Le philosophe Antonio Escohotado est mort ce dimanche. Retour sur la vie passionnante d’un intellectuel à la fois libéral et libertaire, optimiste et profond, qui a profondément influencé l’Espagne.
Le libéralisme est en deuil. Ce dimanche 21 novembre, le philosophe Antonio Escohotado s’est éteint, entouré de sa famille, dans son havre de paix d’Ibiza. Afin de lui rendre hommage, revenons sur sa trépidante biographie qui, du Viêt-Cong au libéralisme en passant par le mouvement hippie espagnol, fut une ode à la liberté, à la responsabilité individuelle et à la curiosité intellectuelle.
LA BIOGRAPHIE PASSIONNANTE DE ANTONIO ESCOHOTADO
Né à Madrid en juillet 1941, c’est au Brésil qu’Antonio Escohotado passe l’essentiel de son enfance, où son père, haut fonctionnaire franquiste spécialiste de la propagande, avait été nommé attaché de presse. Son retour en Espagne en 1956 et son contact avec la morale national-catholique de l’époque définiront son engagement politique.
C’est lors de ses études qu’Antonio Escohotado se découvre des affinités communistes. À l’image de Régis Debray, il passe des discours aux actes et tente de s’engager au sein du Viêt-Cong pour combattre les États-Unis jusqu’à ce que ses souffrances, causées par une hépatite chronique, mettent fin à ses désirs de discipline militaire. Ainsi, renvoyé au calme relatif des facultés, il poursuit ses études de philosophie, durant lesquelles il se spécialise dans les pensées hégélienne, marxiste et néo-marxiste de l’école de Francfort, scandalisant tour à tour ses professeurs.
Au début des années 1970, il délaisse progressivement son idéalisme communiste pour se rapprocher du mouvement hippie qui en Espagne se concentre à Ibiza. Il y loue une petite maison, sans eau ni électricité, pour y passer des journées ascétiques, rythmées par son travail de traducteur -il traduit à l’espagnol les œuvres de Newton, Hobbes ou Jefferson-, l’écriture de traités métaphysiques empreints de sagesse aristotélique, comme Réalité et Substance, et ses expériences psychédéliques à base de LSD et autres stupéfiants.
Antonio Escohotado fonde aussi la mythique discothèque Amnesia, initialement investie comme lieu de réunion psychédélique de la communauté hippie, avant de devenir le succès commercial que l’on connaît. Malheureusement, ces pratiques libertaires ne passent pas inaperçues : en 1983, il est piégé par la police lors d’une opération d’achat de stupéfiants.
Les trois mois qu’il passe en prison préventive, où il partage la cellule d’un caïd de la pègre corso-marseillaise, l’éloignent de l’effervescence d’Ibiza, jusqu’à sa condamnation définitive à un an de prison ferme cinq ans après son arrestation, en 1988.
HISTOIRE GÉNÉRALE DES DROGUES, SON ŒUVRE MAJEURE
Plutôt que de faire appel, Escohotado accepte sa condamnation comme des « vacances austères mais offertes » à la prison de Cuenca, où il entreprend l’écriture de son œuvre majeure, désormais référence mondiale sur le sujet : Histoire générale des drogues.
Cette œuvre colossale, une des seules traduites en français, décrit l’histoire de la consommation de stupéfiants et les pratiques qui lui furent associées, qu’elles soient religieuses, purificatrices ou récréatives, de l’Antiquité à nos jours et ce à travers tous les continents.
Mais c’est surtout l’étude des politiques prohibitives et de leurs effets pervers, qui y sont décrites qui motiveront un véritable engagement, entre expertise et vulgarisation, contre la prohibition générale décrétée par les sociétés modernes pour lutter contre la consommation de stupéfiants.
Pour lui, plus qu’un outil introspectif, mystique ou récréatif, la consommation de drogues interroge le libre-arbitre de l’humain et sa responsabilité. D’où la rédaction d’une sorte de manuel, Apprendre des drogues : utilisation et abus, préjugés et défis, dans lequel il présente l’essence de son positionnement philosophique et rappelle l’importance de l’information et de la responsabilité individuelle :
Mon observation rend compte de certains composants qui, utilisés raisonnablement, peuvent permettre des moments de paix, d’énergie et d’excursion psychique. Son objectif est de rendre toujours moins toxiques les drogues et de permettre au consommateur d’être conscient de son inaliénable liberté. Car il s’agit de la plus ancienne des aspirations humaines : renforcer sa responsabilité et sa connaissance.
Consommateur régulier d’héroïne sans pour autant se mettre dans les états pitoyables d’un Mark « Rent Boy » Renton (Trainspotting), Escohotado croyait au pouvoir de la consommation responsable et informée, qui ne pouvait être permise que par la fin de la prohibition, véritable mal à la racine de tous les problèmes actuels liés à la consommation de stupéfiants : manque d’information, mauvais dosages, dissimulation de la consommation et honte des consommateurs, liens de la consommation avec la pauvreté, etc.
Ses prises de position lui valurent même d’être poursuivi par la justice argentine pour « apologie de la drogue » lors d’une intervention sur un programme télévisé.
LA FIN DE VIE D’ANTONIO ESCOHOTADO MARQUÉE PAR L’AMOUR DU LIBÉRALISME
Évidemment, il y a dans ces prises de position sur la consommation de stupéfiants une vision profondément imprégnée des valeurs libérales de liberté et de responsabilité.
En effet, c’est l’amour du libéralisme et le rejet du totalitarisme communiste qui marquèrent les vingt dernières années de vie d’Antonio Escohotado. Ainsi, sa magnifique trilogie Les ennemis du commerce constitue une genèse parfaite de l’idéologie communiste et de ses multiples déclinaisons : Sparte, les sectes ébionites et esséniennes, le rejet de l’intérêt par le christianisme, l’utopie de Thomas More, la terreur babouvienne, le communisme scientifique, le nazisme, le totalitarisme soviétique, la French Theory, etc.
Les plus de 2000 pages que comporte cet ouvrage sont un véritable voyage à travers l’histoire économique de l’humanité, durant lequel il met admirablement en avant les progrès incommensurables accomplis par notre espèce depuis que le libre commerce, la liberté individuelle, la concurrence et la circulation des idées se sont imposés.
UNE PENSÉE PLEINE D’OPTIMISME QUI AURA LAISSÉ DES TRACES
Antonio Escohotado ne s’est pas contenté de défendre la liberté à travers ses ouvrages. En effet, il voyait en Internet un outil exceptionnel qui, tôt ou tard, saurait être utilisé à sa juste mesure pour propulser le savoir, la diffusion d’idées et l’enrichissement de l’humanité.
Ainsi, aidé par ses enfants et ce malgré son âge avancé, il a fait l’effort d’investir les réseaux sociaux, afin de mener une véritable bataille culturelle contre les ennemis de la liberté. Ses conférences et interviews, disponibles par centaines sur YouTube, ont influencé une nouvelle génération d’intellectuels et youtubeurs libéraux, apparue depuis une dizaine d’années en Espagne, qui ont tous salué sa mémoire : Fernando Diaz Villanueva, Juan Ramon Rallo, Jano Garcia, Sergio Candanedo, Alvaro Bernard, etc.
Concluons donc notre hommage avec une citation qui résume la pensée farouchement libre et optimiste d’Antonio Escohotado :
Je crois que l’être humain n’a jamais été si libre que depuis l’apparition d’Internet. Ça a été une offrande à l’humanité, encore plus grande que la découverte du feu. Mais peut-être faudra-t-il deux, trois générations, pour l’assimiler, et d’ici là on demeurera une confortable foule zoologique qui comptera le nombre de likes sur sa photo. Et alors ? Je refuse de choper ce garçon ou cette fille pour leur dire : « Non, non, non, ne fais pas ça, fais ce que moi je fais ». La vérité s’impose seule. Seuls les mensonges ont besoin d’une subvention du gouvernement.
L’Espagne a perdu ce dimanche 21 novembre un de ses plus grands libres penseurs. Le libéralisme a perdu un de ses grands sages. Repose en paix, Antonio Escohotado.
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