Ce Point a été préparé par Vincent Geloso, économiste senior à l’IEDM. La Collection Énergie de l’IEDM vise à examiner l’impact économique du développement des diverses sources d’énergie et à réfuter les mythes et les propositions irréalistes qui concernent ce champ d’activité important.
Peu de symboles de l’État québécois évoquent autant de sentiments qu’Hydro-Québec. Ce géant qui représente près de 4 % de l’économie québécoise(2) s’est imbriqué dans l’imaginaire collectif. Il évoque le combat des Québécois pour se libérer d’un monopole étranglant. Toute suggestion de privatisation dans le débat public est aussitôt perçue comme un désir de retourner en arrière, à une époque où les francophones étaient assujettis au capital anglophone.
Pourtant, la performance de la société d’État laisse à désirer. En 2009, une étude approfondie de l’IEDM comparait Hydro-Québec à des compagnies privées similaires en Amérique du Nord(3). Sa conclusion principale était que la société d’État sous-performait, avec au moins deux milliards de dollars en bénéfices perdus. En 2019, une étude du Centre sur la productivité et la prospérité a démontré que l’efficacité globale de tous ses facteurs de production (main-d’œuvre, capital, équipements) avait chuté de plus de 20 % depuis 1981(4), alors que la quasi-totalité des études qui se concentrent sur l’efficacité globale des compagnies d’électricité étrangères trouvent des gains d’efficacité durant la même période(5).
Des améliorations sont donc possibles au profit de l’État et des Québécois, et la possibilité de privatiser et libéraliser le marché de l’énergie au Québec en fait partie. Cependant, lorsque le sujet est abordé, le débat porte uniquement sur les conséquences d’une telle politique dans l’avenir. Pour bien comprendre cet enjeu, il est toutefois aussi utile de regarder vers le passé.
Comme le 14 novembre 2022 marque le 60e anniversaire de l’élection de 1962 qui a porté presque exclusivement sur le sujet de la nationalisation, il s’agit d’un moment opportun pour se poser des questions quant à la performance du marché privé de l’électricité au Québec avant cette date.
Le marché avant la nationalisation
Les descriptions existantes du marché de l’électricité avant la nationalisation mettent de l’avant l’idée de monopoles régionaux ultrapuissants qui facturaient des prix exorbitants aux consommateurs tant dans les villes qu’à la campagne. Plusieurs historiens et économistes ont repris les affirmations de personnages politiques qui faisaient croisade pour la nationalisation, comme Philippe Hamel et Télesphore-Damien Bouchard, qui comparaient les prix pour les consommateurs résidentiels au Québec et en Ontario(6). Ces comparaisons visaient à justifier l’idée de nationaliser l’industrie (ou du moins de faire en sorte que les municipalités prennent en charge certains aspects du service).
Toutefois, le choix de la comparaison avec l’Ontario n’est pas anodin, puisque cette province avait nationalisé son industrie et vendait l’électricité bien en deçà du prix du marché. Le résultat de cette politique en Ontario a eu pour effet d’encourager davantage de consommation que ce que les producteurs de la province étaient en mesure de satisfaire(7). Les sites les plus efficaces (notamment à Niagara) ayant déjà été développés, la seule option politiquement viable qui était disponible pour combler ce manque à gagner était d’acheter de l’électricité des producteurs québécois.
Très rapidement, les grandes compagnies québécoises ont signé des ententes importantes avec la société d’État ontarienne et les exportations vers l’Ontario ont explosé : de moins de 4 % de la production avant 1925, celles-ci ont grimpé à près de 20 % de la production totale au cours des années 1930(8).
Bien sûr, ce sont les contribuables ontariens qui payaient la facture. Ceci implique que la comparaison du prix du marché au Québec avec le prix contrôlé en Ontario est incomplète : il y manque le fardeau fiscal additionnel que les Ontariens devaient porter. Lorsqu’on ajuste pour ce fardeau fiscal additionnel, les prix au Québec étaient en fait plus bas qu’en Ontario – en grande partie parce que les coûts de production y étaient inférieurs de 32 %(9).
Ce fardeau fiscal additionnel provenait de taxes diverses que l’Ontario devait imposer pour financer l’importation d’électricité. Cependant, les prix ontariens rapportés dans les sources utilisées par les historiens n’incluent pas l’effet des taxes directes sur l’électricité en Ontario puisque l’État ne se taxait pas lui-même. Les prix au Québec, par contre, incluent l’effet des taxes non négligeables que l’État québécois imposait aux producteurs privés d’électricité. En 1925, les taxes représentaient 16,5 % des dépenses des compagnies d’électricité, un pourcentage qui montait à 20 % en 1931, 24,9 % en 1936 et 32,8 % en 1939(10) (voir la Figure 1).
Par ailleurs, l’augmentation de la demande pour l’électricité produite au Québec en provenance de l’Ontario a vraisemblablement entraîné une augmentation des prix au Québec. Lorsqu’on observe les marchés québécois qui étaient directement connectés avec les marchés ontariens (ceux autour de Montréal), on remarque qu’entre 1926 et 1941, les prix ont augmenté de 12,9 % à 20,8 % relativement aux marchés québécois qui ne l’étaient pas (ceux de l’est du Québec)(11). La nationalisation ontarienne a forcé les Québécois à payer plus cher leur électricité. Elle a aussi semé les germes de la nationalisation québécoise.
Une mauvaise comparaison
Ainsi, les comparaisons généralement utilisées pour parler de l’avant-nationalisation favorisent indûment l’Ontario et mènent à la fausse conclusion que le marché privé ne livrait pas des résultats désirables.
Pourtant, lorsqu’on ne tient pas compte de la mauvaise comparaison avec l’Ontario et qu’on adopte plutôt une perspective nord-américaine, on constate que les prix au Québec étaient très bas. Quand on compare avec 62 villes nord-américaines, Montréal se trouvait en 5e position quant au prix des services résidentiels en 1923-25(12). En 1938, la moyenne provinciale des prix était en 6e position pour l’ensemble des villes nord-américaines. De surcroît, il faut ajouter que les clients industriels – même sans tenir compte de l’effet des taxes additionnelles en Ontario – payaient moins cher leur électricité(13). Il s’agit là d’un élément important puisque ces bas prix impliquaient des coûts de production compétitifs dans le secteur de la fabrication, favorisant ainsi son expansion.
Ces faits s’observent aussi dans la consommation par personne. Bien sûr, une plus petite proportion de ménages étaient connectées à un service d’électricité au Québec qu’en Ontario. Cependant, il faut tenir compte du fait que les Québécois étaient plus pauvres. Cette pauvreté relative explique une bonne partie de l’écart de consommation. Ainsi, il est plus judicieux de comparer avec le Canada dans son ensemble.
Cette comparaison montre que le taux de connexion équivalait à 98.5 % de celui pour l’ensemble du Canada même si le revenu moyen au Québec correspondait quant à lui à 79.9 % de celui de l’ensemble des Canadiens(14). Une telle consommation, en dépit de la pauvreté générale des Québécois de l’époque, laisse croire que l’industrie devait être capable d’offrir des prix particulièrement bas et que ce sont les données de l’Ontario qui sont aberrantes.
Le mauvais verdict
La réglementation et la nationalisation de l’électricité ont été un sujet chaud durant la campagne électorale de 1936. Lorsqu’on analyse les résultats, on remarque que le Parti libéral (qui était associé aux compagnies d’électricité) a subi des pertes plus importantes dans les comtés qui étaient connectés avec les marchés ontariens(15). Dans ces comtés, près d’un tiers de la réduction du vote pour le Parti libéral s’explique par la proximité avec l’Ontario.
Non seulement est-il clair que la situation de l’avant-nationalisation était nettement meilleure que celle dépeinte dans le discours populaire et l’historiographie dominante, il est aussi clair que les problèmes soulevés par les défenseurs de la nationalisation sont attribués aux mauvaises causes. Ce n’est pas la performance médiocre des firmes privées qui explique la poussée pour la nationalisation. Étrangement, le processus de nationalisation des compagnies d’électricité au Québec, qui a débuté en 1944, a été justifiée sur la base des effets pervers de la nationalisation, deux décennies plus tôt, en Ontario.
Cette meilleure compréhension de l’histoire ne nous dit pas comment procéder dans l’avenir. Cependant, elle nous indique les erreurs de fait qui brouillent notre conception des bonnes et mauvaises avenues. Si l’on veut discuter de l’avenir d’Hydro-Québec, l’épouvantail d’un passé mal compris devrait être mis de côté.
Références
- Ce Point est basé sur ces deux articles scientifiques : Vincent Geloso et Germain Belzile, « Electricity in Quebec before Nationalization, 1919 to 1939 », Atlantic Economic Journal, vol. 46, mars 2018, p. 101-119; Germain Belzile, Rosolino A. Candela et Vincent Geloso, « Regulatory capture and the dynamics of interventionism: the case of power utilities in Quebec and Ontario to 1944 », Public Choice, avril 2022, p. 1-27.
- Calcul de l’auteur; Hydro-Québec, Rapport annuel 2021, 2021, p. 68; Statistique Canada, Tableau 36-10-0222-01 : Produit intérieur brut, en termes de dépenses, provinciaux et territoriaux, annuel (x 1 000 000), 2021.
- Claude Garcia, Comment la privatisation d’Hydro-Québec permettrait-elle d’enrichir les citoyens québécois?, IEDM, Cahier de recherche, février 2009, p. 7.
- Jonathan Deslauriers, Robert Gagné et Jonathan Paré, Productivité du secteur public québécois : Hydro-Québec, Centre sur la productivité et la prospérité – Fondation Walter J. Somers, HEC Montréal, janvier 2019, p. 31-32.
- Jeff D. Makholm, Agustin J. Ros et Meredith A. Case, Total Factor Productivity and Performance-based Ratemaking for Electricity and Gas Distribution, 2010, p. 1; Claudiu Tiberiu Albulescu, Serban Miclea et Eugenia Grecu, « Firm-level TFP convergence: an application to the German electricity and gas industry », Applied Economics Letters, vol. 29, no 9, février 2022, p. 806; Victor Ajayi, Karim Anaya et Michael Pollitt, Incentive regulation, productivity growth and environmental effects: the case of electricity networks in Great Britain, Energy Policy Research Group, University of Cambridge, novembre 2021, p. 8; Klaus Gugler et Mario Liebensteiner, « Productivity growth and incentive regulation in Austria’s gas distribution », Energy Policy, vol. 134, novembre 2019, p. 7; Victor Ajayi, Karim Anaya et Michael Pollitt, Productivity growth in electricity and gas networks since 1990, Energy Policy Research Group, University of Cambridge, décembre 2018, p. 26-30; Philip Israilevich, Total Factor Productivity and Electric Utilities Regulation, Federal Reserve Bank of Cleveland, Working Paper 8509, décembre 1985, p. 6-9.
- Vincent Geloso et Germain Belzile, op. cit., note 1, p. 105.
- Germain Belzile, Rosolino A. Candela et Vincent Geloso, op. cit., note 1, p. 8-10.
- Ibid., p. 12.
- Vincent Geloso et Germain Belzile, op. cit., note 1, p. 107.
- Ibid., p. 107-109.
- Germain Belzile, Rosolino A. Candela et Vincent Geloso, op. cit., note 1, p. 20.
- Vincent Geloso et Germain Belzile, op. cit., note 1, p. 113.
- Ibid., p. 110-111.
- Ibid., p. 111 et 105-106.
- Germain Belzile, Rosolino A. Candela et Vincent Geloso, op. cit., note 1, p. 21.
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