Par Pierre Robert.
La BCE a manifestement été surprise par la dynamique que suit l’inflation dans la zone euro depuis quelques mois. Encore accélérée avec la guerre en Ukraine, elle y a atteint 8,1 % sur un an en mai, ce qui ne s’est jamais produit depuis l’instauration de la monnaie unique. Ce rythme est quatre fois supérieur à l’objectif de 2 % assigné à la banque centrale. En Pologne il dépasse même les 12 %.
Aux États-Unis la hausse des prix à la consommation s’est encore accélérée le mois dernier. En mai l’indice de référence (CPI) a augmenté de 1,0 % après une hausse de 0,3 % en avril. Sur un an, il affiche un bond de 8,6 %.
Avec 5,2 % en rythme annuel le chiffre français peut sembler meilleur que celui de ses voisins mais ce résultat est trompeur car ce sont les boucliers tarifaires pour le gaz et l’électricité ainsi que la baisse des taxes sur le carburant, qui ont limité l’inflation chez nous. Cette déformation par l’État de la structure des prix s’est traduite pour la seule énergie par 25 milliards d’euros de dépenses supplémentaires qui ont encore alourdi notre dette publique. Comme toujours, ce type de mesures ne règle rien mais ne fait que reporter le problème dans le temps.
Pour adoucir la pilule l’administration manie aussi la carotte (en multipliant les chèques sans provision à destination des ménages à faibles revenus) et le bâton en menaçant les entreprises de sanctions si elles s’avisaient de profiter de la situation.
Barrage contre le Pacifique
C’est dans cet esprit que madame Borne a déclaré le 7 juin sur France Bleu qu’allaient être lancés des contrôles « pour s’assurer qu’il n’y ait pas certaines personnes qui, de façon opportuniste, profitent de cet environnement général d’inflation pour aussi augmenter leurs prix quand il n’y a pas de raison ».
Si ce genre de consignes est effectivement suivi on voit tout de suite que leur effet immédiat sera d’aggraver la pénurie et donc de faire grimper encore un peu plus les prix.
Mais on perçoit surtout le caractère dérisoire de la mission de ces inspecteurs gadget face à l’ampleur du phénomène. Hermann Rauschning dans Hitler m’a dit rapporte que lorsqu’on lui parlait d’inflation Adolf Hitler répondait : « J’envoie mes sections d’assaut » pour mater les commerçants récalcitrants. Les paroles de madame le Premier ministre sont comme une sorte de prolongement très adouci de tels propos. Elles peuvent plaire aux ménagères mais ne sont pas crédibles. Dans notre démocratie ce n’est pas en admonestant les entreprises, en leur faisant la morale, qu’on a la moindre chance de faire reculer l’hydre qui a bien d’autres têtes.
C’est de la pure communication en période d’élections.
Le retour de l’hydre
À ce stade, les mesures déployées par le gouvernement ne peuvent pas soigner le mal en profondeur parce que ses causes sont durables. Si la reprise concomitante sur tous les continents en 2021 puis la guerre en Ukraine ont contribué à la hausse des prix, le processus est déterminé par des forces puissantes qui dépassent de loin ces causes conjoncturelles.
La première est qu’avec la crise sanitaire et le retour du risque géopolitique, ce que les économistes appellent la division internationale des processus productifs (DIPP) a du plomb dans l’aile. Or, en mettant les producteurs sous la pression d’une concurrence planétaire, c’est la mondialisation qui a été la cause principale de la désinflation des trois dernières décennies. Quand le monde se cloisonne et se fragmente en camps rivaux, mécaniquement la concurrence diminue.
À cela s’ajoute le renversement des facteurs démographiques.
En même temps que la Chine devenait l’usine du monde et qu’émergeaient en Asie de nouveaux pays industrialisés la population active mondiale s’est accrue de centaines de millions de personnes. La pression à la baisse sur le coût du travail non qualifié qui en a résulté a longtemps tiré salaires et prix vers le bas mais ce processus a pris fin.
La population active chinoise diminue chaque année de 7 millions de personnes. Cette contraction brutale associée au vieillissement des pays occidentaux augmente la rareté et le coût du travail, ce que traduit déjà la pénurie de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs.
Le monde devient donc structurellement inflationniste, d’autant plus qu’à ces puissants facteurs s’ajoute la hausse des prix de l’énergie. Son prix a longtemps été artificiellement bas parce qu’il ne tenait pas compte des dégradations du climat et de l’environnement, autant d’externalités négatives qu’on s’efforce aujourd’hui de réintégrer dans le calcul des agents économiques. Dans l’UE, au nom de la transition énergétique, s’est imposée une volonté délibérée de forte hausse du coût des énergies fossiles qui se répercute sur les prix de tout ce qu’elles permettent de produire. Cela étant posé on peut ensuite verser des larmes de crocodile en déplorant le renchérissement de toutes choses. Selon la célèbre formule de Bossuet « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. »
L’arroseur arrosé
Confrontées à un tel désalignement des planètes, les banques centrales se révèlent impuissantes.
Pendant des années elles ont inondé le monde de liquidités pour cautionner les politiques interventionnistes des États.
Comme le note François Lenglet, « Elles sont en partie responsables de l’inflation actuelle, avec leur politique de création d’argent massive. L’inflation, au-delà des causes structurelles mentionnées plus haut, c’est la facture du « quoi qu’il en coûte ». On redécouvre brutalement la pertinence du monétarisme, après l’avoir balayé avec des billevesées comme la « théorie monétaire moderne » de Stéphanie Kelton, qui prétendait qu’on pouvait faire chauffer à blanc la planche à billets sans risque. »
Pour le dire dans les termes de Pierre Dac, « Il est plus facile de faire sortir le dentifrice du tube que de l’y faire rentrer. »
Le très haut niveau d’endettement de tous les agents, publics comme privés, empêche aujourd’hui les autorités monétaires de relever fortement et rapidement leurs taux directeurs sans provoquer un krach obligataire et plonger les économies dans la dépression. Or c’est ce qu’elles devraient faire pour avoir une chance de modérer la hausse des prix. Dans le cas de la BCE s’ajoutent des contraintes supplémentaires liées au maintien de la cohésion de la zone euro. Éviter que ne se creusent les écarts de taux entre les pays membres est une entrave de plus à son action.
La tentation autoritaire
Les moyens traditionnels de la BCE étant devenus inopérants, la tentation est grande de lui faire endosser un autre rôle, en lien avec une intervention systémique des États qui vont faire de l’énergie le laboratoire de la planification.
À bas bruit s’installe l’idée d’une Banque Centrale providence dont la mission principale ne serait plus la stabilité des prix mais la répartition « équitable » de la facture inflationniste.
Dans cette perspective esquissée par Éric Monnet promu meilleur jeune économiste de France par Le Monde et le Cercle des économistes, elle serait chargée de gérer le conflit de répartition inhérent à tout processus inflationniste de manière qu’il n’y ait ni perdant ni gagnant.
Cela suppose une économie complètement administrée et centralisée.
De gardienne de la stabilité des prix, ce qui est aujourd’hui son objectif principal, la banque centrale deviendrait donc l’arbitre suprême de tous les conflits de répartition et le soutien des politiques environnementales et sociales de l’UE.
Les velléités de madame Borne de contrôle renforcé des prix ne seraient alors que la manifestation superficielle d’un projet bien plus vaste visant à faire de la BCE un organisme non élu dépassé par la situation, une tour de contrôle de toute les activités économiques.
Cette utopie constructiviste signerait la fin de la liberté des acteurs privés. Sous couvert de démocratisation, elle est la marque d’une vision totalitaire de la marche des sociétés.
Éviter le pire
On peut encore éviter le pire mais rustines, belles paroles et vues de l’esprit ne feront pas disparaître l’inflation.
La priorité aujourd’hui est de ne pas verser dans une très forte inflation comme celle que connaît la Turquie avec un taux annuel dépassant les 70 % ou, pire encore, dans l’hyperinflation comme celle qu’a subie l’Allemagne dans les années 1920.
Pour écarter ce scénario et échapper à la faillite des États, il faut absolument proscrire une indexation systématique des revenus sous peine d’alimenter en permanence la spirale infernale des salaires et des prix.
Dans une optique libérale, il faut aussi maintenir le degré le plus élevé de concurrence possible entre les entreprises, rogner leur pouvoir de marché et continuer à lutter contre les monopoles, en particulier ceux des géants du numérique. Avec le retour en force des velléités de planification on n’en prend malheureusement pas le chemin.
Inflation, inégalités et pauvreté
Les grands gagnants de la période libérale qui se termine, ouverte par la chute du Mur en 1989, ont été le capital et l’épargnant. L’inflation, la démondialisation, la montée des tensions géopolitiques, la poussée des salaires nominaux sont autant de facteurs qui vont coûter cher au capital comme cela a toujours été le cas dans l’histoire. Il suffit de lire Le capital au 21ème siècle pour s’en convaincre.
De puissants facteurs vont donc jouer en faveur de la réduction des inégalités de patrimoines et de revenus comme le souhaitent ardemment tous les émules de Thomas Piketty mais ce n’est pas une bonne nouvelle pour le pouvoir d’achat du plus grand nombre.
C’est synonyme d’appauvrissement généralisé. Ni les chèques de soutien du niveau de vie des plus démunis, ni le blocage des prix, ni les contrôles renforcés qu’envisage le gouvernement Borne ne sont en mesure de l’empêcher.
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