Le 15 juin dernier, alors que les Français se préparaient à vivre une canicule, Marc Hay, présentateur météo de BFMTV, décidait de se montrer alarmiste.
Se disant fatigué du manque de réaction des spectateurs face aux dérèglements climatiques, il déclarait : « Je pense qu’il faut qu’on change notre manière de parler de ça car ça n’imprime pas. » Si nombre d’observateurs ont salué cette position face à un des grands enjeux de la planète, on ne peut s’empêcher d’y voir aussi une dérive possible aux conséquences dangereuses, celle de l’expert devenu militant.
Je fais régulièrement l’exercice dans mes séminaires de formation lorsque nous étudions comment les organisations et les États se font surprendre par des événements qu’ils auraient dû voir venir. J’affiche en grand sur l’écran la phrase suivante : « L’état de la macro-économie est bon. » Elle a été écrite dans un rapport officiel en août 2008 par Olivier Blanchard, économiste en chef du FMI, soit quelques jours avant le début de la pire crise économique que le monde ait connu depuis 1929.
Je demande alors aux participants d’expliquer cette phrase. À chaque fois, il se trouve des participants pour estimer que Blanchard connaissait en fait la situation mais a menti pour éviter que les marchés financiers ne paniquent, qu’il a menti pour la bonne cause en quelque sorte. Nous savons aujourd’hui que la réalité est plus prosaïque : il s’est totalement planté, et l’a reconnu ensuite, et cela constitue un cas typique d’erreur majeure de prévision, mais ce n’est pas ce qui est intéressant. Ce qui est intéressant est que l’idée qu’un expert mente « pour la bonne cause », c’est-à-dire que la fin justifie les moyens, ne semble pas déranger les participants.
Experts militants
Bienvenue dans l’ère des experts militants. Ils sont partout de nos jours.
L’enseignant est un militant. Le présentateur météo est un militant. Le vendeur de chez Jardiland est un militant bio. Mon assureur est militant (et le revendique) et toute la publicité devient militante : pas une publicité de voiture sans une incitation à faire appel au covoiturage, ou pour des aliments sans nous rappeler qu’il ne faut pas manger trop sucré ni salé. Les experts de l’OMS sont militants qui mentent sur l’origine de la covid pour ne pas offenser la Chine. C’est la BBC qui est militante en juin 2020 qui juge une manifestation « essentiellement pacifique » alors que les voitures brûlent et que 27 policiers sont blessés, parce que la manifestation est organisée par Black Lives Matter, et que BLM est du côté du bien. Ce sont les journaux qui choisissent leurs titres pour éviter de mentionner que l’attaque d’un bar gay en Norvège en juin 2022 est l’œuvre d’un islamiste.
Ce militantisme généralisé, qu’au premier abord on pourrait saluer comme une prise de conscience bienvenue par les entreprises des problèmes que connaît notre planète, est cependant problématique à plusieurs égards.
Premièrement parce qu’il pervertit la notion d’expertise. Si tout le monde est militant, il n’y a plus de vérité, mais seulement un discours au service d’une cause. Plus personne ne fait confiance aux experts. Nous basculons dans une ère de post-vérité où les experts sont en fait des vendeurs de causes. Dès lors tout se vaut, et la vérité est la première victime.
Deuxièmement parce que le militantisme est celui d’une seule cause, celle du « bien ». Il ne s’agit pas d’avoir un paysage où s’affrontent des militants d’opinions différentes, comme dans une démocratie saine, mais bien de définir ce que l’on doit penser d’un sujet, et de considérer toute pensée divergente comme inacceptable. Les mêmes qui exigent des entreprises qu’elles prennent position sur des sujets politiques applaudissent Twitter lorsqu’il interdit Donald Trump de s’y exprimer. Autrement dit, prenez position, mais seulement sur nos positions, sinon taisez-vous.
Troisièmement, parce que ce militantisme est sous-tendu par une arrogance épistémique du sachant (ou croyant savoir). Ayant formé son opinion, Hay ne supporte pas que ses auditeurs ne l’adoptent pas. Pas un instant ne lui vient l’idée qu’il pourrait avoir tort, ou que la situation est peut-être plus compliquée qu’il ne le pense. Pas un instant ne lui vient l’idée qu’il devrait se limiter à nous dire le temps qu’il fera demain et garder pour lui ses opinions pour ce qui concerne le reste ; que nous sommes assez grands pour nous former une opinion sans lui, et que si il y tient vraiment, il peut démarrer une carrière d’éditorialiste en parallèle de son métier de présentateur météo. La prochaine fois que Marc Hay vous présente la météo, vous saurez qu’en fait il ne vous présente pas la météo. Il fait en sorte de vous convaincre de quelque chose qu’il croit important. Ne soyez pas dupes.
Enfin quatrièmement, le militantisme généralisé mine non seulement la cause qu’il veut défendre, mais la société tout entière. Si effectivement Olivier Blanchard avait menti pour la « bonne cause », on voit que sa « cause » n’a pas été bien servie puisque les marchés se sont effondrés.
Plus généralement, si tout est politique, le politique perd toute légitimité et il finit par se passer ce qui s’est passé en Europe de l’Est et qui fut magnifiquement décrit par Vaclav Havel dans Le Pouvoir des sans pouvoir : un épuisement général. Car la vitalité d’un corps social ne peut venir que de la diversité de ses composantes. Tout ce qui unifie tue. Non seulement aucune cause ne peut être utilement défendue par le mensonge sur le long terme, mais s’il peut réussir à gagner du temps, un système basé sur le mensonge finit toujours par s’effondrer, et les dégâts qu’il laisse sont considérables car la confiance ainsi détruite est le ciment d’une société.
Tout est politique ?
« Tout est politique » me disait récemment cette responsable Diversité et inclusion d’une grande entreprise française. Or cette croyance est la marque même du totalitarisme. En URSS, les mathématiques, le sport et l’art étaient politiques et la génétique y a été condamnée comme bourgeoise.
De son côté, Mussolini déclarait : « Pour le fasciste, tout est dans l’État, et rien d’humain ni de spirituel n’existe et a fortiori n’a de valeur, en dehors de l’État. En ce sens, le fascisme est totalitaire, et l’État fasciste, synthèse et unité de toute valeur, interprète, développe et domine toute la vie du peuple. »
À ce « tout est politique » totalitaire répond le « chacun son champ d’action » libéral. C’est ce que défendait notamment Peter Drucker.
S’il est aujourd’hui considéré comme le père du management, son premier livre, The end of economic man, était en fait un ouvrage économique et philosophique. Paru à la fin des années 1930, c’était un avertissement contre le totalitarisme qui avait notamment beaucoup marqué Churchill.
Reprenant une idée de Tocqueville, Drucker y observait qu’à partir du milieu du XIIIe siècle, l’histoire politique de l’Occident a été en grande partie celle du démantèlement du pluralisme hérité du Moyen-Âge. Il fut achevé vers le milieu du XIXe siècle lorsqu’il n’y avait plus alors qu’un seul centre de pouvoir dans la société – l’État. Mais au moment où le pluralisme semblait avoir été aboli, la grande entreprise apparaissait comme un nouveau centre de pouvoir autonome au sein de la société, rapidement suivi par l’association non lucrative. Ce pouvoir a bien sûr toujours inquiété la clérisie, qui n’a eu de cesse que de le réduire. La politisation de l’espace économique, et de celui de l’expertise en général, pour les mettre au service de « nobles » causes, n’a d’autre objet que de poursuivre cet effort.
Dépolitiser l’expertise
Il est urgent de revenir en arrière et de dépolitiser l’expertise, qu’elle soit celle de l’entreprise, de l’enseignement et de la recherche, de la musique et même de la météo. Dans un monde complexe et incertain, nous ne pouvons pas nous permettre de mettre toutes les composantes de la société au service d’une seule cause, si noble soit-elle.
Non seulement cela nous rend incroyablement fragiles, mais cela nous détruit de l’intérieur sans pour autant servir la cause en question. Recréer des espaces d’autonomie fonctionnant avec des logiques différentes est indispensable. C’est la marque d’une société libre et dynamique. C’est aussi, incidemment, la seule façon de redonner son indispensable crédit à la politique.
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