L’importance de certains ouvrages ne se mesure ni à leur volume de vente, ni à l’écho médiatique qu’ils reçoivent, mais au fait qu’ils ont mis le doigt sur quelque chose d’important. L’ouvrage de Nicolas Colin, Un contrat social pour l’âge entrepreneurial, est de ceux-là. Fin connaisseur de l’univers entrepreneurial européen et américain, Colin réfléchit depuis longtemps aux implications sociétales des ruptures numérique et entrepreneuriale, notamment dans le domaine du travail. À partir du tableau qu’il brosse des transformations que vit notre économie, il défend la nécessité d’un nouveau contrat social pour que tout le monde profite pleinement de celles-ci, dont devrait se saisir une gauche en mal d’idées.
Une rupture appelle à une modification de l’environnement institutionnel. C’est vrai au niveau des organisations : une organisation ne peut survivre et tirer parti d’une rupture qu’en modifiant son modèle d’affaire, c’est-à-dire la façon dont elle fonctionne. C’est ainsi que les nombreuses ruptures en cours, et pas seulement celles liées à la pandémie, appellent à repenser le management des grandes organisations. C’est une condition de leur survie, même si c’est évidemment difficile. Mais les ruptures en cours vont bien au-delà des seules entreprises ; elles concernent toutes les organisations, ainsi que la société dans son ensemble.
Dans son ouvrage, Nicolas Colin évoque ainsi l’âge d’or du contrat social, celui des Trente glorieuses et de l’État-providence, produit de l’économie fordiste, né autour de la Seconde Guerre mondiale. Le Great Safety Net (GSN, le grand filet de sécurité) américain fut élaboré au cours des années 1950-60 et miné par la concurrence, notamment européenne et japonaise, des années 1970-80. Les implications sociales, mais aussi politiques, de cette destruction furent profondes. Dans une large mesure, Donald Trump a prospéré grâce aux votes des orphelins de ce système, ceux qui étaient les perdants de la phase de mondialisation qui s’est accélérée à partir des années 1980.
Un âge d’or… largement idéalisé
À mon sens, la nostalgie pour le GSN repose cependant sur une vision contestable de celui-ci. D’une part, il n’était une réalité que pour une petite partie de la classe ouvrière américaine, celle qui travaillait dans les grandes entreprises. D’autre part, dire qu’il a été détruit par l’émergence de la concurrence internationale des années 1980, c’est supposer que les deux ne sont pas liés.
Une autre lecture possible est que ce grand système a été la cause de sa propre disparition : il a en effet peu à peu amené les grandes entreprises américaines à devenir lourdes et chères. Elles sont devenues de plus en plus fragiles, c’est-à-dire sensibles à une modification de la nature de leur environnement, notamment les deux chocs pétroliers.
Au sein de grandes entreprises largement protégées de la concurrence locale et internationale, les avantages obtenus par les ouvriers ne résultaient plus des gains de productivité ou de la performance économiques de leur entreprise, mais d’un rapport de force dans un jeu à somme nulle. Ce jeu ne pouvait fonctionner que dans une économie relativement close, qui permettait d’imposer aux consommateurs le coût croissant du système résultant de sa rigidité et de son manque d’innovation.
General Motors est l’exemple parfait de cette synthèse du GSN et de ses limites. Très innovante à ses débuts, elle finit administrée comme une entreprise publique après la guerre, co-gérée avec les syndicats… et mangée tout cru par les Japonais à partir de la fin des années 1970.
Ce que Colin nomme le Dark Age financier de l’actionnaire triomphant n’est donc pas ce qui a mis fin au GSN, mais ce qui lui a succédé dans le champ de ruines qui subsistait lorsque le système s’est effondré et que sa nature massive a empêché d’autres industries de naître. Il faudra un gap d’au moins une dizaine d’années pour que commence à émerger les « nouvelles » industries préfigurant l’âge entrepreneurial et digital, celui des ordinateurs, puis des téléphones, puis d’Internet dans les années 1990.
L’aspiration à un contrat social repose donc sur une lecture idéalisée de l’histoire, et il ne semble pas a priori très attrayant à l’aune de celle-ci. Mais même si l’on ne partage pas le point de vue de l’auteur, il n’en demeure pas moins que l’ouvrage est important par sa réponse à une question cruciale : comment s’assurer que tout le monde profite pleinement des transformations actuelles de notre économie ? Son intérêt va bien au-delà de proposer une lecture intéressante du phénomène entrepreneurial et des transformations actuelles de l’économie ; il ouvre la voie à une réflexion sur les implications politiques de ces transformations, en particulier pour la gauche.
La gauche disruptée
Comme je l’évoque dans un article précédent, la gauche a elle-même été victime d’une grande rupture, en quelque sorte miroir de celle qui a précipité la fin du GSN, celle de la disparition du prolétariat, dont elle était le représentant attitré. La disparition de sa base sociologique explique la menace existentielle à laquelle elle fait actuellement face, et à laquelle répond de trois façons : une rigidité nostalgique (Marx for ever), un pivot tactique vers l’écologie, ou un autre pivot vers l’identitaire (recherche de victimes à défendre, quitte à les inventer). Aucune de ces réponses ne lui donne le moindre avenir, comme on le voit avec l’élection présidentielle.
Or, comme le suggère Nicolas Colin, le développement de l’âge entrepreneurial fait émerger une nouvelle classe relativement large, mais pour l’instant très fragmentée, qui va du livreur de pizza au web-designer indépendant, et qui n’est pas aujourd’hui représentée politiquement. Au-delà de la seule question de la représentation des acteurs fragiles de l’économie d’aujourd’hui, qu’on retrouve également nombreux parmi les Gilets jaunes, imaginer un nouveau contrat social pour celle-ci est un enjeu à la fois social, économique et politique.
Le fait qu’une catégorie importante de la population, née d’une série de ruptures dans l’économie, ne soit pas représentée politiquement est une anomalie, illustrative du décalage de politiques avec la société française en pleine évolution. L’idée défendue par Colin est que l’âge entrepreneurial, qui succède à l’économie fordiste du XXe siècle, a besoin de ce nouveau contrat social afin d’aligner les intérêts des uns et des autres : les entreprises et les ménages ; les travailleurs et les consommateurs ; les pouvoirs publics et les entrepreneurs.
Son ouvrage offre une véritable plateforme sociologique dont pourrait s’emparer une gauche qui aurait résolument accepté l’économie de marché mais serait soucieuse de la protection de ses acteurs. Sorti en février 2020, le livre a été éclipsé par l’actualité de la pandémie, mais si les résultats catastrophiques qui s’annoncent à l’élection présidentielle pour la gauche se confirment, on se prend à espérer qu’ils susciteront un sursaut, et qu’un travail politique de fond sera enfin engagé pour un renouvellement. Ce jour-là, la lecture attentive du Contrat social pour l’âge entrepreneurial s’imposera comme l’un de ses points de départ évidents.
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