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16 juin, 2021

« L’économie du diable » d’Alfred Sauvy

 « Un ouvrage qui n’a pas pris une ride » (Jean-Marc Daniel). Alfred Sauvy dénonce les lâchetés qui conduisent les gouvernants à avoir « peur d’agir, peur de dire, peur de voir et même peur de penser ».

Fidèle à l’esprit qui le caractérise, Alfred Sauvy dénonce les lâchetés qui conduisent gouvernants, experts et ensemble de la société à avoir « peur d’agir, peur de dire, peur de voir et même peur de penser ».

Les uns (les experts) sont bien informés mais préfèrent cacher les faits rebutants plutôt qu’en assumer la responsabilité, les autres (les gouvernants) sont mal informés, ne voient que la surface des choses et évitent de prendre les décisions déplaisantes, tandis que les derniers (l’opinion) se laissent submerger par l’ignorance et les croyances.

OÙ MÈNENT LE DÉFICIT DE CONNAISSANCE OU DE RIGUEUR INTELLECTUELLE

À travers cet essai le propos d’Alfred Sauvy est de tenter d’expliquer le cheminement qui a conduit de l’opposition qui était faite entre inflation et chômage, à leur concomitance devenue évidente à l’époque où il écrit ce livre (1976). Ce que, déjà, on appelait la stagflation.

Dans son style incisif, parsemé de pointes d’ironie, il dresse quelques grands rappels historiques, montrant comment les prévisionnistes se sont bien souvent égarés et dénonçant les « usines à légendes » ou autres rumeurs qui, trop souvent, tiennent lieu de vérité, comme les idées reçues, encore aujourd’hui, sur les effets supposés du New Deal ; qui ne tiennent pas compte des faits et des observations les plus élémentaires, conduisant ainsi à de pures illusions.

Par simple négligence, pas un seul historien ne se donne la peine d’observer et de décrire fidèlement les faits, constat qu’il établissait plus en détail encore dans De la rumeur à l’Histoire. Il rejoint en cela ce qu’un autre grand esprit du XXe siècle, Jean-François Revel, montrait dans son ouvrage La connaissance inutile.

Mythologie, simplismes, croyances, dogmes malins sont une seconde nature. Il n’y a aucun domaine, aucun, où une étude sérieuse des réalités éloigne autant le chercheur, à sa grande surprise, du reste des hommes. La réalité n’est pas simplement éloignée des apparences, elle est souvent à l’opposé.

C’est en ce sens que le livre d’Alfred Sauvy offre une vraie leçon d’économie, mais aussi une belle démonstration des liens à établir entre les choses. Ce qui pourrait relever du bon sens mais confine plutôt à la propension à n’avoir le regard rivé que sur ce qui se voit, beaucoup trop rarement hélas sur ce qui ne se voit pas (sans que l’auteur fasse référence à Frédéric Bastiat, qu’il n’avait probablement pas en tête lorsqu’il écrivait, empruntant le même chemin et partageant des constats similaires à cet égard).

Ce qui mène à pléthore d’idées reçues et illusions communément répandues, dont il tente ici d’en démonter quelques-unes. Ce pourquoi Jean-Marc Daniel, comme je le cite en préambule, dit à juste titre que ce livre « n’a pas pris une ride ». Et ce qui justifie cette présentation, vous invitant vivement à vous procurer cet ouvrage si vous le pouvez.

ALFRED SAUVY DÉMONTE LES MIRAGES SUR LE CHÔMAGE ET L’EMPLOI

C’est ainsi qu’Alfred Sauvy démonte un certain nombre d’idées reçues qui ont (toujours) la vie dure. Au sujet du présumé nombre limité des emplois possibles, de la destruction supposée (depuis l’aube des temps) des emplois par les machines, des effets mésestimés du progrès technique, du caractère très largement sous-évalué des besoins non assouvis, etc.

C’est parce que depuis deux siècles nous cherchons à supprimer des emplois que leur nombre a augmenté. Sans ces efforts, nous serions encore derrière nos charrues ou battoirs à linge en main.

Sur chacun des sujets, la démonstration est à la fois simple (mais en aucun cas simpliste) et implacable, pleine de pertinence et de bon sens, à la portée de chacun, Alfred Sauvy étant un excellent pédagogue.

Mais comme le bon sens est loin d’être une chose unanimement partagée, ces mécanismes simples qu’il décrit, et qui apparaissent pourtant assez évidents à la lecture (sans être exempts de nuances fondamentales), sont très souvent perdus de vue, y compris par des esprits parmi les plus brillants.

C’est ainsi qu’une société s’enfonce dans le contresens. Le diable qui dirige, ou inspire, notre économie trouve des avocats partout.

D’autant plus qu’en matière d’études et de moyens de lutter contre le chômage, là encore les propos convenus, visions manichéennes, recettes malthusiennes ou affirmations péremptoires répétées à l’envi, y compris par de nombreux économistes la plupart ignorants des faits, ne permettent ni d’aller dans le fond des choses, ni d’imaginer des remèdes adaptés (nous sommes en 1976 et on le verra superbement durant les années qui vont suivre la sortie de cet ouvrage).

Questions taboues, a priori et conformisme ambiant permettent peu de sortir des sentiers battus sur ces questions, l’ignorance régnant en maître, aux côtés de l’opinion.

L’ignorance de la population, à tous les niveaux, est considérable. Ne pas savoir est partout bien admissible, à condition toutefois de ne pas croire que l’on sait. Or, chacun affirme avec autorité, en prenant ses intérêts pour guide et son sentiment pour lumière. Au-dessus même des intérêts, il y a une optique commune, à l’opposé des réalités. Dès lors, nous ne savons pas mieux soigner notre corps social qu’au temps de Molière notre corps physique.

LE POINT DE VUE D’ALFRED SAUVY SUR LA QUESTION DE L’INFLATION

Là encore, le visible et l’invisible se côtoient, de même que les illusions, parfois le jeu de dupes. Et les interprétations sur la question de l’inflation sont souvent erronées, conduisant à ce que les remèdes contre l’inflation se révèlent… inflationnistes. S’appuyant sur l’histoire économique, Alfred Sauvy montre les difficultés spécifiques de la France en la matière et analyse la période qui se déroule.

Ici aussi, nous sommes avant les années 1980 et le grand virage qui va permettre de changer d’optique en la matière, mais relire les pages de ce livre pourrait peut-être retrouver une certaine actualité dans les années qui viennent, la question de l’inflation commençant à revenir sur le devant de la scène.

De manière générale, qu’il s’agisse de l’inflation ou de l’emploi, et a fortiori des mécanismes tentant de réguler l’un à travers l’autre, Alfred Sauvy critique les rigidités et les raisonnements statiques, mettant en avant à la fois l’énorme potentiel des besoins, ainsi que des progrès techniques souvent inassouvis en raison simplement des inadaptations et des rigidités qui perdurent.

KEYNES le prophète, Keynes le sauveur, a fait beaucoup pour augmenter le chômage. Le concept de demande globale, admissible pour une approche très grossière, devient vite un contresens et un faux guide […] Penser, comme le gouvernement français et la presque totalité de l’opinion, que la montée des jeunes générations pleines annonce autant de chômeurs supplémentaires est une idée d’enfant. C’est seulement du fait de leur non-adaptation aux besoins que leur arrivée sur le marché du travail pose un problème. Que l’on s’en rapporte, par exemple, Au Japon après la guerre, ou aux deux millions de travailleurs étrangers introduits en France en 20 ans.

CE QUI SE VOIT, CE QUI NE SE VOIT PAS

Par ailleurs, il offre de multiples exemples des conséquences néfastes de la primauté du visible sur l’invisible qui entraînent des erreurs graves de politique économique. Il y consacre même tout un chapitre.

Et déjà il mettait en avant ce qui n’est que plus criant encore aujourd’hui : le problème de la rigidité et de l’inadaptation de l’école aux besoins réels, par « refus de voir ». C’est bien là l’une des premières causes du chômage. Au lieu de prévoir, notamment en formant à des métiers manuels, on a préféré ignorer et, sous des prétextes égalitaires, face aux revendications des syndicats étudiants et à l’idéalisme de certains cercles enseignants allergiques au mot « technique », le refus de la sélection a desservi des générations entières, faisant de beaucoup des « diplômés chômeurs ». Avec des implications à la fois en matière de chômage et d’inflation.

Premier temps : l’excédent des non-manuels détruit l’ajustement et le plein-emploi. Deuxième temps : pour réduire le chômage, le gouvernement recourt à la stimulation de la demande, laquelle s’avère inflationniste, du fait même du non-ajustement. Troisième temps : lorsque l’inflation est jugée trop rapide, le gouvernement serre vigoureusement les freins et crée du chômage partout. En outre, les entreprises, obligées en 1975 à garder du personnel en surnombre, hésitent aujourd’hui à embaucher de peur de se trouver dans le même cas, si les commandes diminuent.

Il critique ensuite les contre-remèdes tels que les « grands travaux » ou la réduction du temps de travail, dont là encore on ne veut considérer que la partie visible – les emplois créés par simple transfert (emprunts, impôts) – mais pas celle invisible, à savoir les emplois supprimés qui en résultent.

L’erreur fondamentale reste la même : action directe sur les résultats, sans agir sur les causes. L’emploi est considéré comme un objectif en soi, comme si le but de l’existence était le travail, ce qui, à l’échelle nationale, est un contresens […] Un emploi de plus pour une même production, c’est un gain, pensent l’opinion, les syndicats et, derrière eux, les gouvernants. Comme ils négligent l’invisible, cette « bonne pensée » conduit à un peu plus de chômage.

Même logique sur la question des retraites (rappelons qu’Alfred Sauvy était démographe, et à ce titre anticipait mieux que beaucoup le futur effondrement du système par répartition) :

Cette question provoque, comme la précédente, une irritation chargée d’affectivité, parce que le dogme est ennemi de la réflexion et que la férocité chez ceux qui veulent « faire partir les vieux » ne parvient pas à s’enterrer bien au fond. Une fois de plus, l’arithmétisme est simpliste : le nombre des emplois étant supposé limité, un homme retiré de la population active, c’est, juge-t-on, un chômeur de moins.

De manière générale, plus on avance dans le livre, plus on est surpris de voir que sur de nombreux plans Alfred Sauvy avait parfaitement anticipé toutes les décisions, conséquences de ces décisions et effets boomerang qui se sont avérées dans les faits au cours des presque quatre décennies nous séparant de l’écriture de l’ouvrage. Décidément, Jean-Marc Daniel a bien raison : ce livre n’a pas pris une ride…

REVOIR NOTRE MANIÈRE D’AGIR

La seconde partie du livre est consacrée aux solutions, qui s’inscrivent en cohérence avec ce qui précède.

Loin des solutions préconisées par des Comités de sages ou autres instances officielles, notamment de planification, la réflexion d’Alfred Sauvy porte plutôt sur des politiques tournées davantage vers les hommes que vers l’injection de sommes d’argent, vers une étude plus fine des réels besoins de main-d’œuvre et de formation que de grands principes plus ou moins théoriques ou des fausses recettes, généralement perverses, du type avancement de l’âge de la retraite (qui devrait d’ailleurs être davantage choisi que subi dans les propositions concrètes qu’il établit, des formes de transition douces pouvant être imaginées).

En particulier une meilleure valorisation des métiers manuels et moins de bureaucratie. Vers plus de souplesse, d’adaptation, et moins de rigidités ou de contraintes (comme par exemple le SMIC et ses effets pervers). De meilleures rémunérations et une plus grande dignité pour ce qui concerne des métiers manuels trop souvent négligés ou sous-valorisés, en revoyant notre manière de les aborder.

Des politiques plus offensives plutôt que des politiques défensives et malthusiennes le plus souvent inefficaces et appauvrissantes. Il détaille notamment le gisement considérable d’emplois potentiels que la France néglige, en établissant une comparaison avec nos pays voisins (Allemagne, Suisse, en particulier, ou même Italie dans le domaine de la production de machines-outils), qui ont de bien meilleurs résultats que nous en la matière.

Mon objet n’est pas de présenter ici l’ensemble des propositions concrètes d’Alfred Sauvy – trop nombreuses pour que je les détaille – mais de souligner le caractère incroyablement actuel de l’ouvrage qui mérite d’être redécouvert. Et surtout l’esprit qui s’en dégage, plus tourné vers des formes de rationalité et de bon sens que vers les schémas stéréotypés et préconçus habituels que nous connaissons, et s’éloignant de la servitude induite par l’obsession égalitaire.

Problématiques démographiques, de vieillissement, de migrations, de pauvreté, d’éducation, de développement, de progrès technique, d’industrie, d’information, etc. Rien n’est laissé de côté. Tout est analysé à l’aune de l’observation et de la réflexion. De manière très fine, et loin des idées reçues.

 

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