Retour sur le premier ouvrage à véritablement formaliser l’incertitude et montrer ce que cette notion implique dans la prise de décision.
Que peut nous apprendre l’ouvrage d’un économiste presque inconnu, paru il y a exactement un siècle ? Beaucoup. Nous est-il utile face aux questions actuelles ? Oui, très. Il se trouve que Risk, Uncertainty and Profit, écrit par Frank Knight en 1921, est un ouvrage essentiel, même s’il est difficile à lire. C’est le premier à véritablement formaliser l’incertitude et à montrer ce que cette notion implique dans la prise de décision. Et ce faisant, il nous dit aussi beaucoup sur qui nous sommes en nous révélant comme fondamentalement spéculateurs.
Frank Knight introduit une distinction entre risque et incertitude.
Le risque correspond à des événements répétés à l’identique pour lesquels il est possible d’établir une loi historique de distribution (statistique). Par exemple, on sait exactement combien de voitures sont volées chaque année, par marque, par modèle et par région. Cet historique permet de faire une prédiction en calculant une probabilité qu’un modèle donné soit volé.
L’incertitude correspond à des événement inédits pour lesquels il n’existe pas d’historique à l’identique (Covid-19, invention d’Internet, etc.). Ceci interdit l’utilisation de statistiques pour calculer une probabilité. L’incertitude est objective : elle ne tient pas au manque d’information ou à l’incompétence de l’observateur mais à la nature même du phénomène. Au moment où il doit prendre une décision, une grande partie de l’information dont il aurait besoin n’existe tout simplement pas.
LE JUGEMENT FACE À L’INCERTITUDE : LE PROPRE DE L’ENTREPRENEUR
Muni de cette définition, Knight s’intéresse à celui qui agit face à l’incertitude, l’entrepreneur. Lorsqu’il prend une décision, l’entrepreneur arbitre entre ce qu’il investit et ce qu’il attend de son investissement (le retour). L’investissement se fait aujourd’hui, pour un retour situé dans le futur.
La question du profit naît de l’observation, à l’origine de Cantillon, un autre économiste, que l’entrepreneur réalise un arbitrage entre l’investissement réalisé dans le présent et donc certain, et le retour espéré qui, lui, est incertain parce qu’il est situé dans le futur.
L’entrepreneur ne sait pas si cet investissement donnera quelque chose : peut-être n’arrivera-t-il pas à mettre son produit au point, peut-être ce produit ne rencontrera-t-il aucun succès, ou au contraire un succès inattendu. En ce sens, le retour sur son investissement n’est pas prédictible.
FACE AUX LIMITES DU CALCUL : IMPORTANCE DU JUGEMENT
Cela ne signifie pas que toute prédiction soit impossible. La décision en incertitude peut comporter une part de prédiction. Un voyage sur Mars comporte de très larges parts d’incertitude, mais il échouera à coup sûr si des calculs sophistiqués ne sont pas faits sur la date du lancement, la résistance des matériaux, etc.
Autrement dit, l’échec peut provenir soit de l’absence de prédiction sur certains aspects de la décision, soit au contraire de son utilisation sur d’autres aspects. C’est pour cela qu’il est important de bien distinguer les différents aspects de la décision.
Cette incertitude fait que la décision de l’entrepreneur n’est pas réductible à un calcul. Elle peut être améliorée grâce à lui – par exemple le coût des matières premières nécessaires à la fabrication du produit – mais une part du retour n’est pas calculable. C’est pour cela qu’aucune feuille Excel, si sophistiquée soit-elle, ne garantira pas la réussite d’un investissement.
Si la décision ne peut être réduite à un seul calcul, sur quelle base l’entrepreneur peut-il la prendre ? Selon Knight, cette base est le jugement. Le jugement est une appréciation subjective et circonstanciée d’une situation. Subjective signifie qu’un autre aurait pu avoir une appréciation différente, et circonstanciée signifie que l’appréciation serait différente dans d’autres conditions. La décision entrepreneuriale face à l’incertitude est donc très personnelle et il est impossible d’établir des lois immuables.
LE JUGEMENT FACE À L’INCERTITUDE, SOURCE DU PROFIT
Cette observation d’un entrepreneur exerçant sa faculté de jugement face à l’incertitude permet à Knight d’expliquer l’origine du profit. Cette question a taraudé les économistes depuis longtemps. On connaît la réponse de Marx : pour lui, le profit est le surplus que le capitaliste vole aux ouvriers. Le tout étant supérieur à la somme des parties, il se contente de rémunérer celles-ci, et s’approprie le surplus créé par elles.
Sauf que Marx n’explique pas d’où vient ce surplus. C’est ce que fait Knight.
Le surplus, c’est ce qui reste lorsque l’entrepreneur a rémunéré toutes les parties qui ne sont pas confrontées à l’incertitude : l’ouvrier travaille une heure et est payé pour cette heure de travail. Si l’entrepreneur ne réussit pas à vendre le produit ainsi fabriqué, le salaire reste légalement dû quoiqu’il arrive.
Notons que si elles ne sont pas confrontées à l’incertitude, ces parties restent néanmoins confrontées au risque, celui par exemple que l’entreprise fasse faillite et que le salaire ne soit plus versé. Mais il restera légalement dû, c’est la différence entre le risque et l’incertitude.
L’entrepreneur (au sens de celui qui investit dans l’entreprise) est le seul à être confronté à l’incertitude, c’est-à-dire à l’impossibilité de savoir si son investissement sera entièrement perdu ou au contraire démultiplié, ou toute possibilité entre ces deux extrêmes. Pour Knight, le profit est simplement la rémunération de son jugement face à cette incertitude. Le monde du risque est rémunéré à taux fixe (intérêts d’un prêt, salaires, etc.) tandis que le monde de l’incertitude est rémunéré à taux variable, de zéro à quasiment l’infini.
L’ouvrage de Knight nous éclaire en outre sur deux questions très actuelles : la moralité du profit et l’éthique de la spéculation.
LA MORALITÉ DU PROFIT
La question de la moralité du profit ne date pas d’hier. Jésus avait chassé les marchands du temple et l’Église l’a toujours considéré avec méfiance. Marx le considérait comme un vol. Cette question resurgit régulièrement. Ainsi, récemment, certains politiques ont trouvé scandaleux que les laboratoires pharmaceutiques vendent 15 dollars un vaccin qui ne coûte que 5 dollars à fabriquer.
Dans un monde sans risque, la critique serait acceptable. Dans un monde d’incertitude, c’est ignorer que ces laboratoires ont investi des sommes très importantes qui auraient pu être entièrement perdues si le vaccin n’avait pas pu être mis au point, vendu et distribué avec succès.
La différence ici, le profit qui en est tiré, est la rémunération du jugement qui a été fait par les laboratoires. Son importance n’est justifiable que parce que les sommes engagées auraient pu être entièrement perdues. D’ailleurs, les moralistes ne parlent jamais de tous les échecs coûteux que les laboratoires, et plus généralement les entrepreneurs, connaissent. Bien sûr, la taille parfois gigantesque des profits interpelle, mais il faut rappeler que la perspective de tels profits est l’une des motivations des entrepreneurs, et que la société bénéficie largement et de multiples façons de ce que cette motivation produit (et pas que pour les vaccins).
C’est ce que l’économiste Deirdre McCloskey appelle le « deal bourgeois ». Nous laissons les entrepreneurs faire des profits (et pour certains perdre tout) parce que nous en bénéficions au final, comme on peut le vérifier depuis plus de 200 ans de révolution industrielle. La moralité du profit que certains jugent douteuse doit être mise en regard de ce que ce système a apporté.
PROFIT ET JUGEMENT : L’ÉTHIQUE DE LA SPÉCULATION
La notion de jugement face à l’incertitude mise en avant par Knight nous éclaire également sur la notion de spéculation. Le terme de spéculation a acquis parfois une connotation péjorative, parce qu’on y associe souvent l’idée de gain sans effort.
Lorsque Knight écrit que l’entrepreneur est celui qui réalise un arbitrage entre aujourd’hui et demain sur la base de son jugement, difficile de ne pas observer que l’entrepreneur n’est pas le seul à agir ainsi.
Nombre de nos actions (mais pas toutes) se décident en comparant l’intérêt d’une dépense immédiate à celui d’un bénéfice futur attendu. Tout être humain est depuis la nuit des temps un spéculateur essayant de tirer avantage du cours des événements et de ses propres actions en réalisant cet arbitrage entre un investissement aujourd’hui et un gain possible, mais incertain, demain.
Dessiner sur les murs des grottes pour s’attirer la faveur des dieux était une spéculation. Construire une hutte était une spéculation. En plantant aujourd’hui des graines qui donneront peut-être une récolte, l’agriculteur est un spéculateur. Comme l’est celui qui s’inscrit dans un club de gym ou qui se lave les dents.
Dépense aujourd’hui, gain possible mais incertain demain. Loin d’être un vice condamnable, la spéculation est la marque de l’espèce humaine qui refuse d’être simplement passive face aux événements. Elle traduit une posture active face au monde.
HOMO SPECULENS
Outre ses contributions à une compréhension de l’origine du profit et du rôle de l’entrepreneur, ce qui en soit n’est déjà pas rien, l’ouvrage de Knight montre que l’économie n’est pas un domaine purement matériel, séparé des questions de morale et de société.
Bien au contraire, il insistera, dans un autre ouvrage, The Ethics of competition, sur la nature profondément humaine de l’action économique, qui baigne dans un cadre éthique, à rebours de ce que de nombreux moralistes continuent de prétendre.
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