Par Frédéric Mas.
Dans son dernier essai, l’économiste et philosophe Anthony de Jasay revient sur une critique centrale du livre qui l’a fait connaître des libéraux, L’État (1985).
Certains observateurs lui ont reproché son anthropomorphisme : en effet, dans l’essai précité, l’État est présenté comme un sujet unitaire prenant des décisions comme une personne, calculant en fonction d’intérêts ou de préférences eux-mêmes fondés sur des gains espérés. De Jasay reconnaît sans mal que l’État est traversé d’intérêts concurrents, que son fonctionnement est opaque et compliqué, mais n’abandonne pas pour autant sa position. Au contraire, il préfère la rendre plus claire encore et justifie l’analogie entre État et acteur économique rationnel par l’exemple de la théorie économique de l’entreprise. Cette démarche lui permet ensuite d’expliquer qu’en tant qu’acteur rationnel, l’État cherche toujours à augmenter son pouvoir discrétionnaire.
L’analogie économique
Une entreprise, en particulier quand elle atteint une certaine taille, est une organisation hiérarchique qui fonctionne, comme l’État, par le commandement et l’obéissance.
Le premier échelon de commandement appartient aux propriétaires de l’entreprise qui se font obéir par délégation. Toute désobéissance est sanctionnée en fonction de la gravité de la faute. Au sein de cette organisation top-down, les différents échelons ont une certaine autonomie afin d’être efficaces. La production, le marketing, la gestion du personnel, etc. possèdent une certaine latitude en matière de décision.
Pourtant, comme dans les bureaucraties classiques, tous chercheront à tirer la couverture à eux et à étendre leur domaine de compétence ou leur budget. Cela ne les rend pas pour autant indépendants de l’entreprise. Ce qui vaut ici pour l’entreprise vaut aussi pour l’État.
La question de la maximisation
Continuant son analogie avec la théorie économique de l’entreprise, Anthony de Jasay observe que cette dernière continue d’être traitée comme un sujet unitaire dédié à la recherche du profit maximum. Après tout, c’est bien là l’intérêt d’avoir une entreprise, et les autres buts suggérés par la littérature économique dépendent tous de celui-là.
De Jasay remarque, de manière sceptique, que s’il ne peut pas être prouvé que l’entreprise cherche à maximiser le profit1, on peut tout de même prévoir et comprendre la conduite des entreprises en posant l’hypothèse qu’elles sont à la recherche de ce but unique. La conduite des États, ajoute de Jasay, peut très bien être comprise sous le même angle. Se pose alors la question essentielle du maximand de l’État.
Le maximand de l’État
Se poser la question du maximand de l’État signifie très simplement : quelle est la chose ou la quantité de choses que l’État cherche à accumuler en dernière analyse ?
De Jasay remarque que régulièrement, en histoire comme en théorie politique, divers candidats au maximand se disputent la plus haute marche du podium : l’État cherche-t-il l’expansion territoriale, le pouvoir, plus d’impôts ou plus de sécurité ? James Buchanan, par exemple, soutenait qu’en tant qu’acteur économique unitaire l’État cherchait avant tout à maximiser les rentrées fiscales. Pour de Jasay, l’intérêt du commandement souverain, c’est-à-dire d’être un État, consiste en un pouvoir utilisable de manière discrétionnaire.
Le philosophe insiste sur la différence entre pouvoir et pouvoir discrétionnaire, ce dernier permettant la réalisation d’objectifs plus larges que la simple reproduction du pouvoir (le pouvoir tout court se contente de cet objectif, c’est-à-dire produire l’obéissance d’une population donnée aux commandements d’une autre) : la promotion de certaines valeurs, le patronage des arts, et l’établissement d’une kleptocratie efficace sont des exemples d’objectifs discrétionnaires parmi beaucoup d’autres.
L’improbable État minimalitaire
Pour conclure, Anthony de Jasay revient sur l’idée d’un État « minimalitaire » (Robert Nozick, État, anarchie et Utopie) défendue par les libéraux classiques ou certains libertariens comme Robert Nozick. Si le but de l’État est de maximiser son pouvoir discrétionnaire, alors penser qu’il puisse s’auto-imposer des limites en matière de choix collectifs revient à imaginer qu’il puisse être un acteur anti-étatique dont le but rationnel serait à l’opposé de lui-même2.
Ainsi, si Anthony de Jasay se fait le défenseur d’un « anarchisme » libéral conventionnaliste et humien, c’est avant tout en appliquant avec méticulosité l’acide de l’analyse logique, alliée à un certain scepticisme, sur les théories visant à légitimer l’État de manière un peu trop romantique.
- Anthony de Jasay, Social Justice and the Indian Rope Trick, Liberty Fund, 2015, 189 pages.
Article publié initialement le 27 janvier 2019.
- Dans le sillage de Karl Popper, De Jasay a développé une réflexion intéressante et personnelle sur la question de la falsifiabilité.
- Sur le sujet, lire également : « Governement : bound or unbound ? » in Political Philosophy, clearly. Essays on Freedom and fairness, property and equalities, Liberty Fund, 2010, pp. 3-17.
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