Par Gérard Maarek.
Vous avez sûrement découvert avec étonnement que certains de vos amis ou de vos parents, que vous savez sains d’esprit, se sont farouchement opposés à la vaccination contre le Covid-19, et qu’ils vont parfois jusqu’à douter des bienfaits des vaccins en général.
Face à cette attitude, il y a deux façons de réagir. Vous pouvez penser que ce comportement est le résultat d’un manque d’informations et d’une réflexion insuffisante. Vous vous efforcez alors de leur démontrer, chiffres et graphiques à l’appui, que la politique de lutte contre la pandémie a été une relative réussite en Europe, eu égard aux informations et aux moyens dont disposaient en 2020 les États et les systèmes de santé publique ; ou alors, vous pouvez écouter attentivement leur argumentaire, car vous auriez tort de vous croire plus perspicace qu’eux.
En effet, que disent les « antivax » ?
Ils ne contestent pas que les vaccins offrent une protection contre la maladie, mais ils déplorent leurs effets secondaires, qui ont entraîné le décès de plusieurs personnes. Pour eux, que ce nombre soit infime ne change rien à l’affaire. La vie est sacrée, on ne peut pas mettre en balance le bien-être de la collectivité et la mort de quelques-uns. Un mort est un mort de trop. Mais leur opposition à la vaccination devient absolue dès lors qu’elle est obligatoire, ou que s’en abstraire est socialement sanctionné. On pense ici aux soignants non vaccinés. Ainsi, l’opposition au vaccin n’est pas le résultat d’un calcul probabiliste où les avantages sont confrontés aux risques encourus. Non, la vaccination sera récusée au nom de principes absolus, en l’espèce le respect de la vie humaine et l’exercice de la liberté individuelle.
Parmi nos contemporains, les « antivax » ne sont pas les seuls à verser dans cette forme de radicalité.
En Occident, l’économie de marché, la libre entreprise, en un mot le capitalisme, n’ont pas bonne presse. Sa forme achevée, la mondialisation, est encore moins populaire. Les reproches qui lui sont adressés sont multiples. N’avons-nous pas assisté à une montée des inégalités sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale ? à la répétition de graves crises financières qui privent de travail et de revenu des pans entiers de la population ? à l’exploitation et la domination dont sont victimes les plus faibles, chez nous et dans le tiers-monde ?
Vous aurez beau rappeler que la globalisation des échanges a sorti nombre de ces pays de la misère, que le niveau de vie des Européens et des Américains a progressé de façon spectaculaire au cours des dernières décennies, vous restez inaudible. Car le capitalisme tel qu’il fonctionne paraît à certains profondément injuste. Et ce besoin de justice transcende toute autre considération.
La démocratie représentative est aussi la cible de sévères critiques.
Le désamour est sérieux, qui voit prospérer les partis extrémistes à gauche et à droite de l’échiquier politique et qui fait des abstentionnistes un troisième parti non moins important. On reproche à nos systèmes de concentrer le pouvoir aux mains d’une caste de politiciens professionnels, beaucoup plus soucieux de leur réélection que de l’intérêt général. Leur duplicité n’a d’égale que leur impuissance à résoudre les problèmes des citoyens ordinaires.
Certes, « la démocratie est le plus mauvais système de gouvernement – à l’exception de tous les autres qui ont pu être expérimentés dans l’histoire. » Ce que Winston Churchill énonçait à la sortie de la guerre est malheureusement redevenu d’une brûlante actualité. Plus de la moitié de l’humanité vit aujourd’hui sous la férule de régimes autoritaires, où la liberté d’expression est bridée et les droits humains souvent bafoués. Ces régimes ont gagné en puissance et défient aujourd’hui frontalement l’Occident. Ces arguments ont peu de prise sur les contempteurs de la démocratie représentative, tant leur désir d’ordre et d’autorité les submerge. D’où la sympathie sournoise dont bénéficie par exemple Vladimir Poutine, dans certains secteurs de l’opinion.
Comment dès lors expliquer ces comportements paradoxaux ?
Qu’il s’agisse de questions de santé publique, d’économie ou de politique, force est de constater l’imperfection intrinsèque des solutions institutionnelles que l’expérience accumulée au cours des âges a fait émerger. En même temps qu’elles apportent aux Hommes des bienfaits incontestables, elles comportent des effets secondaires indésirables. Et ce sont ces effets qui ne sont plus tolérés.
Tout se passe comme si, dans l’expression de leurs préférences, en certaines circonstances, nos contemporains n’étaient attentifs qu’aux inconvénients, sans mettre en regard les avantages, ce qu’ils ne font manifestement pas dans la vie courante. Ils prennent le volant de leur voiture en dépit des risques d’accident, ils consomment de l’alcool ou du tabac malgré leurs dangers avérés pour la santé.
Dans les trois situations que nous avons décrites, les systèmes sociopolitiques qu’ils réprouvent portent atteinte, non à leur bien-être personnel, mais à des principes d’un ordre supérieur, touchant à leur éthique : le caractère sacré de la vie humaine ; la liberté de choix, l’égalité devant la loi, la sincérité, l’amour de la vérité, etc. D’autres valeurs moins recommandables guident parfois les Hommes : le nationalisme, voire le racisme, qui affirment la supériorité de leur groupe d’appartenance. Dans toutes ces situations, ils traitent les avantages matériels comme un critère subordonné.
Sans doute en a-t-il été ainsi de toute éternité : chacun se devait de respecter des principes imposés par la religion ou l’idéologie dominante. Ce comportement était dicté de l’extérieur par des forces sociales sur lesquelles les Hommes ordinaires n’avaient guère de prise. Les systèmes sociopolitiques se coulaient dans ce moule.
Aujourd’hui, l’ère des grandes idéologies monolithiques est révolue. Chacun veut se déterminer librement et compose son propre référentiel en puisant dans l’immense bric-à-brac des valeurs et des croyances disponibles. L’éducation de masse, – le baccalauréat pour tous -, a formé des individus rebelles qui pensent par eux-mêmes et qui n’acceptent plus les arguments d’autorité. Dès lors, rien de surprenant que le monde tel qu’il est, la société telle qu’elle fonctionne, par nature imparfaits et inachevés, voient se dresser contre eux une coalition de mécontents venant de tous les horizons.
En la matière, les réseaux sociaux jouent un rôle déterminant.
L’anonymat et l’impunité encouragent l’expression, souvent violente, des idées les plus extrêmes. Les algorithmes permettent à ceux qui les partagent de se rencontrer, et la multiplication des likes donne un caractère viral à leur diffusion. Alors, on se « radicalise » tout seul devant son écran, ou à quelques-uns dans un groupe dédié. Cela ne tire pas à conséquence, on vitupère contre le gouvernement ou la mondialisation, mais la vie suit son cours. On continue de payer ses impôts, de traverser dans les clous et d’acheter des smartphones made in China. C’est un simple défoulement, un jeu. On serait bien marri que cela change. La vie dans ce monde parallèle génère des satisfactions psychiques, auxquelles beaucoup sont devenus addicts.
Cependant, des entrepreneurs ayant des visées politiques animent désormais le « marché » des idées et des croyances que sont devenus les réseaux sociaux. La manipulation de l’opinion s’y nourrit de techniques efficaces. Au moment de voter, les contestataires peuvent difficilement se dédire et vont mettre leur suffrage en harmonie avec le credo qu’ils professent sur leur fil Twitter ou Facebook. Ils quittent momentanément le monde virtuel des réseaux sociaux pour le monde réel de la décision politique, sans toujours mesurer la portée de leurs actes. La montée des partis extrémistes se nourrit de ce mécanisme.
Les États-Unis avec Donald Trump, en Europe, le Royaume-Uni, la Hongrie, la Pologne, l’Italie ont fait l’expérience de ce basculement. Avec un succès mitigé, car les leaders qui avaient promis de réformer substantiellement le système sociopolitique pour en corriger les défauts ont doublement échoué. La démocratie illibérale est un régime qui prétend donner la parole au peuple, mais fait peu de cas de la séparation des pouvoirs, vite confisqués par un autocrate ou une oligarchie.
De même, sortir de la mondialisation pour davantage de protectionnisme pénalise les consommateurs sans pour autant relancer la croissance. Dans les cas extrêmes, vouloir en finir avec le « capitalisme financier » consiste à soumettre les marchés aux injonctions de l’État et de ses fonctionnaires, et à opérer une redistribution massive des revenus et des patrimoines. C’est la recette assurée pour une destruction de richesse. Le souverainisme a incité le Royaume-Uni à quitter l’Union européenne en promettant des lendemains qui chantent. Sept ans après le Brexit, c’est plutôt le désenchantement.
Il convient cependant de rester optimiste.
En Occident, les Constitutions sont assez solides et le débat politique encore suffisamment ouvert pour que la marche vers les extrêmes reste réversible. Trump n’a pas été réélu, Boris Johnson a été chassé du 10 Downing street, les étoiles de Matteo Salvini et de Beppe Grillo se sont éteintes. La Grèce d’Alexis Tsípras et la Hongrie de Viktor Orban ont appris jusqu’où ne pas aller trop loin.
Le meilleur moyen pour les peuples de demeurer dans le « cercle de la raison » n’est-il pas d’en tester de temps en temps les limites ? Ils quittent alors le monde imaginaire des réseaux sociaux pour revenir dans le monde réel, un monde inévitablement pétri de contradictions et d’imperfections. L’art du politique, l’art du vivre ensemble, est précisément de s’en accommoder. Les Français seront-ils tentés par cette expérience ? Nous le saurons bientôt.
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