Par Jacques Garello
J’’ai toujours été impressionné par cette sentence de Georges
Marchais :
« La démocratie politique englobe et soutient la démocratie
économique ».
À sa manière il exprimait la supériorité du plan sur le
marché, et expliquait pourquoi le système soviétique traduisait mieux les désirs du peuple que
le système capitaliste. En URSS le peuple choisit démocratiquement ses dirigeants
qui planifient l’économie en fonction des besoins du peuple.
De façon générale, les choix qu’exige l’organisation de
l’activité économique se résument à trois questions :
Que produire (révélation des préférences) ?
Comment produire (avec quelles ressources et quelles
techniques) ?
Pour qui produire (répartition des résultats) ?
La planification est une démocratie économique
centralisée : les choix sont faits au niveau du pays entier (on parle même
de « l’économie du peuple entier »). Par contraste, le marché est la
forme d’une démocratie économique décentralisée. Aux yeux des planificateurs de
toutes obédiences, le plan aurait l’avantage de la cohérence et prendrait en
compte l’intérêt
général, le marché myope puisque « plébiscite quotidien » serait
donc sans vue d’ensemble ni d’avenir, la liberté du peuple serait donc ici
purement « formelle ».
Le calcul socialiste
Quid de la liberté « réelle » ?
L’expérience de l’URSS et des pays ayant choisi la
planification démontre que la planification, dotée en apparence de toutes les
vertus, est un système économique non seulement inefficace mais aussi inhumain.
Certes il a fallu un demi-siècle pour admettre cet échec. Paul Samuelson, prix
Nobel en 1970, professait encore en 1985 que l’URSS aurait dépassé les
États-Unis avant la fin du siècle.
Pourtant, dès les années 1920 une querelle célèbre opposait
Abba Lerner et Ludwig von Mises, querelle reprise ensuite entre Oskar Lange et
Friedrich von Hayek. L’objet de la querelle : les planificateurs ont-ils les
moyens de calculer ce qui est bon pour le peuple ? La démonstration théorique
de Mises et Hayek était déjà confirmée dans les faits. En
URSS c’était la débâcle pour une raison très simple : le système
bureaucratique et centralisé était dans l’impossibilité d’avoir la moindre
information sur ce qu’il fallait produire. Par comparaison, le marché peut
orienter les choix économiques décentralisés grâce aux signaux des prix et des
profits.
Les années 1920
À l’usage, la planification soviétique avait très vite
montré son impuissance à mettre en pratique ses choix.
Tout d’abord elle a été lancée par Lénine dans la
période du « communisme de guerre » jusqu’en 1921. La mise en place laborieuse
et meurtrière d’un nouveau régime politique devait faire oublier les pénuries.
Ensuite, de 2021 à 2028 Lénine louvoie entre plan et marché
avec la NEP (Nouvelle Politique Économique) en autorisant les paysans en
révolte à vendre leurs produits sur un marché relativement libre. Mais cet
espace de liberté représente un danger pour le pouvoir communiste, l’idée
de profit s’installe dangereusement dans l’esprit des koulaks et dès
sa prise de fonction en 1929 Staline réprime
cette hérésie et envoie par trains entiers une vingtaine de millions «
d’ennemis du peuple » en Sibérie.
En 1932 une famine sévit en Ukraine, entretenue par les
ordres personnels de Staline. Elle fera entre 6 et 8 millions de victimes. Ce
génocide a été confirmé mais n’émeut pas grand monde aujourd’hui.
Comment fonctionne le plan soviétique
Les désordres politiques n’empêchent pas Staline de mettre
en place dès 1928 le premier plan quinquennal.
Son objectif est la réindustrialisation de l’URSS, conçue
pour constituer une force blindée de nature à mettre fin aux agressions tant
intérieures qu’internationales dont le « peuple entier » est menacé. Le plan
quinquennal répond donc parfaitement aux besoins du peuple : être protégé.
Par comparaison les produits destinés à la vie courante ne présentent aucune
urgence. Les pénuries sont donc bien prévisibles, mais tout aussi bien admises
d’un peuple dirigé par un pouvoir démocratique. Les ordres venus du Kremlin
déclinent les choix du plan quinquennal. Transmis aux usines, ils indiquent les
moyens en ouvriers, en matières premières, en outillages, et les objectifs à
atteindre, et dans quels délais.
Ainsi le plan quinquennal peut-il détailler les choix de
production, du moins en principe. Car en réalité comment contrôler que ces
choix sont pertinents et sont exécutés ? Le contrôle est nécessairement
bureaucratique : les directeurs des usines transmettent à l’administration
les résultats de l’activité. Par rapport aux indications du plan, ils ont tout
intérêt à déclarer des résultats juste supérieurs à ceux prescrits par le
plan : trop faibles les résultats traduiraient une mauvaise gestion, trop
élevés ils encourageraient le planificateur à relever les objectifs qui
auraient sûrement été sous-estimés. L’essentiel est que le rapport soit bien
rédigé, avec les coups de tampons bien placés.
Le schéma va se reproduire à tous les étages du contrôle.
Parallèlement, une propagande pour la productivité
(stakhanovisme) est organisée, et possède toutes les qualités d’une concurrence
qui va honorer les champions dans la presse officielle.
Reste enfin à se demander comment répartir les fruits de la
production nationale.
La réponse est bien simple : la priorité étant donnée à
l’armée et à l’administration (confiées naturellement aux membres du parti) le
reste est disponible pour les consommateurs, qui pratiquent avec bonne humeur
l’activité de la file d’attente, voire du marché noir. Encore faudra-t-il au
fil des années, la grande guerre mondiale terminée, s’intéresser à la monnaie
et aux prix. On sait qu’à partir de 1953 la « libéralisation » du régime
s’accompagnera de la fixation des prix de tous les produits.
Comme il n’y a pas de liberté des prix, il suffit de se
référer aux prix qui figurent dans les revues et les publicités éditées aux
États-Unis par les grands magasins. Mais quelle est la signification des prix
si le prix de la monnaie elle-même est totalement arbitraire ?
Après la Seconde Guerre mondiale et avec la conquête par
l’URSS du pouvoir dans les pays d’Europe centrale, orientale et baltique,
l’inflation a été généralisée. L’évolution de la planification « impérative » a
finalement évacué toute mesure de toute valeur, les prix officiels ont perdu
toute signification, et les marchés parallèles avec des monnaies étrangères se
sont généralisés.
Comment fonctionne le marché libre
Oui, c’est un « plébiscite quotidien » comme dit
Hayek. Le marché a pour caractéristique de soumettre les producteurs à la
concurrence, ce sont les clients qui arbitrent à tout instant entre les
propositions qui leur sont faites. Il y a en permanence vote des
clients : c’est une démocratie économique.
Les deux signaux émis par le marché sont les
prix et les
profits. Les prix révèlent les pénuries et les excédents. À son tour une hausse
des prix est une occasion de profit pour les producteurs, ils ont intérêt à
accroître leur offre, tandis que la baisse des prix est l’annonce d’une perte.
Évidemment l’entreprise (entrepreneur individuel ou associé) joue un rôle
décisif : l’art d’entreprendre est de comprendre ce qu’attend le marché, et la
concurrence est un processus de découverte des besoins à mieux satisfaire.
En démocratie économique, le droit de vote est le pouvoir
d’achat.
Mais d’où vient-il ? De la rémunération actuelle ou
passée (épargne, patrimoine) d’un apport productif : c’est la
participation à l’activité productive qui ouvre un droit sur les produits des
autres. C’est la « loi des
débouchés » de Jean-Baptiste Say : toute production est l’occasion
d’une rémunération qui permettra à celui qui la perçoit d’acheter tout produit
de son choix. Celui qui a participé à la production par son travail est
rémunéré par un salaire, celui qui a participé par son investissement reçoit un
intérêt, celui qui a entrepris reçoit un profit.
Un élément déterminant de la démocratie économique est la
« subjectivité
des choix ». Chaque individu, même le plus démuni, définit ses
priorités. Et un même individu peut modifier ses préférences en fonction du
temps et de l’information dont il dispose. Ce qui paraît essentiel à l’un est
accessoire pour l’autre, et il est essentiel d’arriver à l’heure pour prendre
un train et accessoire pour aller à la plage. Sans doute l’éducation et le
patrimoine sont-ils de nature à façonner les choix, mais il reste toujours un
degré de liberté dans le comportement personnel.
Quand le pouvoir politique altère le système marchand
Il est vrai que l’histoire ne permet pas d’identifier un
système politique à l’état pur. Nulle planification, même stalinienne, n’a fait
disparaître quelques bribes d’échanges marchands, et nulle économie de marché
n’a été réellement libre.
Comme le remarquait Walter Eücken, la réalité est faite non
pas de systèmes économiques (plan/marché) à l’état pur, mais de régimes
économiques plus ou moins fidèles à leur modèle systémique. C’est d’autant plus
vrai que depuis un demi-siècle s’est généralisée une « économie sociale de
marché » qui se veut mélange de marché et de plan. On parle à son propos de «
tiers système », alors qu’il s’agit d’une organisation irrationnelle mélangeant
tout et son contraire.
Avec sa « planification indicative » la France est le pays
qui est allé le plus loin dans cette voie, qui n’est en réalité qu’une impasse
: « Third way is no way ». Le plan français, considéré comme une «
ardente obligation », n’a jamais atteint son objectif en un demi-siècle
d’existence et onze éditions successives, il avait d’ailleurs été abandonné en
2006. La France ne relève donc pas du système de plan mais elle ne relève pas
davantage du système de marché. Sans attendre 1936 ou 1944, les gouvernants ont
pratiqué le blocage de certains prix (notamment les loyers des 1919) et pesé
sur les profits en multipliant services et tarifs publics de nature à fausser
la concurrence.
La liste des initiatives politiques qui séparent l’économie
française de la logique marchande s’est beaucoup allongée depuis quelques
décennies, et le dernier quinquennat s’est à cet égard surpassé.
Beaucoup d’activités considérées dans la plupart des pays
libres comme marchandes sont transférées à des services publics dont les tarifs
sont imposés aux usagers ou à des entreprises sous contrôle de l’État qui
défient toute concurrence : énergie, transports, santé, enseignement, culture,
etc.
Le marché
du travail est d’une totale rigidité, les relations contractuelles ont fait
place à des négociations collectives dans lesquelles l’État joue le plus
souvent le rôle d’arbitre. Le niveau de salaire minimum et la durée de travail
sont fixés par l’État.
Le marché du capital financier est sous pression étatique,
puisque l’épargne populaire est captée
par la Caisse des Dépôts et Consignations, et assure le financement
d’une banque
publique d’investissement.
La fiscalité est devenue un
outil de redistribution sociale, elle taxe lourdement les profits et
les patrimoines (IFI, droits de succession). Elle multiplie niches et
privilèges.
Les charges sociales (retraites, santé, chômage) sont
parmi les
plus lourdes du monde, car toute logique assurantielle en est écartée, tout
recours à la capitalisation en est exclu.
Enfin et surtout la réglementation,
d’origine nationale ou européenne, est écrasante, elle multiplie les normes et
les démarches.
Si on veut ajouter à cette liste (non exhaustive) les
structures politiques héritées de plusieurs siècles d’histoire de France, comme
le jacobinisme,
le dirigisme, le protectionnisme,
on comprend que notre pays n’a plus grand-chose à voir avec un système
d’économie de marché.
Naturellement les vices de l’économie de plan sont
soigneusement cultivés. L’information ne circule pas, prix et profits ont perdu
toute signification. La bureaucratie est
étouffante, et l’armée de fonctionnaires chargés de l’alourdir sans cesse est à
l’œuvre. Le législateur lui-même, sous la houlette des gouvernements
successifs, nous asservit avec une inflation de textes. L’État de droit est
devenu droit de l’État. Mais, paradoxalement, c’est l’économie de marché que la
majorité des Français, dûment « informée » par les soins du pouvoir en place,
tient pour responsable du déclin économique de leur pays, avec son lot de
chômage, de perte ou de stagnation du pouvoir d’achat, d’inquiétude pour le
proche avenir.
« Il faut changer le système économique et
social » dit-on, en pensant qu’il faudrait moins de libre échange et
moins de libre entreprise. Mais s’il y a urgence de changer de système, c’est
précisément pour remettre davantage de marché et de liberté là où il y a trop
de plan et trop de dirigisme. L’urgence est de réaliser les réformes libérales
indispensables pour retrouver croissance économique et harmonie sociale.
Non à l’État stratège
Les idées libérales ont fait une timide percée dans cette
campagne électorale : a été évoquée une réforme de la fiscalité avec des impôts
moins progressifs et une suppression des droits de succession, une réforme des
retraites avec un pilier en capitalisation, une mise en concurrence voire une
privatisation de services abusivement classés publics aujourd’hui, un
assouplissement du droit du travail, et finalement une remise en cause des
missions actuellement assumées par l’État.
Un progrès demeure toutefois à réaliser pour les apprentis
libéraux : abandonner l’idée
d’un État stratège, responsable des grands choix de l’avenir grâce à des
investissements publics massifs mais mieux orientés et une planification plus
souple. La stratégie irait même jusqu’à légitimer les déficits des finances
publiques et la prise en mains de l’épargne privée…
L’idée qui inspire l’État stratège est que seuls les dirigeants
du pays sont en mesure de gérer l’intérêt général, l’avenir lointain et de
planifier en conséquence.
Mais confier aux gouvernants l’avenir économique de la
nation, n’est-ce pas faire une confiance aveugle à la démocratie politique ?
Nous savons qu’elle est aujourd’hui (et pas seulement en France) en lourde
perte de crédibilité.
D’abord, parce qu’elle n’est pas représentative : des
minorités agissantes comme les écologistes, féministes et
autres woke,
imposent leur idéologie, une majorité d’électeurs s’abstient.
Ensuite parce que les stratèges ne cessent de se tromper (transition
énergétique, capitalisme de
connivence, dérive européiste).
Enfin parce que la volonté de conserver ou de conquérir le
pouvoir transforme les campagnes électorales en enchères démagogiques.
Par contraste la démocratie économique stimule l’esprit
d’échange et de service, donc l’écoute des autres, le « doux commerce » apaise
les tensions entre peuples. La démocratie économique va plutôt dans le sens de
la liberté, de la responsabilité, de la propriété et de la dignité de l’être
humain.
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