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26 mai, 2023

« Le libéralisme : autopsie d’une incompréhension », de Serge Schweitzer

 Par Sylvain Trifilio.

Pourquoi le libéralisme, qui a apporté dans son sillage prospérité économique et liberté politique, est-il aujourd’hui si méprisé et détesté ? C’est ce paradoxe – qui paraît a priori incompréhensible ou qui repose sur une forme d’incompréhension – que l’économiste Serge Schweitzer s’est proposé d’autopsier dans son dernier livre paru aux Presses universitaires d’Aix-Marseille.

L’ouvrage est composé (hors le sommaire, la bibliographie et l’index nominum) de deux parties : le texte principal (pp. 11-94) et deux annexes (pp. 97-122). Le texte principal comprend trois chapitres qui proposent successivement une histoire de l’ostracisation des idées libérales, une analyse économique du marché des idées et une psychologie comparée du libéral et du socialiste.

 

Le premier chapitre revient sur l’éviction progressive des libéraux des sphères du pouvoir et des milieux académiques, depuis l’époque de Napoléon. Le propos y est servi par une très bonne connaissance de l’histoire du libéralisme contemporain et une longue expérience du monde universitaire. La conclusion malicieuse de ce premier chapitre – à laquelle il est difficile de ne pas souscrire – est sans appel : les opportunistes n’ont aujourd’hui aucun intérêt à s’enticher ou à afficher des idées libérales.

Le deuxième chapitre, qui constitue le cœur de l’ouvrage, s’efforce d’expliquer pourquoi, en France, les libéraux partent avec un lourd handicap lorsqu’ils se lancent à la conquête du marché des idées. Serge Schweitzer ne s’étend pas sur la structure de ce marché et sur sa cartélisation dans le courant du XXe siècle ; il préfère insister sur son fonctionnement. Ainsi, il propose d’abord une typologie des producteurs présents sur le marché des idées, décrit ensuite les stratégies auxquelles ceux-ci sont susceptibles d’avoir recours pour intégrer et gagner des parts dudit marché (l’apprentissage auprès de maîtres-penseurs, la vente directe au public, le courtage médiatique) et explique enfin pourquoi il est si difficile au libéralisme de s’y imposer. Ce chapitre, dont le ton paraît globalement pessimiste, s’achève toutefois sur une note positive : l’avènement d’internet, en ce qu’il a permis de dépasser, voire disqualifier « l’information corsetée, monopolisée, entravée, tenue par la pensée officielle » (p. 70), a ouvert de nouveaux débouchés aux idées libérales.

Enfin, le troisième chapitre brosse les portraits psycho-sociologiques du libéral et du socialiste. On y retrouve de ces accents que les économistes de « l’École de Paris » (Michel Leter) aimaient donner à leurs écrits dialogués mettant en scène un partisan des idées libérales et différents contradicteurs ou interlocuteurs (Les Soirées de la rue Saint-Lazare (1849) de Gustave de Molinari ou Les Causeries du grand-père (1905) de Frédéric Passy). Le premier des modèles de Serge Schweitzer – le libéral – est dépeint comme un être tout de rationalité et de logique (pp. 75, 84), un ascète (p. 89) adepte d’une approche scientifique (p. 73) et d’une esthétique du savoir (p. 82), un solitaire mu par le souci de comprendre (p. 78), irrésistiblement attiré par la singularité (p. 81). Conclusion : « on ne peut pas être libéral et sentimental » (p. 90).

Et pourquoi donc ?!

 

Les mérites et qualités de ce libéral ne seraient-ils pas autant de défauts ? Quel froid personnage, presque triste et ennuyeux ! Qui pourrait bien avoir envie d’échanger et de partager avec lui ? Qui pourrait bien se laisser convaincre par cet étrange anachorète ? Comment, en outre, ce libéral prompt à s’abandonner à l’« ivresse du cavalier seul » (p. 82) pourrait-il se plaindre d’être « presque unanimement rejeté » (p. 74) ? Un tel portrait est d’autant plus surprenant sous la plume de Serge Schweitzer que lui-même a été, sa carrière durant, tout le contraire de ce libéral-là. S’il a, pendant plusieurs décennies, si brillamment séduit ses auditoires à l’occasion de cours et de conférences, c’est bien parce qu’il savait faire rire et surprendre, choquer ou attendrir, en un mot, susciter l’émotion et s’adresser aux sentiments autant qu’à l’intelligence de son public.

Ce n’est pas dire que son portrait du libéral est faux. Il est même peut-être, pour le malheur du libéralisme, encore plus juste qu’il n’y paraît. Comment les libéraux ont-ils pu perdre la bataille de l’opinion au XXe siècle, alors qu’ils tenaient, jusqu’à l’orée de celui-ci, les positions les plus faciles à défendre (à l’Institut et dans ses Académies, à l’Athénée, au Collège de France, au Conservatoire national des arts et métiers…) ? Comment n’ont-ils pas finalement réussi à occuper le devant de la scène politique et médiatique, alors que les idéologies les moins respectueuses de la liberté et de l’individu venaient de produire les catastrophes les plus tragiques ? Les libéraux n’ont-ils pas eux-mêmes – plus que leur environnement – la plus grande part de responsabilité dans cet échec ? Et cette responsabilité ne viendrait-elle pas précisément de leur incapacité à faire rêver, à convaincre que c’est en les suivant que les lendemains ont le plus de chance de chanter ?

 

Le portrait du socialiste est, pour sa part, moins développé par Serge Schweitzer et il tourne un peu facilement – même si l’auteur s’en défend – à la caricature : adorateur de l’État (p. 94), c’est un doux rêveur masochiste (p. 87), dominé par ses sentiments (p. 88), incapable de réaliser que les solutions qu’il propose sont bien plus sûrement la source de maux que de bienfaits (pp. 88-89).

Notre médecin légiste a cependant mille fois raison de rappeler, au détour de son autopsie, que son second modèle se comporte trop souvent à la manière d’un escroc : tel le docteur Knock, le socialiste s’évertue à convaincre son prochain qu’il est un animal malade du libéralisme, alors qu’il bénéficie, en ce début de XXIe siècle, d’un niveau de prospérité tout simplement vertigineux (comparé à ce qu’il était à la fin du XVIIIe siècle) ; que nous sommes bien, Terriens, dix fois plus nombreux et cinquante fois plus riches qu’à la veille de la révolution industrielle et de l’avènement des idées libérales qui l’ont accompagnée.

 

Les deux annexes du livre de Serge Schweitzer sont consacrées respectivement aux économistes français du troisième quart du XXe siècle et à la notion d’intérêt général. Les premiers sont parfois critiqués pour n’avoir pas su prendre le virage de la « révolution formaliste » (Mark Blaug) et des méthodes empiriques. Pourtant peu suspects de libéralisme, ils sont défendus de manière convaincante par Serge Schweitzer, qui montre que le meilleur moyen de vite passer de mode est précisément de céder aux effets de mode. L’intérêt général est, de son côté, décrit comme un « faux concept ». Le ton provocant adopté ici par l’auteur heurtera peut-être certains lecteurs ; il ravira en tout cas ceux qui le connaissent déjà.

 

Serge Schweitzer, Le libéralisme : autopsie d’une incompréhension, Aix-en-Provence, P.U.A.M., 145 pages.

ISBN: 9782731412734

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