Carlos Tavares n’en démord pas. Pour le patron de Stellantis, groupe automobile formé il y a un an par la fusion entre PSA et Chrysler Fiat, les pouvoirs publics se sont engouffrés dans le « tout électrique » et ils nous l’imposent maintenant à marche forcée sans que la question ait reçu une attention scientifique, industrielle et sociale suffisante. Il le disait déjà en 2017, il l’a répété en décembre dernier et il vient de le confirmer sans langue de bois dans un long entretien accordé cette semaine à quatre médias européens dont Les Échos :
L’électrification est la technologie choisie par les politiques, pas par l’industrie […] Il y avait des méthodes moins chères et plus rapides pour réduire les émissions que celle-là. […] La méthode choisie ne laisse pas les constructeurs automobiles être créatifs pour apporter des idées différentes de l’électrification. Mais c’est un choix politique.
Position conservatrice d’un constructeur qui a fondé son développement sur le thermique (et récemment l’hybride) et qui renâcle à s’adapter à une nouvelle technologie ? Façon subliminale d’annoncer de futurs licenciements ? Difficile à dire à ce stade, même si ce sont les contre-arguments que les écologistes n’hésitent jamais à opposer à la filière automobile.
À vrai dire, cela fait un bon moment que les énergies fossiles sont sur la sellette – concrètement, depuis que les émissions de CO2 des activités humaines, accusées de provoquer un réchauffement climatique insoutenable, sont devenues l’ennemi n° 1 de la planète et des écologistes. Mais depuis que la Commission européenne a annoncé cet été, dans le cadre de son Green New Deal, vouloir interdire la vente des véhicules thermiques dans l’Union européenne dès 2035 (hybrides compris), les constructeurs mettent les bouchées doubles pour se conformer aux nouvelles normes.
C’est ainsi par exemple que Renault a annoncé récemment que sa mue électrique serait parachevée dès 2030. C’est ainsi également que Stellantis s’est engagé dans la construction d’une grande usine de batteries à Douvrin (Pas-de-Calais) en association avec TotalEnergies, en complément d’une usine similaire en Allemagne et d’un projet en Italie. Comme le dit M. Tavares aux Échos :
Nous respectons évidemment les lois et nous allons donc nous battre avec les éléments qui nous sont, soit donnés, soit imposés, pour être les meilleurs.
Mais il n’empêche que l’ensemble des constructeurs européens, pas seulement Stellantis, s’inquiètent des conséquences de cette décision aussi drastique que précipitée qu’ils jugent fondamentalement « irrationnelle » :
Interdire une technologie n’est pas une solution rationnelle à ce stade […] Toutes les options, y compris les moteurs thermiques très efficaces, les hybrides et les véhicules à hydrogène doivent jouer un rôle dans la transition vers la neutralité climatique.
Premier point relevé par Carlos Tavares, peut-être le plus important et le plus grave, le fait que les constructeurs soient privés de leurs capacités créatrices.
Ceci signifie en clair que le pouvoir politique s’arroge par pure idéologie le droit de fixer étroitement les canons de l’innovation technologique sans laisser aux acteurs du secteur, automobilistes, constructeurs et sous-traitants en l’occurrence, le temps suffisant pour expérimenter une variété de solutions et s’orienter vers celles qui répondront le mieux aux objectifs sociaux et environnementaux recherchés.
Il est tout à fait envisageable que le véhicule 100 % électrique compte éventuellement au nombre de ces solutions, mais il deviendra dorénavant impossible de le comparer à d’autres options puisque, par décret, il est destiné à demeurer seul sur le marché en vertu d’une qualité très spéciale : c’est le pouvoir politique qui l’a choisi pour vous…
Malheureusement pour nous, les choix politiques sont aussi impérieux qu’ils sont changeants et mal fondés. On se rappelle qu’à une époque en France, les moteurs diesel bénéficiaient de toutes les mansuétudes fiscales de l’État…
Second point, les coûts de production. La voiture électrique représente un surcoût de 50 % par rapport aux véhicules traditionnels, ce qui implique selon M. Tavares de réaliser des gains de productivité de 10 % par an quand l’industrie automobile est déjà au maximum de sa performance avec des taux de 2 à 3 % par an. D’où le risque de voir des constructeurs et/ou des sous-traitants tomber en difficulté, voire fermer leurs portes avec les pertes d’emploi associées.
Ce ne serait pas la première fois que des changements brutaux de réglementation pousseraient un secteur dans la crise, raison pour laquelle on ne peut que s’alarmer de voir les mêmes erreurs dirigistes éternellement reproduites.
Il est vrai que le passage à l’électrique générera ses propres emplois nouveaux dans une sorte de « destruction créatrice » à la Schumpeter, mais dans le cas particulier qui nous occupe, il s’agit d’une destruction sciemment organisée au profit d’une création décidée unilatéralement. Toute l’innovation qui a eu lieu dans le secteur automobile jusqu’à présent – véhicules hybrides, moteurs vertueux, carburants propres, etc. – est jetée aux orties sans ménagement.
Des coûts, on passe évidemment au prix et à cette idée que la voiture particulière risque de devenir dans les années à venir un produit réservé aux familles les plus aisées, à rebours complet de l’accès à la voiture pour tous synonyme de la liberté de se déplacer à sa guise à l’époque des Trente Glorieuses.
Carlos Tavares souligne à juste titre que les véhicules 100 % électriques (qui ont représenté 11,2 % des ventes de voitures en Europe de l’Ouest et 9,8 % en France en 2021) sont déjà très généreusement subventionnés en dépit d’un niveau de prix qui reste élevé. Vu la situation budgétaire préoccupante de nombreux États (coucou la France !), on imagine mal que ce rythme de subventions puisse durer éternellement.
Du reste, on sait déjà que l’État-stratège français est parfaitement capable de revenir sur sa parole, même dans le domaine de la sacro-sainte transition énergétique, s’il trouve plus politiquement rentable d’orienter ses actions dans d’autres directions. Les acteurs du photovoltaïque ont pu s’en rendre compte récemment à leurs dépens lorsque le gouvernement a décidé de réviser lourdement les tarifs de rachat de l’électricité qui avaient motivé leurs investissements quelques années auparavant. À l’époque, l’État les encourageait ; aujourd’hui, toutes les raisons sont bonnes pour sortir notre État endetté de ce coûteux guêpier.
À moins qu’il ne s’agisse tout simplement et très machiavéliquement de réduire volontairement l’accès à la voiture particulière pour faire monter en puissance les transports en commun, en vertu du dogme très en vogue à gauche et chez les écologistes selon lequel le collectif, c’est bien, c’est solidaire. Quand on voit la vitesse à laquelle s’étendent les ZFE ou zones à faibles émissions, zonage qui consiste à interdire l’accès des véhicules jugés trop vieux ou pas assez verts dans certains centres villes, la question ne semble pas absurde. En 2025, l’interdiction de circuler dans les ZFE concernera un tiers du parc automobile français actuel, affectant tout particulièrement les milieux populaires.
L’objectif ultime du Green New Deal étant d’assurer une qualité de vie environnementale de haut niveau aux citoyens européens, il ne serait pas plus mal que les véhicules 100 % électriques présentent un bilan écologique digne de ce nom. Or l’on sait que la production des batteries comme leur recyclage en fin de vie posent problème. Par ailleurs, tout dépend du mix électrique qui servira à recharger les véhicules.
Or d’après Carlos Tavares,
Avec le mix énergétique européen, un véhicule électrique doit rouler 70 000 km pour compenser la mauvaise empreinte carbone de fabrication de la batterie et commencer à creuser l’écart avec un véhicule hybride léger.
De plus, le passage au tout électrique à l’horizon 2035 va créer une demande supplémentaire non-négligeable en électricité, demande qu’il faudra bien satisfaire (sans compter la nécessité d’accélérer sérieusement l’équipement routier en bornes de rechargement – mais ce dernier point est probablement la partie la plus simple de la nouvelle équation énergétique).
→ Dès lors, quand on sait qu’un tiers du nucléaire français (dont la centrale de Fessenheim, définitivement fermée) a été sacrifié sur l’autel d’un vulgaire accord électoral des plus éphémères entre le Parti socialiste et les écologistes à la veille des élections présidentielles et législatives de 2012 ;
→ Quand on sait qu’en France, la remise à l’honneur récente du nucléaire, élément stratégique de notre électricité faiblement carbonée, ne changera rien au fait que celui-ci passera de 70 % à 50 % de notre électricité à l’horizon 2035 ;
→ Quand on sait que la mise en route de l’EPR de Flamanville a été repoussée une nouvelle fois et n’interviendra pas avant la fin de l’année 2023 ;
→ Quand on sait que cet hiver encore (janvier et février 2022), il sera nécessaire de recourir à nos deux centrales à charbon pour éviter les coupures ponctuelles ;
Bref, quand on sait tout cela, comment ne pas avoir quelques bonnes raisons de s’interroger sur le bien-fondé de foncer tête baissée dans le « tout électrique », dans la foulée des inquiétudes de M. Tavares et ses confrères ?
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