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20 mai, 2022

La démocratie est-elle vouée à disparaître ?

Par Rohan Rivalland.

 La démocratie est un sujet que nous avons souvent abordé, et qui a été étudié depuis fort longtemps par de très nombreux intellectuels. Loin d’être notre horizon indépassable, elle a donné lieu à un certain mysticisme.

Mise en cause dès ses origines, ayant rencontré des difficultés inhérentes à sa nature dès son apparition dans la Grèce antique, la démocratie semble une fois de plus à bout de souffle et menacée non seulement dans ses fondements, mais dans son existence-même. D’où l’intérêt du débat engagé entre deux philosophes contemporaines renommées dont les divergences sur le sujet n’ont d’égal que leur souhait de débattre selon les vertus démocratiques.

 

Un diagnostic peu réjouissant

Il s’agit bel et bien d’une question lancinante, mais portée aujourd’hui à son paroxysme, bien au-delà du désenchantement face à la politique, nous dit Myriam Revault D’Allonnes, déjà auteur d’un essai sur le sujet. La démocratie est devenue un lieu commun, constate-t-elle, ou une incantation pétrie de contradictions. À l’image, peut-être, de ce que nous disait Ryszard Legutko dans son ouvrage Le diable dans la démocratie, qui se montrait sévère à l’égard de ce qu’est devenue la démocratie libérale.

Mais, écrit-elle, il n’est plus question ici de simple crise de la démocratie mais plutôt de s’interroger sur le fait de savoir si celle-ci est vouée à s’autodétruire, portant en elle sa propre mort.

« Nous connaissons les composantes de ce leitmotiv récurrent : impuissance des institutions juridico-politiques à répondre à la réalité des problèmes, défiance croissante des citoyens à l’égard des représentants réputés incapables d’exercer la tâche qui leur a été confiée, déficit général de légitimité qui se traduit notamment par la montée de l’abstention, etc. »

Tant et si bien que de plus en plus nombreux sont les Français qui se disent favorables à l’émergence d’un système autoritaire, lorsqu’on les interroge, rappelle-t-elle. La philosophe y voit là un reproche fait à l’encontre de l’efficacité de son fonctionnement et de la rapidité des résultats attendus. Cependant, elle met en garde contre ce sur quoi cette illusion pourrait déboucher, prenant pour exemple le cas de la Chine, évoquant notamment la gestion de la crise sanitaire qui y a prévalu au moment de la pandémie. Selon elle, ce qui conduit actuellement à l’échec de la démocratie est le rétrécissement de l’espace du politique à un espace gestionnaire et à un effacement de la culture de confrontation qui caractérisait l’esprit démocratique.

 

Chantal Delsol, dont nous avons déjà également présenté un essai qui accordait une large place à ce sujet, voit la démocratie comme livrée à la finitude et mortelle, comme tout ce qui est humain.

« Mais de quoi meurt-elle ? à l’instar des autres régimes, elle meurt de la lassitude, de l’épuisement, de la négation de ses principes premiers. Elle ne meurt pas des traits d’un ennemi : non, lorsqu’un ennemi la violente, elle se déploie en catimini, comme les Polonais dans les « universités volantes » au temps du soviétisme, elle attend la fin de la tyrannie et resurgit plus forte qu’auparavant. C’est de l’intérieur qu’elle dépérit : lorsque ses citoyens détériorent ses principes premiers, n’y croient plus, les tordent et les renient. C’est là que nous en sommes. »

Plus précisément, Chantal Delsol voit en la démocratie actuelle une remise en cause de la tradition aristotélicienne pour en revenir plutôt à Platon. Dans une version où les Sages seraient remplacés ici par des techniciens. Et où donc la démocratie d’opinion, par nature incertaine et discutable, serait remplacée par une vision scientifique du bien commun, reniant la diversité. Et considérant comme intolérable tout ce qui s’écarte du courant dominant. Expliquant ainsi en bonne partie l’abstention.

« Un manichéisme puissant apparaît, et, en France, tout candidat à la fonction suprême n’a qu’un but : se trouver seul en lice avec le diable. C’est bien ce qui nous arrive en ce moment. Or la campagne électorale « moi ou le diable » est tout sauf démocratique, car il n’y a là qu’un soi-disant choix, barbare et sans aucun intérêt, un non-choix. Le résultat n’est pas ici l’abstentionnisme, mais le déploiement d’un courant diabolique, considéré comme un ennemi. Mais la démocratie, elle, n’a que des adversaires… Nous ne sommes plus en démocratie. »

 

Des points de divergence et un débat stimulant

Myriam Revault D’Allonnes s’oppose au sens de la finitude donné par Chantal Delsol, considérant plutôt la démocratie selon un principe de renouvellement, mais plus encore à la définition de la démocratie comme reposant sur « une culture occidentale d’origine héllénique et judéo-chrétienne qui croit dans les capacités de la personne individuelle pour mener sa vie ». Selon une argumentation que je ne saurais me contenter de résumer en quelques phrases, risquant de dévoyer une pensée riche et toute en nuances, préférant renvoyer plutôt à la lecture du livre.

Quant à Chantal Delsol, distinguant la démocratie d’autres systèmes comme la monarchie ou l’autocratie, entre autres, elle y voit comme une promesse, plutôt qu’un universalisme que l’on aurait tort de vouloir imposer, même si elle s’inquiète de l’abandon de l’idée d’universel au profit du particulier avec la fin des idéologies et l’effondrement des religions.

« La démocratie à l’inverse réclame la tolérance, la confiance dans le bon sens populaire, l’équilibre des pouvoirs, la remise en cause de soi, toutes choses si difficiles, qui exigent des qualités complexes. Et en même temps, elle réclame le respect de la personne individuelle, la vision du peuple en tant que personne et non en tant que masse – et j’ai la faiblesse de croire que cela exige un niveau de civilisation plus sophistiqué (décadent peut être, diraient nos amis chinois), une éthique spécifique. La démocratie n’est pas « naturelle » du tout : elle relève d’une certaine anthropologie et d’une certaine éthique, qui sont nées chez nous. Cela veut dire qu’elle n’est pas acceptable par toutes les cultures. »

Le débat se poursuit alors, tout en nuances et en rebonds sur les idées de l’autre. Les positions de l’une et de l’autre des deux philosophes sont assez dissemblables, même si elles se rejoignent sur certains points fondamentaux. Je renvoie de nouveau à la lecture du livre, tant il serait fastidieux de vouloir résumer trop hâtivement des argumentations qui méritent lecture et réflexion à part entière plutôt que de se contenter d’en reprendre les grandes lignes. Un débat en tous les cas passionnant et parfaitement en phase avec l’actualité comme avec la recherche d’une vision en profondeur et dans une perspective de long terme.

 

La question du libéralisme

La pierre d’achoppement du débat, sur laquelle je bute, est la question du libéralisme/libertarisme que semble tant craindre Chantal Delsol, qui y voit comme une menace envers la démocratie. Tandis que Myriam Revault d’Allonnes, peu adepte de ce qu’elle dénomme « l’ultralibéralisme » économique (elle évoque aussi un certain « néolibéralisme »), semble plus mesurée, mettant plutôt en garde contre les mesures liberticides du gouvernement Macron et les risques liés à l’illibéralisme en vigueur dans certains pays européens démocratiques par l’élection, mais qui tendent à restreindre peu à peu certaines libertés, en particulier la liberté d’expression.

Auteur d’une série comptant à ce jour 24 volets sur « Ce que le libéralisme n’est pas », j’ai un peu de mal à percevoir clairement les craintes de Chantal Delsol, certainement fondées, mais que j’aimerais voir précisées, pour mieux comprendre ce qu’elle entend évoquer.

Cela dit, elle précise tout de même en partie sa pensée et il me semble percevoir que ce qu’elle met sous le vocable « libéralisme » est le souci exagéré et omniprésent du moi, dans la société d’aujourd’hui, ce que je traduirais par l’égocentrisme. Dans une ampleur telle que la grandeur, le tragique dévolu aux affaires communes, qui prévalaient antérieurement, semblent en net recul. De ce point de vue-là, je ne saurais lui donner tort. Et je ne puis que m’associer à sa préoccupation. Mais ce n’est pas là l’œuvre du libéralisme qui est une philosophie du droit à la fois solide et exigeante, nullement laxiste ou désinvolte, qui prônerait un certain repli sur soi. Ou alors le terme adapté serait-il « libertaire » ? Ce qui n’a rien à voir et me semble même assez opposé. Encore que, des libertaires qui liraient ces lignes risqueraient de désapprouver à leur tour cette idée. Plus sûrement, je la rejoins complètement lorsqu’elle se réfère négativement au wokisme, chantre de la vision identitaire et, qui plus est, de l’éradication du passé.

 

Des échanges vifs et courtois

Il n’en reste pas moins que ce débat est particulièrement vif, même si courtois. Les désaccords entre les deux philosophes sont très forts, bien qu’il existe bien évidemment des points de convergence. Derrière les qualités d’analyse et d’argumentation certaines de Myriam Revault d’Allonnes, on a affaire à une intellectuelle s’assumant parfaitement comme étant de gauche, et on perçoit très clairement les préoccupations en lien avec les inégalités et la pauvreté, ou encore l’uniformisation (d’origine « néolibérale ») qu’elle tente de mettre au centre de la crise démocratique. Avec une tendance bien de gauche à asséner quelques certitudes et des difficultés à admettre l’expression de certaines idées (en référence à celles de l’homme qu’elle qualifie de « clown », Éric Zemmour) lorsqu’elles sont trop éloignées de ce que peut supporter quelqu’un de gauche. Tandis que Chantal Delsol, qui répond plutôt bien sur ces questions, s’assume quant à elle parfaitement comme conservatrice face à une Myriam Revault d’Allonnes qui la titille sur ce point, la contraignant à se défendre en revanche d’être réactionnaire.

Au final, il s’agit d’un débat de bonne tenue, même si un peu court (cela dit, le format du livre me convient bien). De nombreux points auraient mérité approfondissement, les auteurs en conviennent elles-mêmes, mais le sujet est intéressant et met bien en jeu le point essentiel sur lequel elles se trouvent au moins en plein accord : la démocratie en tant que la liberté de pouvoir confronter et sans véritable réserve (sans haine, ni violence) ses idées sur la place publique, dans l’adversité mais le respect mutuel. L’art de la « Disputatio », comme le nom de la collection dans laquelle est paru cet ouvrage.

 

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