La guerre russe en Ukraine place une fois de plus le monde occidental, le monde des démocraties libérales, face à ses renoncements et ses douloureuses contradictions.
Comme dans les années 1930 face à l’Allemagne, l’Italie et l’URSS, on le voit se lever au nom de ses principes face à l’autoritarisme brutal d’un Vladimir Poutine, mais on le voit aussi se braquer dans des certitudes sociales et/ou climatiques qui lui font imposer ses jolies politiques d’en haut en oubliant qu’il tient ses pouvoirs des individus. Exemple typique, les zones à faible émission qui, une fois appliquées partout où cela est prévu en France, reviendront à restreindre la circulation de 10 millions de véhicules automobiles appartenant pour l’essentiel aux ménages les plus modestes.
Conséquence, contradiction dans la contradiction et renoncement dans le renoncement, on voit aussi nombre de politiciens appeler à se « libérer » de l’oppression larvée et de la « décadence » qui se répandent à l’Ouest, au profit d’un alignement… sur la Russie de Poutine présentée alternativement comme la garante de la civilisation, de l’ordre moral, du courage et de la prise en compte des aspirations du peuple.
Ceci est pourtant une totale vue de l’esprit. Qu’on parle déshérence économique, divorce, avortement, suicide, alcoolisme, consommation de drogue ou homicide, la France fait figure de petit paradis comparée à la Russie.
Mais l’idée, pour être aussi fausse que désespérément en vogue actuellement dans certains milieux dits « populistes », n’en est pas moins caractéristique d’une forme de désillusion démocratique qui semble marcher de concert avec la démocratie elle-même, au risque de projeter définitivement cette dernière dans les poubelles de l’histoire si l’Occident ne donne pas à temps au fond de la piscine un coup de pied de liberté authentique qui le fera remonter à l’air libre.
Dans les années 1930 déjà, alors qu’il avait eu l’occasion d’observer et de vivre la montée de l’hitlérisme en Allemagne, Raymond Aron (1905-1983) soulignait combien il était vain de ressasser les beaux principes de la démocratie si cette dernière devait se réduire à un combat politique opportuniste dénué de tout esprit de liberté entre la démagogie et le populisme :
Deux phénomènes dominent les démocraties, deux phénomènes antithétiques et qui se nourrissent l’un l’autre : la démagogie sans limites des uns et les sympathies fascistes des autres, la démagogie des uns servant de justification au fascisme des autres, et inversement. (États démocratiques et États totalitaires1, 1939)
Dèjà dans les années 1930 il mettait en garde contre la tentation totalitaire toujours prête à affleurer dans les démocraties. Prenant l’exemple du contrôle des changes que réclamaient alors les partis de gauche face à la fuite des capitaux – laquelle dérivait largement de fautes économiques qu’ils avaient eux-mêmes commises – il concluait ainsi :
Ce recours aux procédés de contrainte pour sortir de crises que l’on a soi-même créées ou aggravées, me paraît très typique, je ne veux pas dire des régimes totalitaires, mais de la manière dont on y glisse. (Ibid.)
Ne croirait-on pas lire un commentaire actuel des politiques publiques françaises frénétiquement mises en œuvre en France par Emmanuel Macron ?
À partir de là, deux façons de « glisser » dans le totalitarisme : soit directement, en suivant la pente de la contrainte ; soit en réaction ouvertement illibérale à ces procédés de contrainte afin de faire advenir une sorte de dictature de la volonté populaire. L’erreur étant de penser que seule cette dernière fonde la démocratie, alors que, rappelle Aron, la substance d’un régime démocratique réside dans l’élimination de l’arbitraire, dans la légalité et dans la limitation des pouvoirs.
Dès lors, dans les années 1930 comme aujourd’hui et de quelque côté qu’on se place sur l’échiquier politique,
Il (est) trop facile de se réclamer des immortels principes contre les régimes totalitaires. Les principes ne sont rien lorsqu’ils ne sont pas animés par la vie et par la foi. Il s’agit aujourd’hui de leur redonner vie. (Ibid.)
(L’expression « la foi » employée par Aron devant s’entendre comme la foi en la démocratie telle que définie plus haut.)
Retour dans le monde occidental de 2022.
Nous avons d’un côté des politiques à teneur essentiellement social-démocrate qui « glissent » à grande vitesse dans un mix d’idéologies sociétales et climatiques basées sur la contrainte (on peut citer les exemples du tout-électrique à l’horizon 2035 et du projet Farm to Fork pour l’agriculture européenne).
Nous avons de l’autre côté la volonté farouche de s’y opposer par abandon, non pas exactement des dérives observées, mais de la démocratie elle-même, abusivement assimilée à ses dérives et jugée faible et décadente par nature. En jetant bébé avec l’eau du bain, autrement dit.
Comment « redonner vie » à la démocratie (pour reprendre la formule d’Aron) ? Comment retrouver nos libertés et notre foi dans le progrès et l’avenir ? Peut-être, et c’est la proposition des libéraux, en décorrélant enfin dans nos têtes les possibilités de liberté, de bonheur, de prospérité, de justice et de bien commun du dogme de l’État providence, stratège et nounou. Moins d’État dans nos vies, moins d’idéologie à marche forcée, plus de choix, plus d’échanges d’idées, plus de débats, plus de circulation de l’information.
Bref, croire en la liberté.
- Raymond Aron, Croire en la démocratie, articles et conférences 1933-1944, Arthème Fayard / Pluriel, 2017.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire