Par Karl Eychenne.
Coluche en son temps nous proposa une histoire qui n’avait ni queue ni tête, ni début ni chute et dont on cherche encore le pourquoi du comment.
Curieusement, il se pourrait bien que quelques décennies plus tard, nous ayons enfin trouvé le candidat répondant au profil à moustache de la blague de Coluche. Il s’agit du banquier central, un mec qui nous raconte une histoire qu’on a du mal à comprendre puis dont on s’aperçoit qu’elle ne tient pas debout et qui semble se terminer en eau de boudin.
L’inflation est un miracle !
Peut-être que l’inflation est un miracle, un truc qui n’aurait jamais dû arriver ?
Nous avons passé près de 40 ans avec une inflation allant entre 1 et 2 %, et soudainement nous voilà à 4 % puis 5 % et aujourd’hui 8 % voire 10 % pour certains. Avons-nous affaire à un miracle ? Simple hasard ou implacable nécessité ? David Hume, l’un des pères fondateurs de l’empirisme (version sceptique) adoptera une approche très minimaliste permettant de trancher entre plusieurs interprétations d’un fait clivant : « il faut toujours rejeter le plus grand miracle ».
L’inflation n’a pas eu recours au divin ou au surnaturel pour jaillir de nulle part.
L’inflation a seulement augmenté parce qu’il s’est produit un déséquilibre abyssal entre d’un côté l’offre de biens confinée (crise liée au covid) puis confisquée (conflit ukrainien) et rationnée (crise climatique) et de l’autre côté la demande maintenue à flots par les autorités (quoi qu’il en coûte). Peut-on quand même dire que l’inflation est une forme de miracle ? Oui, mais il s’agit d’un miracle moins clinquant, moins exigeant que celui invoquant le divin. Le miracle dont il serait question ici invoque la plausibilité du fait, sa vraisemblance. Dans notre cas, l’inflation était improbable mais elle s’est réalisée. Elle serait donc une forme de miracle.
Effectivement, l’inflation était improbable, juste de la poisse en vérité, la résultante d’une mauvaise série comme on en n’a jamais connu. Pensez donc : quelle était la probabilité pour qu’une crise sanitaire mondiale oblige la planète à se mettre en apnée pendant près de deux ans et plus encore si on pense à la Chine et à sa politique de tolérance zéro ? Quelle était la probabilité pour qu’une crise géopolitique majeure vienne de nouveau frapper aux portes de l’Occident et plus encore si l’on pense à la Chine et ses vues sur Taïwan ?
Bref, l’inflation n’était pas impossible mais largement improbable puisqu’elle supposait la réalisation quasi conjointe des trois catastrophes précitées.
Banquier central : « quand le doute m’habite… »
Ruminant son inflation transitoire, le banquier central choisit alors de pratiquer un genre de mélancolie muette. Il ne sait pas s’il sait suffisamment et son mutisme agace. Aphasique, apathique, tout y passe et tout lui va. Il semble ne plus réagir à l’épingle sous ses fesses qui devrait le faire trémousser sur sa chaise. On lui reproche une certaine naïveté à penser que le bonnet D de l’inflation finira par s’ajuster à la taille plus modeste du corset économique.
Sommé de choisir entre ce qu’on pourrait appeler un fait (l’inflation élevée) et ce qu’on pourrait appeler de la foi (l’inflation transitoire), il choisit d’abord de ne pas choisir. Il se positionne alors officiellement sur une ligne de crête, un genre d’entre-deux d’agnosticisme monétaire. Il faut dire que la situation est critique. Agir sur l’inflation fera quelques dommages collatéraux. La banque centrale aimerait bien freiner l’inflation sans freiner le reste. Mais c’est impossible, elle sait bien que pour calmer l’inflation, elle devra étourdir l’Homo économicus à coups de hausses des taux d’intérêt, de réduction de la taille de son bilan et globalement de politique monétaire moins accommodante.
La banque centrale aimerait bien secouer l’inflation sans que cela empêche la planète économique de tourner. Mais rien à faire, elle ne sait pas faire fouetter la toupie, cet art de donner de grands coups de fouets sur la toupie afin de la garder en mouvement. La banque centrale ne peut pas punir simplement l’inflation. Elle doit punir tout le monde. Il n’y a pas de justice rétributive possible. Tout le monde doit être sanctionné pour la faute d’un seul : l’inflation. Consommateurs, entreprises, marchés financiers et même les gouvernements vont devoir participer à la peine.
La banque centrale est peut-être magicienne mais pas contorsionniste. Elle peut sortir des billets de son chapeau, faire pousser de la dette à l’infini, transformer un projet non rentable en rente perpétuelle. Mais elle ne peut pas tenir d’une main l’inflation et de l’autre les marchés. Elle ne peut pas monter ses taux directeurs pour lutter contre l’inflation et les baisser en même temps pour sauver les marchés. La banque centrale est paradoxale, pas antinomique : elle fracasse les dogmes économiques, pas les lois de la logique.
La fin du sommeil dogmatique
Le dogme et le fait sont têtus mais le fait est généralement plus convaincant.
Que l’on y croie ou pas, l’inflation est bel et bien là. Cela dit, on peut être têtu mais pas obtus. Ainsi, le dogmatique peut très bien accepter d’avoir tort si on lui prouve qu’il n’a pas raison. Les banques centrales ont donc préféré plier plutôt que d’être accusées de sommeil dogmatique (Kant). L’inflation transitoire a perdu son épithète. Le temps du transitoire a échu. Accusées d’hébétude face à une inflation qui dure, elles ont finalement décidé de réagir. Des remords plutôt que des regrets donc.
Depuis, les banques centrales naviguent à vue et c’est peut-être une bonne nouvelle.
En effet, dans un monde nimbé d’incertitudes, l’art de l’improvisation monétaire est particulièrement recommandé plutôt que l’interprétation austère d’une politique restrictive. Les crises et les actes manqués se succédant, le banquier central a donc naturellement développé un complexe obsidional. Convaincu que le monde lui en veut, il se met alors sur la défensive, il opte pour une démarche mal assurée, le pas hésitant, le mot mou, et le regard fuyant. Il s’agit d’éviter tout message trop claironnant afin de ne pas inspirer de réaction exubérante des marchés. D’où une inclinaison naturelle à la pensée conjuratoire consistant à attendre le pire pour être déçu en bien.
Et si la politique monétaire ne récite pas sa leçon à la lettre, c’est peut-être une bonne nouvelle. Certes, cela pourrait passer pour de l’amateurisme, voire de l’incompétence. Mais en vérité il s’agit d’une politique bien plus en phase avec un réel devenu capricieux.
« Nous vivons une suite de chocs intemporels », disait déjà Adorno.
Désormais, il semble qu’il n’y ait plus de récit possible. Le modèle semble buter contre un mur d’incertitudes. Il faut donc improviser, ce qui ne signifie pas faire n’importe quoi mais faire avec ce que l’on a. Un genre d’aventure sur le bateau de Thésée que l’on répare avec les seuls matériaux à disposition, sans être à quai. La musique est probablement le domaine où l’art de l’improvisation produit les miracles le plus impressionnants. Jadis, les Mozart, Chopin, ou Liszt ou plus récemment Keith Jarrett, n’étaient pas les derniers à improviser durant leurs représentations, démontrant que leur talent ne se résumait pas à la seule composition ou interprétation. Et nul besoin d’évoquer le surnaturel, l’intervention divine ou la supercherie. En vérité, les maîtres de l’improvisation ne partent jamais les mains vides lorsqu’ils se lancent dans une production sans filet devant leur public.
Tout comme le banquier central contemporain qui part d’un thème qu’il connaît bien, la lutte contre l’inflation, mais y ajoute ses effets personnels inspirés du moment. Un véritable artiste, vous dis-je.
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