Par André Dorais.
Les tenants de l'école autrichienne d'économie soutiennent qu'il existe un intérêt, de type calcul mental, à l'origine du taux d'intérêt. Ils le nomment «intérêt originaire». Cet intérêt non seulement serait à l'origine du taux d'intérêt, mais il en constituerait une partie indélogeable au même titre que les facteurs risque et inflation constituent une partie du taux d'intérêt nominal. Je considère que les tentatives de l'expliquer ont jusqu'à ce jour échoué, mais je ne pense pas que cette idée soit farfelue, d'où qu'elle mérite qu'on s'y attarde. Pour comprendre ce qui a motivé les tenants de cette école de pensée à promouvoir l'idée d'un taux d'intérêt originaire, on doit se référer à leur théorie subjective de la valeur. Essentiellement, cette théorie indique que la valeur des choses varie non seulement selon chaque individu, mais selon le lieu et la période qu'on s'y trouve.
Explications proposées du taux d'intérêt originaire
La plupart des individus qui se réclament de ladite école expliquent l'intérêt originaire par l'entremise du concept de préférence temporelle, soit une préférence qu'ont les individus pour une appropriation immédiate ou une consommation immédiate plutôt que reportée. Cette préférence signifie qu'on attribue une plus grande valeur, mais pas nécessairement un prix plus élevé, à une consommation ou à une appropriation immédiate plutôt que reportée d'un bien économique. Autrement dit, on escompte la consommation future d'un bien économique relativement à sa consommation immédiate. Cet escompte constituerait l'intérêt originaire et serait donc à l'origine du taux d'intérêt.
Dire qu'on escompte toujours, ou à tout le moins de manière générale, sa consommation future s'apparente à une loi. Or, les préférences des gens ne sont pas déterminées d'avance. Elles varient en fonction de leurs désirs, leurs ressources, la période et le lieu où ils se trouvent. Cette réalité est pourtant évidente. De même, qu'on ait besoin de consommer pour vivre ne signifie pas que l'on préfère combler l'ensemble de nos besoins immédiatement. Cela m'amène à penser qu'on ait d'abord confondu besoin et préférence, ensuite qu'on ait généralisé le besoin de consommer pour vivre à l'ensemble de notre consommation. On cherche à combler rapidement nos besoins primaires, mais non les autres. En effet, dès lors qu'on sort d'une situation de survie, les besoins des gens évoluent et on ne cherche plus à les combler tous immédiatement ou «de préférence» le plus tôt possible. Que les préférences des gens pour combler leurs besoins ou pour consommer tel ou tel produit varient dans le temps et l'espace est une chose, qu'on leur attribue une plus grande valeur lorsqu'elles sont comblées plus tôt que tard en est une autre.
Jörg Guido Hülsmann est tout aussi insatisfait du concept de préférence temporelle pour expliquer l'intérêt originaire. Dans son texte «A Theory of Interest», il suggère que cet intérêt constitue plutôt la différence de valeur attribuée aux fins visées relativement aux moyens utilisés pour y parvenir. Cette façon de présenter l'intérêt originaire nous rappelle une évidence, soit qu'on attribue toujours une plus grande valeur à l'objectif qu'aux moyens de l'atteindre. Cette formulation est intéressante, car elle se défait du concept problématique de préférence temporelle et elle s'inscrit dans la logique de l'action, soit la praxéologie. Cependant, on constate qu'elle renvoie à la même idée, soit que l'on escompte une consommation future par rapport à une consommation présente d'une part et d'autre part, les biens de production par rapport aux biens de consommation. Est-ce suffisant pour expliquer l'intérêt originaire?
Hülsmann nous dit que cet intérêt originaire relève du fait qu'on attribue une plus grande valeur aux fins qu'aux moyens de les atteindre. Ce qu'il ne précise pas est comment on passe d'un intérêt à l'autre. Comment passe-t-on de l'intérêt originaire au taux d'intérêt et comment les distingue-t-on? Dans un texte antérieur (voir Réflexions sur le taux d’intérêt) j'avais suggéré que, étant donné que les actions qui visent un but ne sont pas toutes d'ordre économique, seules celles qui le sont conduisent au taux d'intérêt. Je pensais alors que l'intérêt originaire tel qu'entendu par Hülsmann n'était pas d'ordre économique, mais de l'ordre de l'action humaine, soit une catégorie plus large qui contient la première sans s'y limiter. Par conséquent, il suffisait de préciser que seuls les moyens et les fins d'ordre économique se traduisent en taux d'intérêt.
Or l'intérêt originaire présenté par Hülsmann, en fait par l'ensemble des tenants de l'école autrichienne, est d'ordre économique. Donc non seulement ma suggestion est invalide, mais il nous reste alors à démontrer pourquoi l'intérêt originaire ne peut pas être supprimé au même titre que le taux d'intérêt. En effet, lorsqu'on dit que le taux originaire ne peut pas être délogé ou supprimé du taux d'intérêt, on signifie qu'il ne peut pas être réduit à zéro, ni avoir une valeur négative. Or, comme on l'a constaté ces dernières années le taux d'intérêt peut être négatif, alors comment le taux originaire ne pourrait pas l'être?
On doit inscrire cette idée dans l'histoire et la théorie
subjective de la valeur. Avant que les transactions soient d'ordre
monétaire on troquait différents objets, c'est-à-dire qu'on les échangeait les
uns contre les autres. La valeur qu'on leur attribuait n'était pas
d'ordre monétaire, elle relevait plutôt de l'importance ou de la priorité qu'on
leur accordait. Attribuer un ordre de priorité aux choses constitue un
calcul de type ordinal plutôt que cardinal. On utilise encore ce calcul
aujourd'hui, mais on le fait tellement instinctivement qu'on ne s'en rend pas
toujours compte. Dans le jardon économique, on s'y réfère par l'entremise
du concept d'«utilité marginale». Malheureusement, ce concept est encore
mal compris, car on tend à confondre des comparaisons qui relèvent de
l'importance des choses avec celles qui relèvent de leur quantité ou de leur
prix.
Dans cette perspective, l'intérêt originaire peut être
défini comme étant l'importance qu'on accorde à l'obtention ou la fabrication
d'un bien ou d'un service par rapport à un autre. Ainsi, on dira
simplement qu'un intérêt élevé pour l'obtention d'un bien ou d'un service
correspond à l'importance qu'on lui accorde. Cette définition rejoint
celle de Hülsmann, à savoir qu'on accorde une plus grande importance à
l'objectif visé qu'aux moyens de l'atteindre. Elle ne présuppose pas de
préférence pour une satisfaction immédiate plutôt que reportée; en revanche,
elle tient implicitement compte de la notion du temps, car plus un bien
convoité exige du travail et conséquemment du temps pour être obtenu, plus
élevé doit en être la récompense et donc l'intérêt. Notons, à ce stade,
que l'intérêt ne se traduit pas encore sous forme de prix. L'intérêt
originaire tient compte du temps, il est d'ordre économique puisqu'il y a
comparaison entre moyens et fins visées, mais puisque cette comparaison ne se
traduit pas en termes de prix, elle ne relève donc pas encore de l'ordre
monétaire.
On calcule l'intérêt originaire avant d'en connaître le
résultat, c'est-à-dire qu'on envisage que le bien convoité nous apportera une
plus grande satisfaction que les moyens utilisés pour l'obtenir. Une fois
le bien obtenu, cependant, on peut être déçu des ressources qu'on a dû
utiliser pour l'obtenir. En ce sens, le résultat obtenu peut s'avérer
négatif, mais le calcul de départ, soit l'intérêt originaire, ne l'est
jamais. Seules les banques centrales peuvent imposer un intérêt négatif,
c'est-à-dire une perte. Les banques commerciales ne rechignent pas trop
d'avoir à en payer la note, car elles ont néanmoins le privilège de faire
partie d'un système que les autres secteurs d'activités n'ont pas accès et qui
compense en partie cette perte. Je ne vais pas plus loin dans cette
direction, car il s'agit d'un autre débat.
L'intérêt originaire est d'ordre économique en autant que
les moyens et les fins dont on parle sont aussi d'ordre économique,
c'est-à-dire qu'il y a échange de biens et services pour se les procurer.
Puisque le calcul de cet intérêt ne se traduit pas en termes de prix, mais en
termes de ressources, il ne produit donc pas nécessairement un résultat aussi
précis que l'intérêt qui se traduit en termes monétaires. Toutefois, cela
ne signifie pas pour autant qu'il soit de moindre valeur, car la valeur des
choses est d'abord attribuée à ce qu'il y a de l'importance à nos
yeux.
L'intérêt originaire ou le taux d'intérêt originaire est
d'ordre économique au sens où la comparaison entre les objectifs économiques et
les moyens utilisés pour les obtenir est jugée favorable, c'est-à-dire qu'elle
apporte un gain ou une satisfaction de la part de l'individu qui
l'établit. Il s'agit donc bien d'un calcul, mais un calcul qui sert à
établir un classement ou un ordre de priorité. Il met l'accent sur la
valeur plutôt que sur le prix des biens économiques et, en ce sens, il rappelle
que l'importance qu'on leur accorde ne se limite pas toujours à une question
prix.
Défini et caractérisé de cette façon je pense bien qu'on
légitime le concept d'intérêt originaire. Cependant, peut-on lui
attribuer une grande importance sachant qu'il renvoie à un autre concept, soit
celui d'utilité marginale? Je considère que quand bien même il ne
servirait qu'à illustrer l'importance de cet autre concept, ce serait déjà pas
mal, car celui-ci demande à être mieux compris. À son tour, le concept
d'utilité marginale se comprend bien, ou à tout le moins se comprend mieux, en
l'analysant par l'entremise de la théorie subjective de la valeur, telle que
préconisée par l'école autrichienne d'économie. Lorsqu'on réalise que
l'intérêt originaire est un calcul qui sert à donner un ordre de priorité aux
biens économiques convoités et que ce calcul est utilisé quotidiennement et
parallèlement avec le taux d'intérêt monétaire, il m'apparaît difficile d'en
nier l'importance.
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