En réécoutant un podcast que j’avais enregistré à l’automne 2022 pour votre journal préféré, il m’est apparu que j’avais peut-être – à quelque chose près – prédit la crise bancaire de mars 2023.
J’évite habituellement l’autosatisfaction, mais comme je pense avoir eu une bonne intuition du problème imminent de la mauvaise évaluation des bons du Trésor je souhaitais partager mon analyse.
Nous discutons avec Nathalie Janson (économiste française probablement familière de nos lecteurs et spécialisée dans la banque et la finance) sur le thème plus large de la grande crise financière de 2008. Nous passons en revue les origines lointaines, le déroulement de la crise proprement dite et les leçons qui en ont été tirées, notamment en termes de réglementation bancaire.
Vers 01 h 09 minutes de discussion, j’interroge mon invitée sur le problème potentiel posé par les bons du Trésor (terme utilisé pour désigner les obligations souveraines de manière plus large), que je soupçonne d’être artificiellement surévalués. Elle semble partager mon analyse. Pourtant, je n’ai jamais vu cette question soulevée dans les médias économiques grand public ni nulle part ailleurs à ma connaissance. Je suis à peu près certain que la question a été abordée quelque part, mais elle n’a certainement pas été au cœur du débat économique mondial de ces dernières années, qui a largement tourné autour de l’inflation et de la réponse des banques centrales, des perturbations des chaînes d’approvisionnement mondiales, de la guerre en Ukraine et de ses ramifications économiques, etc.
Selon moi, les obligations souveraines ont longtemps été considérées comme des actifs très sûrs et liquides, sur la base de deux postulats que personne n’ose remettre en cause :
1. La conviction que nos gouvernements resteront toujours solvables et ne pourront pas faire défaut sur leur dette, presque par définition.
2. Le bien-fondé des diverses réglementations financières et bancaires qui obligent les institutions financières à détenir une grande partie des obligations d’État afin de garantir la stabilité du système, justement parce que ces obligations sont considérées comme historiquement sûres et liquides.
À l’automne 2022 (et depuis plusieurs années à vrai dire) j’ai donc mis en garde nos auditeurs sur la fragilité d’un système qui s’appuie de plus en plus sur les obligations d’État comme principal actif sûr, alors que nos États-providence sont bientôt en faillite. En clair, compte tenu de notre démographie, de notre dépendance croissante à l’égard de l’intervention de l’État, de notre manque de résilience face aux difficultés économiques, nos finances ne tiendront plus très longtemps. Tout ceci s’ajoute à la politique que nous menons depuis une décennie pour décourager l’épargne et sacrifier l’avenir au présent.
Les États les plus fragiles feront faillite à la première difficulté sérieuse de refinancement – on pense notamment à l’Italie – surtout si l’on considère les difficultés rencontrées par les pays qui viennent habituellement à leur secours (principalement l’Allemagne dans le contexte européen). Avec le retour de l’inflation, il était évident que les taux d’intérêt devraient augmenter tôt ou tard. Les banques centrales entretenaient l’espoir déraisonnable que l’inflation serait transitoire et qu’elle était principalement le résultat des perturbations des chaînes d’approvisionnement pendant la pandémie de Covid-19. Face à l’évidence d’une dévaluation rapide de la monnaie, elles ont finalement dû relever rapidement les taux d’intérêt, ce qui a automatiquement rendu le refinancement plus coûteux pour les endettés chroniques. Notons que si elles n’avaient pas relevé ces taux, le résultat aurait été le même au bout du compte : soit les gens auraient perdu leur pouvoir d’achat encore plus rapidement et les finances publiques en auraient de toute façon souffert, soit – si l’inflation avait été plus faible – les investisseurs se seraient quand même détournés du marché obligataire car ces actifs à revenu fixe auraient continué à souffrir de rendement réel négatif, et de la concurrence d’actifs plus risqués et rémunérateurs dans une économie restée sous perfusion d’argent facile des banques centrales.
En résumé, je m’attendais à ce que la première défaillance d’une grande entreprise ou même d’un État souverain déclenche une crise sur l’énorme marché obligataire que peu de gens considéraient comme une menace systémique.
Cela n’a même pas eu le temps de se produire car le système était encore plus fragile : il a suffi de problèmes de liquidité dans plusieurs banques de taille modeste et de la vente rapide des T-bonds qui s’en est suivie pour révéler l’écart entre leur valeur comptable (s’ils étaient conservés jusqu’à l’échéance) et leur valeur réelle sur le marché, bien plus faible évidemment. Mais la cause fondamentale était bien la confiance déraisonnable dans les T-bonds, encore entretenue par les réglementations financières qui ont provoqué un cycle auto-entretenu aboutissant à une évaluation considérablement éloignée de la réalité. Ce problème se poserait dans n’importe quel système financier et monétaire, mais il est beaucoup plus aigu dans un système d’argent-dette où des défaillances localisées de moindre importance ou des dévaluations relatives (dues à des taux actuels plus attrayants) peuvent déclencher une réaction en chaîne. L’étiquetage des T-bonds en tant qu’actifs sûrs et liquides par excellence – imposé aux marchés par la force de la règlementation – a obscurci de manière prévisible le processus de découverte des prix et a rendu impossible une évaluation équitable pour quiconque. À la grande satisfaction des gouvernements bien sûr, car nous ne pouvons pas oublier que ces réglementations censées garantir la stabilité financière ont également eu pour effet collatéral de rendre les dépenses publiques plus faciles que jamais. Mais comme dans toute bulle, le marché finit par comprendre l’erreur et s’ajuste à la dure réalité. Nous sommes peut-être au début de ce processus.
Comme toujours, de nombreux commentateurs ont souligné qu’en l’absence d’une ruée sur les banques de la part de clients inquiets pour leurs dépôts, les T-bonds auraient pu être conservés jusqu’à l’échéance et la crise aurait été évitée. Ce raisonnement a également servi de justification à la décision historique qui a été prise de garantir rétroactivement tous les dépôts supérieurs à 250 000 dollars à la Silicon Valley Bank. Janet Yellen et Joe Biden ont insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’un sauvetage financé par les contribuables, car le coût serait supporté par la FDIC, elle-même financée par les banques assurées. En d’autres termes, le coût ne sera pas supporté par les contribuables, mais par les clients de toutes les banques qui bénéficient de l’assurance-dépôts de la FDIC. C’est bien le citoyen qui paiera l’impécuniosité de mauvais gestionnaires de fonds, mais en leur qualité de client de leur banque et non pas via leurs impôts. Voilà donc l’immense différence censée rassurer les contribuables américains.
Affirmer que le système tiendra si les gens résistent à l’envie de retirer leurs liquidités pour les mettre à l’abri revient à soutenir que le Titanic avait suffisamment de canots de sauvetage pour tout le monde si les passagers avaient bien voulu rester assez calmes pour évacuer les lieux dans l’ordre décidé par les autorités du bateau. Techniquement, des canots de sauvetage supplémentaires furent bien remis à disposition une fois les survivants des premiers canots secourus à bord d’autres bateaux finalement arrivés sur les lieux. Pour les autres qui n’avaient pas trouvé de place dans les premiers canots, ce n’était donc qu’une question de patience et de sang froid, si l’on suit la logique trompeuse des commentateurs soucieux de dédramatiser la situation.
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