient que des rouages soumis à la sharia dans la confusion des normes religieuses et civiles. En ont été exclues ou ignorées les autres religions en appauvrissant ainsi le tissu social et culturel privé d’une diversité d’expression et d’une saine émulation.
En voulant régir à la fois la religion et le siècle, l’islam immobilise l’un par l’autre. Le Coran est un langage « descendu » du ciel, une langue divine et sacralisée. Les normes que contient la charia ne peuvent pas être votées, elles font partie du Livre ou de ses interprétations qui pour une large part sont elles-mêmes figées dans le marbre du temps où la mémoire du Prophète était encore véhiculée par les hommes. L’État ne peut donc pas être, comme en Occident, l’instance qui gouverne par la loi puisqu’il n’a pas vocation principale à édicter la loi. Ce qui explique aussi que le monde musulman ne s’est guère adapté à la démocratie. Une étude de Rowley et Smith[25] avait conclu que les pays à majorité musulmane étaient moins démocratiques que ceux où les Musulmans sont minoritaires. Selon Niklas Potrafke[26] quand la population musulmane d’un pays augmente de 1%, la probabilité que ce pays se dote d’institutions démocratiques diminue de 0,4% environ. Le pourcentage de pays à majorité musulmane ayant des institutions démocratiques était sur la période 1975 – 1994 de 26% contre 60% pour les pays catholiques et 78% pour les pays protestants.
L’état de droit est lui-même relatif en Islam. L’État ne s’y impose que comme figure du religieux, ce qui a conduit l’islam à formuler des modèles institutionnels qui ne sont attachés ni à la propriété privée — la puissance publique restant souvent dominante —, ni à l’égalité des droits qui est déniée aux dhimmis, aux esclaves, aux femmes…, ni à la liberté par ailleurs soumise au destin de chacun. Sur la période 1995 – 2007, le pourcentage de pays à majorité musulmane ayant une économie libre était de 52,8%, celui des pays catholiques de 60,7% et celui des pays protestants de 72,1%[27]. Il a ainsi manqué à l’Islam les cadres mentaux, culturels, juridiques et politiques pour que la liberté s’épanouisse et qu’avec elle les institutions de tous ordres évoluent pour trouver les voies qui ont permis à l’Occident de s’émanciper et se développer, ou d’autres voies spécifiques à l’Orient.
Sans doute n’est-il pas impossible d’imaginer que l’islam puisse changer et évoluer vers des institutions de liberté. Si le mo’tazilisme a existé, il pourrait revenir, le cas échéant sous d’autres formes. Il reste pourtant que toutes les tentatives de libération de la religion dans l’Islam n’ont jamais résisté longtemps et la raison de leur défaite écrasante, après le Xème siècle, à chaque tentative, même timide, (Khayyâm Averroès, Ibn Khaldûn…) tient sans doute au fait que le Coran lui-même, parole de Dieu définitive, immuable et théoriquement ininterprétable, ne le permit plus. Certains, comme Olivier Roy, pensent que la sécularisation s’imposera en pays musulmans et que d’ores et déjà se multiplient « des tentatives de constituer l’islam comme une “simple” religion fondée avant tout sur la foi individuelle et le libre choix de rejoindre (ou non) la communauté »[28]. Mais ce nouvel islam ne serait plus l’islam, et d’ailleurs l’évolution du monde islamique montre les limites de l’exercice qui consiste à vouloir laïciser l’État et/ou privatiser la religion.
[1] Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, folio essais, 2014, p.158.
[2] Sourate 45 – Al Jathiya (L’agenouillée), 15.
[3] Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 4, 1112a, traduction J. Tricot, Librairie Philosophique Jean Vrin, 1971, p. 131.
[4] « Il détient les clefs de l’Inapparent, nul ne les connaît hors Lui. Il sait ce qui est sur terre comme en mer ; pas une feuille qui ne tombe sans qu’Il en ait connaissance, pas une graine en les ténèbres du sol et pas une pousse fraîche ou sèche, rien qui ne soit en un Recueil établi. », Sourate 6, Verset 59.
[5] H. Corbin, idem, p.161.
[6] H. Corbin, idem, p.171.
[7] Al-Ghazâlî, Le livre de l’unicité Divine et de la remise confiante en Dieu, Editions Albouraq, 2002, p.41.
[8] idem, p. 43.
[9] Coran, sourate VIII, 17.
[10] idem, p. 69.
[11] Al-Ghazâlî, idem, p. 67.
[12] Al-Ghazâlî, La ‘Aqîda Asharite, El Bab Editions, pp. 130 et 131.
[13] idem, p. 135.
[14] idem, p. 134.
[15] idem, p. 173.
[16] idem, p. 136.
[17] Timur Kuran, « L’islam et le sous-développement : un vieux puzzle revisité », Journal des économistes et des études humaines, Volume 8, numéro 1, Mars 1998, pp.27-60.
[18] Cf. Nadji Safir, sociologue algérien, « Les sociétés musulmanes face aux défis de la science », journal Le Monde, 18 novembre 2010. http://bit.ly/3tFfJqi.
[19] Entretien dans le hors-série du « Monde », « Les Querelles de l’histoire ; France, monde, sciences », octobre 2017.
[20] Ernest Renan, conférence délivrée à la Sorbonne le30 mars 1883 et publié le même jour au Journal des débats.
[21] idem.
[22] Cf. Timur Kuran précité.
[23] Ibn-Khaldûn, Le Livre des Exemples, Nrf, Gallimard, La pléiade, 2002, p. 631.
[24] Maxime Rodinson, Marxisme et monde musulman, Paris, Le Seuil, 1972, p. 119.
[25] Charles K. Rowley et Nathanael Smith, “Islam’s democracy paradox: Muslims claim to like democracy, so why do they have so little?” Public Choice, volume 139 (3–4), pp. 273, 2009.
[26] Niklas Potrafke, “Islam and democracy,” Public Choice, volume 151, pp. 185–192, 2012.
[27] Cf. François Facchini, “Religion, law and development: Islam and Christianity – Why is it in Occident and not in Orient that man invented theinstitutions of freedom?”, European Journal of Law and Economics, June 2009 volume 29, pages 103–129. Voir aussi l’étude de Arye L. Hillman and Niklas Potrafke, “Economic Freedom and Religion : An Empirical Investigation,” Public Finance Review, Volume 46 Issue 2, March 2018 dans lequel les auteurs analysent les données de 137 pays sur la période 2001-2010 pour conclure qu’il existe des corrélations entre religion et liberté économique, celle-ci étant positivement associée au protestantisme, l’étant négativement à l’islam et quelque part entre les deux pour le catholicisme.
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