Benjamin Constant a été l’infatigable défenseur de la limitation du pouvoir, clé de voûte de sa pensée politique. Il est des premiers que l’on peut qualifier de libéral en France. Léonard Burnand, spécialiste de Necker et de Germaine de Staël, vient d’en écrire la biographie. À l’heure où de prétendus libéraux s’aplatissent devant le pouvoir, dont ils justifient tous les empiétements, tout en quémandant prébendes et places, cette lecture s’impose sans doute.
Pourtant, à bien des égards, Benjamin Constant reste une énigme comme le souligne d’entrée l’auteur. Et qui mieux que le directeur de l’Institut Benjamin Constant de Lausanne était à même de déchiffrer cette figure controversée ?
L’inconstant Constant : une légende noire
L’image d’un des pères fondateurs du libéralisme français a connu en effet bien des vicissitudes depuis plus de deux siècles. A-t-on assez ironisé sur l’inconstant Constant. Dans une remarquable introduction, l’auteur éclaire la destinée de ce personnage bifrons à l’image du dieu Janus. Il était le « premier esprit du monde » pour Germaine de Staël et « l’homme qui a eu le plus d’esprit après Voltaire » selon Chateaubriand. Mais Fouché, un expert en opportunisme politique, lui fait un reproche qui devait le poursuivre : « Il a du talent et de l’esprit mais il s’en sert comme les cordonniers qui font des souliers pour tous les pieds. »
Sainte-Beuve, qui a largement contribué à bâtir la légende noire de Constant, dénonçait l’égoïsme et la sécheresse de cet être « fané ». Le second ennemi implacable de Constant fut l’ineffable Henri Guillemin, le Fouquier-Thinville de l’histoire. Benjamin Constant, incarnation du libéralisme, lui était particulièrement odieux. À lire Guillemin, Benjamin Constant en politique fut répugnant et écœurant. La malhonnêteté intellectuelle de ce polémiste doué, à la plume aussi brillante que nauséabonde, est aujourd’hui reconnue même dans les rangs des historiens du camp du Bien. Mais son entreprise de démolition systématique a, entretemps, fait bien des dégats.
Une nouvelle approche de l’homme
Pourtant, mal aimé en France, Benjamin Constant a été depuis « découvert » dans les pays anglophones, source de toute lumière pour beaucoup de nos contemporains.
Léonard Burnand, historien scrupuleux, se garde bien d’écrire une hagiographie. Il ne cache rien des faiblesses d’un personnage aussi brillant qu’instable, souvent ridicule dans ses passions amoureuses. S’appuyant sur des sources inédites, le biographe éclaire l’enfance et l’entourage familial de Benjamin, notamment le souvenir d’une mère morte à sa naissance mais dont l’influence a été sous-estimée.
Deux êtres cohabitent en permanence en Benjamin Constant. L’adolescent et le jeune homme révèlent à la fois un érudit consciencieux le jour et un client effréné de tripots et de lupanars la nuit. D’une certaine façon, il dilapide sans compter ses talents, son esprit et son argent, ou plutôt celui de son père. Mais je laisse le soin au lecteur de découvrir dans le détail la vie privée de Benjamin Constant, et ses relations compliquées avec madame de Staël, pour m’attarder dans cet article sur son action politique.
Une puissance illimitée n’est jamais admissible
Ce génie précoce arrive en effet à l’âge de 28 ans sans avoir rien fait de remarquable. Mais cet enfant de Lausanne, dont les familles paternelle et maternelle descendent de huguenots réfugiés en Suisse, rêve d’une carrière politique en France. Admirateur du Directoire, régime du juste milieu entre néo-jacobins et royalistes, il en fait l’éloge dans De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier. « L’ordre et la liberté sont d’un côté, l’anarchie et le despotisme de l’autre ». Il est très vite attaqué comme « petit suisse » par ses adversaires, alors qu’il affirme vouloir reprendre la nationalité de ses aïeux.
Face à Lezay-Marnésia qui, en 1797, justifie la Terreur comme un mal nécessaire en raison des circonstances, thèse qui reste toujours celle de l’historiographie officielle française, il répond par la brochure Des effets de la Terreur. Pour Constant, ce n’est pas grâce à la Terreur mais, en dépit de celle-ci, que les périls menaçant la république ont été repoussés. On le voit, le débat entre l’école « furetiste » et l’école « orthodoxe » est présent dès la Révolution. De fait, la Terreur a affaibli et discrédité la République, ce que déplore Benjamin Constant.
L’arbitraire ne trouve en effet jamais d’excuse à ses yeux :
« Il ne faut jamais supposer que dans aucune circonstance, une puissance illimitée puisse être admissible, et dans la réalité, jamais elle n’est nécessaire. »
L’opposant libéral à Napoléon
Un moment proche de Sieyès, il est spectateur plus que complice du 18 Brumaire. Grâce à ses relations, il obtient d’entrer au Tribunat, seule assemblée que Bonaparte laisse libre de discuter à défaut de décider.
Son premier discours, le 5 janvier 1800, est retentissant :
« Sans l’indépendance du Tribunat, il n’y aurait plus ni harmonie, ni Constitution, il n’y aurait que servitude et silence ; silence que l’Europe entière entendrait. »
Le Premier consul ne supportera pas davantage l’insolent qui est mis à la porte de l’assemblée dès 1802 et plus ou moins contraint à l’exil.
Avec sa maîtresse, Germaine de Staël, il constitue dans la propriété des Necker, le fameux groupe de Coppet, « dernier foyer de la liberté » pour Lamartine. Napoléon y verra à juste titre un « arsenal » des « chevaliers » du libéralisme. Il y écrit un ouvrage qui ne sera pas publié, Principes de politique, en 1806. La crise sanitaire a rendu encore plus brûlants certains passages :
« La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commence l’indépendance de l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette souveraineté. Lorsque cette autorité s’étend sur des objets hors de sa sphère, elle devient illégitime. »
Pour Constant, rappelle Léonard Burnand, « une puissance indivisible et incontrôlée est aussi dangereuse entre les mains de Caligula qu’entre celle du Comité de Salut public ». C’est dire s’il accueille avec satisfaction la chute de Napoléon.
Benjamin Constant, la girouette des Cent jours ?
Aussi peu heureux en politique qu’au jeu, Benjamin Constant se précipite au secours du trône la veille de la fuite de Louis XVIII. Le 19 avril 1814 son article du Journal des débats se termine par une phrase malheureuse : « Je n’irais pas, misérable transfuge, me traîner d’un pouvoir à l’autre… » Quelques jours plus tard, Napoléon l’invite aux Tuileries. Nommé conseiller d’État, Constant rédige l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire vite surnommée la Benjamine. Pour obtenir le soutien des élites, Napoléon affecte de souhaiter une monarchie constitutionnelle. Après Waterloo, Constant est fustigé et occupe une place de choix dans le Dictionnaire des girouettes. Une caricature du temps ne le représente-t-il pas en caméléon ? Henri Guillemin y verra la preuve que Constant est prêt à glorifier tout gouvernement qui le stipendie.
Léonard Burnand reprenant les Mémoires sur les Cent-Jours, souligne la solidité de l’argumentaire justificatif de Constant. Ce n’est pas lui qui a abandonné le trône, c’est le roi qui a abandonné le pays. Ce n’est pas lui qui s’est rallié à Napoléon, c’est l’empereur qui s’est rallié, sincèrement ou non, au libéralisme.
« J’ai toujours cru que la liberté est possible sous toutes les formes ; qu’elle est le but, et que les formes sont les moyens. » République, monarchie ou Empire qu’importe pourvu que l’autorité soit limitée et les libertés individuelles garanties. En servant le Directoire, la première Restauration ou l’Empire des Cent-Jours, Benjamin Constant n’a jamais servi que la cause de la liberté. Libre à Henri Guillemin de le peindre en chimpanzé. Léonard Burnand parle d’une girouette immobile : ce n’est pas lui qui a changé, ce sont les autres.
Journaliste et député, Benjamin Constant héraut du libéralisme
En tout cas, Louis XVIII de retour au pouvoir, a refusé de le proscrire. Alors qu’il retrouve sa femme et renonce aux folies amoureuses à 48 ans, il entre dans la phase glorieuse de son existence. La publication de son roman Adolphe lui a donné une célébrité de meilleur aloi en 1816. Il ne va cesser de lutter contre les Ultras qui prétendent s’écarter de la « route naturelle » qui s’est ouverte en 1789. Désormais publiciste, il dirige à la tête d’une brillante équipe le Mercure de France puis la Minerve française, combinée ensuite avec La Renommée, défendant la liberté de la presse. « Imposer silence aux citoyens de peur qu’ils ne commettent ces crimes, c’est les empêcher de parler de peur qu’ils ne s’injurient. » Il dénonce inlassablement la censure, tentation de tous les gouvernements. « On ne croit rien de ce qu’affirme une autorité qui ne permet pas qu’on lui réponde. »
Il est de tous les combats pour la liberté. Il s’efforce d’empêcher la condamnation à mort de l’épicier Wilfrid Regnault victime d’une erreur judiciaire en raison de son passé politique présumé de jacobin. À l’Athénée royal, le 20 février 1819, Benjamin Constant expose sa fameuse thèse De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes. Dans l’Antiquité, l’individu était soumis à l’autorité de l’ensemble, la liberté est aujourd’hui liée à la liberté individuelle. Il lance la fameuse formule :
Prions l’autorité d’être juste. Nous nous chargerons d’être heureux.
Il est élu député de la Sarthe en mars 1819, la Chambre étant désormais le « baromètre du talent ». Avec son art de la répartie, il dénonce les « jacobins de la royauté. »
Benjamin Constant, une inlassable activité jusqu’à la tombe
Parlementaire le jour, journaliste la nuit, il participe également à la Société de la Morale chrétienne et s’investit dans la lutte contre l’abolition de la traite des Noirs. Officiellement interdit, le trafic se poursuit en effet avec la complicité des autorités. Écarté brièvement de la Chambre (1822-1824), Benjamin Constant publie son Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri :
Quand il n’y a point de Constitution, non seulement le pouvoir fait les lois qu’il veut, mais il les observe comme il veut ; c’est-à-dire qu’il les observe quand elles lui conviennent, et les viole quand il y trouve son avantage.
Député de Paris en 1824, il bénéficie des débuts du merchandising politique. Son image se retrouve sur des tabatières, des éventails ou des foulards. En campagne électorale à Strasbourg en 1827, la foule l’acclame aux cris de : « Vive la Charte ! Vive le défenseur de la liberté de la presse ! » Ses Mélanges de littérature et de politique seront son testament politique. Trois mots suffisent à les résumer : liberté en tout.
Au moment des Trois Glorieuses, il pousse au choix de Louis-Philippe. Réélu député en 1830, Benjamin Constant prend la parole une dernière fois le 26 novembre pour défendre le droit de pétition.
La fin triomphale d’un auteur à relire sans cesse
Une foule de 150 000 personnes assiste à ses funérailles, les étudiants réclamant qu’il soit porté au Panthéon. La cérémonie funéraire au Père-Lachaise a lieu à la nuit tombée. La lumière envoutante des torches donne à l’événement une dimension poétique en phase avec la sensibilité romantique du temps. Le libéralisme était alors à l’apogée de son rayonnement en France.
Facile à lire, évitant de se perdre dans les détails superflus, cette biographie remet en lumière un auteur qu’on ne saurait trop relire en ces temps d’extension indéfinie de la pieuvre étatique.
- Léonard Burnand, Benjamin Constant, Perrin 2022, 350 p.
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