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04 novembre, 2022

Il y a 52 ans, Milton Friedman déboulonnait déjà la RSE

 Par Nathalie MP Meyer.

Comme il était fier, le PDG de Danone Emmanuel Faber, en juin 2020, lorsque ses actionnaires, les premiers de tout le CAC 40, ont voté à 99,4 % le nouveau statut d’entreprise « à mission » de leur groupe, conformément aux dispositions de la loi PACTE concoctées par le ministre de l’Économie Bruno Le Maire dans le but d’intégrer les enjeux sociaux et environnementaux dans l’objet et le statut des entreprises !

« Vous venez de déboulonner une statue de Milton Friedman ! » leur a-t-il même lancé dans un assaut de satisfaction anti-libérale non dissimulée.

Sa façon à lui, j’imagine, de « fêter » le cinquantième anniversaire du célèbre article de l’économiste de l’université de Chicago publié dans le New York Times le 13 septembre 1970 et intitulé The Social Responsibility Of Business Is to Increase Its Profits – autrement dit,  la responsabilité sociale de l’entreprise (ou RSE) consiste à augmenter ses profits.

Mal lui en prit car il y a seulement trois semaines, le groupe Danone annonçait un plan de licenciement de 2000 personnes dans le monde, dont 400 à 500 en France. Oubliées les envolées lyrico-vertueuses sur la responsabilité sociale des entreprises. Chez Danone, dans le contexte d’une activité sévèrement bousculée par les conséquences des confinements anti-Covid, il n’est plus question maintenant que de restaurer les marges et de « remettre l’entreprise sur le chemin de la croissance rentable ».

Milton Friedman aurait-il raison ? Se pourrait-il finalement que les individus qui composent la société, qu’ils soient salariés, consommateurs ou investisseurs, soient mieux servis et plus libres de leurs choix si les entreprises se consacrent entièrement à leur mission de création de richesse à long terme plutôt que de faire étalage de leur « conscience sociale » en important en leur sein les politiques publiques à la mode du moment telles que les luttes contre le chômage, les discriminations ou la pollution ?

Ces trois exemples, cités par Friedman dès le début de son article, montrent à quel point les cinquante années qui nous séparent de son texte n’ont rien altéré de sa prodigieuse actualité – raison de plus pour s’y intéresser.

Mais avant d’entrer dans le dur du sujet, quelques mots sur l’auteur.

Milton Friedman (1912-2006) est né à Brooklyn (New York) dans une famille d’immigrants juifs originaires d’Europe centrale. Après sa scolarité, il commence des études de mathématiques en vue de devenir actuaire puis se tourne vers l’économie et les statistiques.

Entre 1935 et 1945, il trouve ses premiers emplois au sein de l’administration fédérale américaine, au Trésor notamment, où, de son propre aveu, il se montre très keynésien. Il faut dire qu’on était en plein New Deal. Mais rapidement, il va en venir à critiquer tout ce qui ressemble à un contrôle des prix, des loyers, etc. dans la mesure où cela revient à fausser le jeu de la rencontre entre l’offre et la demande.

Il obtient son doctorat en économie en 1946 et entre la même année comme professeur à l’université de Chicago. Il y rejoint le courant économique connu sous le nom d’école de Chicago en compagnie d’autres économistes libéraux de renom tels que Ronald Coase, Gary Becker ou James Buchanan (théorie du choix public). L’année suivante, à l’instigation de Friedrich Hayek, il participe à la création de la Société du Mont-Pèlerin qui se donne pour but de promouvoir le libéralisme. Il reçoit le prix Nobel d’économie en 1976.

Dans son ouvrage le plus connu du grand public, Capitalisme et Liberté (1962), Friedman s’oppose à Keynes à une époque où les États providence sont en vogue. Il plaide pour un État limité et défend l’idée que la liberté économique est une condition indispensable de la liberté politique. Ses émissions de télévision Free to choose (Libre de choisir) sont également très populaires. Il a notamment consacré l’une d’elles à l’Histoire du crayon de Leonard Read pour illustrer la supériorité du marché libre sur tout autre forme d’organisation économique pour garantir la prospérité et la paix.

 

Ce que pense Friedman de la RSE

Dans son article de 1970, l’économiste s’attache à montrer combien les chefs d’entreprises se trompent quand ils pensent défendre la libre entreprise en prétendant que la responsabilité sociale des entreprises est au moins aussi importante que le profit. Pour lui, ce type de discours sympathique au premier abord revient ni plus ni moins à « prêcher en faveur d’un socialisme pur et dur ».

L’entreprise étant une « personne artificielle », Milton Friedman commence par remarquer que dès lors qu’on parle de responsabilité, on parle forcément de la responsabilité des individus qui font marcher l’entreprise, qu’ils soient entrepreneurs indépendants ou cadres dirigeants appointés par les actionnaires des grands groupes.

Laissant de côté le cas des premiers qui, en tant que propriétaires de leur entreprise, ont tout loisir d’y exercer leur « responsabilité sociale » à leur guise (jusqu’à ce qu’ils s’aperçoivent qu’en réalité ils lui causent du tort1 en lésant leurs salariés et/ou leurs clients), Friedman rappelle que le cadre dirigeant d’un grand groupe est l’employé des actionnaires. Sa responsabilité consiste à faire ce qu’ils lui demandent, ceci signifiant généralement de dégager le plus d’argent possible dans le cadre de la loi en vigueur et des règles éthiques communément partagées par la société.

Non pas que le cadre dirigeant ne soit pas aussi une personne à part entière qui se sent des responsabilités à l’égard de sa famille, de ses voisins, d’une cause chère à son cœur, etc. Il se peut qu’il choisisse de consacrer une part de son revenu personnel au bénéfice de l’une de ces causes, mais comme le dit Friedman, ce sera son argent, pas celui de son employeur.

Dès lors que ce même dirigeant décide de consacrer de l’argent qui ne lui appartient pas, l’argent des actionnaires, pour remplir un but social particulier – embaucher des chômeurs de longue durée pas forcément bien profilés pour les postes offerts au lieu de salariés expérimentés, par exemple – il affecte les revenus des parties prenantes de l’entreprise, à savoir, selon les cas, les actionnaires, les clients et/ou les salariés, sans leur avoir demandé leur avis sur l’utilisation de ces fonds.

Rien ne dit que ces montants laissés à l’appréciation des parties prenantes auraient été utilisés de cette façon – dans notre exemple, la lutte contre le chômage – et à supposer qu’ils aient été utilisés ainsi, rien ne dit non plus qu’ils n’auraient pas créé plus de valeur pour les chômeurs en venant directement des individus plutôt que de l’entreprise.

C’est en cela que Milton Friedman voit dans la RSE une forme de taxation imposée aux parties prenantes de l’entreprise. C’est en cela qu’il y voit une façon du pouvoir politique de s’immiscer dans le domaine de la liberté d’entreprendre et de le collectiviser de façon rampante :

This is the basic reason why the doctrine of ‘social responsibility’ involves the acceptance of the socialist view that political mechanisms, not market mechanisms, are the appropriate way to determine the allocation of scarce resources to alternative uses.
C’est la raison fondamentale pour laquelle la doctrine de la responsabilité sociale implique l’acceptation du point de vue socialiste selon lequel les mécanismes politiques, et non les mécanismes de marché, sont le moyen approprié pour déterminer l’allocation de ressources rares à des utilisations alternatives.

Et c’est là que nous retrouvons la loi PACTE dans toute sa splendeur – du moins pour ce qui concerne son volet sur l’évolution de l’objet social des entreprises : derrière les bons sentiments, derrière la prétendue considération pour les hommes et les femmes qui travaillent et l’attention aux désordres environnementaux – étant entendu que les entreprises laissées à elles-mêmes n’ont que mépris pour tout cela – c’est bien une soumission à l’agenda politique du moment qui est demandé au monde de l’entreprise.

Beaucoup de chefs d’entreprise gagnés par les arguments de la RSE (ou tout simplement en plein accès de virtue-signalling) pensent qu’elle permettra de réconcilier l’opinion publique avec l’entreprise. Je pense au contraire avec Milton Friedman que cette façon d’éloigner les entreprises de leur fonctionnement initial est un signal négatif sur la libre entreprise, une façon de dire à la société que l’entrepreneur naturellement mû par le profit serait par essence un profiteur sans foi ni loi à encadrer d’urgence dans une définition politiquement correct de l’entreprise qui se rapprocherait de l’association ou de la fondation à but social mais surtout pas lucratif.

Milton Friedman reconnait volontiers que dans ce contexte de dénigrement perpétuel du secteur marchand, l’affichage de la RSE sert souvent de couverture présentable, voire aimable, pour des décisions qui répondent parfaitement aux intérêts de l’entreprise mais qui seraient moins bien acceptées sans ce déguisement.

Malheureusement, ainsi qu’il le souligne à la fin de son article, que la RSE soit pratiquée de bonne foi ou de façon plus stratégique par les entreprises, elle conduit nombre de dirigeants de premier plan, le PDG de Danone pour n’en citer qu’un, à débiter une quantité impressionnante de « nonsense » à son sujet, avec pour conséquence immédiate et inéluctable de mettre en danger leur entreprise et d’endommager considérablement les fondations nécessaires à la constitution d’une société libre.

Entre Emmanuel Faber et Milton Friedman, qui déboulonne qui ? Le débat est ouvert !

Sur le web

 

Un article publié initialement le 14 décembre 2020.

  1. Je peux vous citer l’exemple d’un patron qui avait décidé de payer des salaires au-dessus du prix de marché de son secteur. Au début, tout le monde est content. Jusqu’à ce que le chef comptable débarque avec des calculs montrant que vu le niveau des salaires, l’acquisition d’une certaine machine couplée à quelques licenciements devenait très rentable… ↩

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