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21 décembre, 2021

Et si le capitalisme était moral après tout ?

 Par Philippe Silberzahn.

Que le capitalisme soit immoral est une idée qui semble aller de soi. L’image des fabricants de vaccin anti-covid tirant profit de la pandémie faisait ainsi encore recette récemment. L’idée qu’il soit plutôt amoral, c’est-à-dire qu’il fonctionne en dehors de la morale, séduit aussi. Et pourtant ces deux idées sont fausses. Elles traduisent des modèles mentaux anciens mais démentis par les faits. Il ne peut y avoir de capitalisme sans morale.

Associant le capitalisme à ce qu’il appelle un ordre « économique, technique et scientifique », le philosophe français André Comte Sponville estimait que la morale était privée de toute pertinence pour expliquer le processus qui s’y déroule.

Il conclut : « Le capitalisme est-il moral ? Je réponds donc évidemment non : il est radicalement et définitivement amoral. Si nous voulons qu’il y ait une morale dans une société capitaliste, cette morale doit venir d’ailleurs que du marché. »

Thèse séduisante et philosophe habile

Il ne dit pas que le capitalisme est immoral, au sens où il le condamnerait pour ses vices, mais amoral, expliquant que la dimension de moralité ne le concerne pas. Mais cette thèse repose entièrement sur la distinction que Comte Sponville fait d’entrée de jeu et sans la justifier en aucune façon entre différents ordres de l’activité humaine : il y aurait l’ordre « économique, technique et scientifique », puis l’ordre « politique et juridique », puis celui de la morale et enfin celui de l’amour.

D’où viennent ces distinctions ? Mystère ! La séparation en ordres distincts est cependant la marque d’une pensée médiévale, et il a fallu la révolution de la pensée moderne pour s’en affranchir, mais il ne semble pas que cette révolution ait touché notre philosophe. Sans compter que l’argument est tautologique : on commence par définir le capitalisme comme un ordre technico-économique séparé de l’ordre de la morale, puis on « démontre » que celle-ci n’en fait pas partie.

En fait, la séparation bien nette entre un monde économique, technique et scientifique et le domaine du juridique, du moral et du politique, et même celui de l’amour, n’est qu’un modèle mental, et celui-ci ne repose sur aucune réalité. Un modèle mental alternatif, dans lequel l’économique baigne au contraire dans le juridique, le politique, le social, le moral et l’amour, correspond pourtant bien plus à la réalité. Nous parlons d’humains, pas de machines.

Si donc Comte Sponville n’a pas grand-chose à nous apprendre sur la question, celle-ci demeure : le capitalisme est-il moral ?

Pour y répondre, il est nécessaire, comme toujours, de partir de la définition de moral : « Qui concerne les règles ou principes de conduite, la recherche d’un bien idéal, individuel ou collectif, dans une société donnée. »

Et là ça commence mal, parce que la définition est protéiforme, puisqu’elle évoque aussi bien le comment (règles et principes) que le quoi (recherche d’un bien idéal), sans compter que le bien idéal est sujet à définition et que c’est cette définition qui marque les différentes philosophies. Regardons donc le capitalisme (c’est-à-dire le commerce, pour simplifier ici) au prisme de ses règles et principes, d’une part, et du bien idéal qu’il recherche, s’il en recherche un, ce qui est bien évidemment contesté.

Il n’y a pas de capitalisme sans principes moraux

Le modèle mental dominant sur le capitalisme et sur le commerce est celui de la loi de la jungle. C’est le plus fort qui gagne. Le gros écrase le petit. Tous les moyens sont bons pour s’enrichir : mentir, tricher, voler, etc. C’est ce modèle mental que traduit Comte-Sponville lorsqu’il s’écrie, en se moquant de la question éthique dans l’entreprise : « Ce serait la première fois que la vertu ferait gagner de l’argent ».

Il faut pourtant avoir une singulière ignorance du monde du commerce pour oser affirmer une telle chose. Chacun sait qu’une absence de vertu est le plus court chemin vers la faillite, que vous soyez plombier, négociant ou entrepreneur. Bien sûr, chacun sera à même de citer tel ou tel entrepreneur qui a réussi en trichant, mais c’est vrai de toute activité humaine.

Certains scientifiques trichent et pourtant personne ne songerait à dire que la science n’est que tricherie immorale. Des journalistes trichent, des hommes politiques trichent, des footballeurs trichent, etc. On ne condamne pas une profession en raison des travers de certains de ses membres.

Il subsiste pourtant un modèle mental associant celui qui réussit dans le commerce à un tricheur fondamental. Il traduit la vision du commerce comme un jeu à somme nulle : ce que l’un gagne, un autre doit forcément le perdre. Et la réussite individuelle se fait forcément aux dépens de la réussite collective. Ces oppositions sont fortement marquées, nombre de moralistes en font leur miel, mais elles n’ont pas lieu d’être. Elles sont démenties par l’histoire.

Le capitalisme promeut un bien idéal, celui d’une société où chacun trouve son compte

Si le capitalisme obéit à des règles et des principes de conduite, dont la non-observation met rapidement hors d’affaire, recherche-t-il par ailleurs un bien idéal ? Non, au sens transcendantal du terme, mais oui dans une autre acception, celle du développement d’une société où chacun vaque pacifiquement à ses occupations sans essayer d’imposer quoi que ce soit aux autres. Cet idéal fut notamment vanté par Voltaire, qui observait que la vie en commun ne serait pas possible sans une convention où chacun trouve son compte (intérêt personnel).

En substance, on ne construit une société ni sur le sacrifice de chacun, ni sur le vice célébré (à la Mandeville), ni encore sur l’égoïsme revendiqué (les anti-vax), mais sur un équilibre dialectique toujours renouvelé des intérêts individuels. Le commerce est l’un des moyens de créer cet équilibre, même s’il n’est pas le seul, et Voltaire concluait qu’il contribuait ainsi au bonheur du monde. Et il serait immoral ?

La moralité avant-gardiste de la Venise marchande

Au Moyen-Âge, Venise, république marchande, choque l’Europe chrétienne en commerçant avec les Ottomans. C’est l’exemple même de l’immoralité, celle du marchand qui ne regarde que son intérêt. Mais l’intérêt de qui d’autre Venise devait-elle regarder ? Celui de la religion chrétienne ? Mais cela reviendrait à définir la moralité comme la subordination de tous nos actes aux intérêts de celle-ci, ou à ceux de l’Église qui la représente. L’intérêt de son pays ? Mais Venise était une cité indépendante, elle ne faisait partie d’aucun pays.

On ne peut donc accuser la Venise marchande d’être immorale que selon une définition bien particulière, en l’occurrence ici politique ou religieuse, de la moralité. En traitant ses clients chrétiens et musulmans à égalité, Venise refuse les dogmes de son époque, adopte une posture finalement très républicaine et très moderne, très en avance sur l’universalisme des Lumières qui viendra quelques siècles plus tard.

Les échanges de Venise avec ses clients ottomans prenaient en outre place dans un cadre éthique et moral solide : respecter la parole donnée, fournir ce à quoi on s’était engagé, ne pas mentir sur la qualité de la marchandise, traiter avec ses clients quelle que soit leur religion ou leur couleur de peau, séparer ainsi le religieux du séculier. Immoral ? Amoral ? François Ier suivra l’exemple de Venise en s’alliant avec les Ottomans contre les Habsbourg, et lui aussi choquera profondément son époque. Immoral François Ier ? Oui si on définit le bien idéal comme celui d’un monde chrétien. Non, si on le définit comme celui d’un royaume fort et pacifié, protégé de ses ennemis.

Deux modèles mentaux à contester à propos du capitalisme

En conclusion, l’accusation d’amoralité des marchands, et du capitalisme en général, ne tient qu’en raison de la prévalence de deux modèles mentaux : celui qui définit la moralité comme une subordination au religieux ou au politique, et celui qui ne voit le commerce que comme quelque chose de purement matériel alors qu’il est profondément social et donc nécessairement moral. Ces deux modèles mentaux sont légitimes, mais nous ne sommes pas obligés d’y souscrire.

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