Les êtres humains sont des animaux sociaux. Mais pour les individualistes, les êtres humains se servent de la société, de son économie, de sa culture, pour s’épanouir pleinement. Pour les collectivistes, les êtres humains sont au service de la société. Ils n’ont d’autre objet que de la renforcer et d’assurer sa perpétuité. Ces deux positions sont irréconciliables.
Toute philosophie politique vise à contourner ce dilemme :
Soit le projet politique a pour but la préservation et la vitalité de la collectivité. Il vise donc au renforcement de ce qui y contribue – la culture, la tradition, la religion parfois, l’appareil d’État toujours. Dans ce projet, la collectivité est une fin, les êtres humains qui la constituent sont les moyens d’atteindre cette fin (la langue doit avoir des locuteurs, la religion des fidèles, le pays des producteurs, l’armée des soldats, l’État des contribuables …). La politique place les individus au service de la collectivité. C’est le collectivisme.
Soit la politique a pour but l’épanouissement des êtres humains. L’action politique consiste alors à protéger les initiatives, à but lucratif ou non, permettant à chacun, selon son jugement, de s’épanouir pleinement, de devenir pleinement humain. En s’associant librement, localement ou globalement, les êtres humains se donnent les moyens de leur sécurité individuelle, de leur éducation, leur santé, leurs expressions artistiques, leurs besoins spirituels… Dans ce projet, chaque être humain est une fin en soi, la collectivité n’est que le moyen d’atteindre cette fin. Les individus font usage de la société comme ils usent d’autres ressources qu’ils trouvent dans la nature. C’est l’individualisme libéral.
L’opposition est franche. Ou bien la société est première, elle est en droit d’utiliser les individus pour s’affermir et se développer. Ou bien – position libérale – l’être humain est la valeur suprême et la société est une ressource dans laquelle les individus puisent, interagissent, coopèrent, dans la recherche de leur plein accomplissement.
De cette opposition plusieurs exemples feront foi, tant la chose en preuves abonde, des exemples dans des registres totalement différents.
Mariage : de quoi se mêlent les collectivistes ?
Le premier exemple (qui surprendra les lecteurs ici) est un épisode de la vie de Jésus. Il tient en quelques lignes tel que rapporté dans l’Évangile de Jean. Une femme est surprise en flagrant délit d’adultère – un crime, selon la loi de Moïse, passible de la peine de mort par lapidation. Mais Jésus ordonne que celui qui est sans péché parmi les accusateurs jette la première pierre. Aucun de ces juifs pieux n’ose se déclarer sans péché. La femme est sauvée.
Mais quelqu’un brille par son absence ici, non pas l’amant, coupable lui aussi mais le mari. Car à quoi sert le mariage ? Il définit des obligations réciproques auxquelles souscrivent des êtres humains qui souhaitent vivre ensemble, éventuellement se donner une descendance. Pour les libéraux, la fonction du mariage est d’aider ces êtres humains dans leur relation. La communauté n’en est pas partie, elle est seulement témoin de cet engagement. Si l’un des conjoints faillit, c’est à l’autre, et à personne d’autre, de pardonner ou de sanctionner selon les termes de l’engagement initial. C’est le mari qui devait décider du sort de la femme, non pas les témoins de son infidélité, et non pas Jésus.
Mais pour les juifs pieux de cette péricope, pour les collectivistes, le mariage est une institution qui sert la société et non ceux qui veulent fonder un foyer, une institution qui doit être défendue indépendamment de la volonté des conjoints, qui même les étouffe jusqu’à parfois causer leur malheur, mais peu importe ; ce ne sont pas les êtres humains qui comptent pour les collectivistes, mais ces idoles qu’ils ont imaginées, soi-disant pour fortifier leur communauté et qui se retournent ensuite contre ses membres. Au point de vouloir massacrer à coups de pierre ceux qui profanent cette institution.
Aujourd’hui, 2000 ans plus tard, les collectivistes s’efforcent toujours de contrôler comment les hommes et les femmes doivent vivre maritalement – horrifiés à l’idée d’union homosexuelle, polygame, polyandre, avec des enfants nés de procréation assistée, ou d’une mère porteuse. Comme si ceux qui ne sont pas dans la relation possédaient le droit sacré de s’en mêler. En invoquant quoi ? La « nature », la « société », la « civilisation », un collectif ou un mythe.
Coopérer entre adultes consentants : la hantise des collectivistes
Les êtres humains ne s’associent pas seulement par amour, pour former un foyer. Il existe peu de projets que nous pouvons mener seuls. Nous cherchons la collaboration d’autrui pour nous nourrir, nous vêtir, nous loger, nous divertir, pour apprendre, pour fabriquer, voyager, transporter… Chacun souhaite coopérer avec les plus aptes à conduire le projet. Peu importe leur passeport. Alors au nom de quoi interdire ces collaborations que les partenaires souhaitent ? Au nom de la collectivité ? Au nom de cette abstraction que les collectivistes fantasment, de ce « roman national » qu’ils rabâchent à tous dès l’école, de la vaine « citoyenneté », qui n’intéresse que ceux, politiciens et fonctionnaires, dont c’est le fonds de commerce ?
Pour les individualistes, si un quidam veut faire venir son petit ami du Brésil, sa copine de Thaïlande, un comptable de l’Inde, une aide-ménagère des Philippines (autant de bêtes stéréotypes), il lui suffit d’envoyer un billet d’avion. Un grisâtre paperassier au fond d’un ministère n’a pas à fourrer son nez dans une relation entre adultes consentants. « Mais si, s’alarment les collectivistes. Supposez que votre individu embauche non pas un, mais cent comptables, mille ouvriers, et que d’autres patrons l’imitent, vous imaginez ? » Eh, oui, j’imagine. Extinction du trafic d’êtres humains, fin des noyades de désespérés en vue de nos plages, plus de familles séparées et brisées, plus de jeunes prétendant être des réfugiés politiques dans l’espoir d’améliorer leur sort économique, plus de requérants sans abri pendant des mois en attente des « papiers »… En mode individualiste, recrutés par des agences dans leur pays, un logement déjà réservé pour leur famille grâce à ce contrat de travail, ces travailleurs seraient dès leur descente d’avion indépendants, productifs, respectés et un enrichissement pour tous ceux qui seraient en réseau avec eux.
« Ce serait la mort de la France ! » s’affolent les collectivistes. Mais de quelle France ? Si tant est que ce mot ait du sens, car elle est morte bien des fois. Celle de Clovis, des Valois, de Louis XIV, de la Révolution, de la Belle Époque, des Trente Glorieuses ? Laquelle fallait-il congeler et en quoi celle d’aujourd’hui mériterait-elle plus que les autres de ne pas changer ? Un plus grand nombre d’êtres humains travaillant dans nos villes et nos régions, c’est davantage de production, d’innovations, de créativité dans tous les domaines, davantage de prospérité, et c’est une évolution culturelle. Un risque. Mais la sclérose aussi est un risque.
Un libéral, parce qu’il est individualiste, est logiquement en faveur de l’immigration. Il veut une immigration choisie. Mais ce sont les individus qui choisissent, pas les gouvernements (et si ça ne vous plait pas qui j’invite et qui j’emploie, c’est le même prix !)
La prospérité, mais pour qui ? Le pays ou ses habitants ?
L’économie est mon dernier exemple pour illustrer l’opposition entre collectivisme et individualisme. À quoi sert l’activité économique ? Quelle est sa fonction ?
Les mercantilistes offrent une réponse. Adam Smith a ainsi baptisé un nombre de penseurs dont il attaquait les idées, tels l’anglais William Petty, dont Marx disait qu’il était le vrai fondateur de la science économique, ou notre très français Colbert. Pour eux, le but de toute économie est d’enrichir le pays. Il faut une économie prospère pour donner au souverain les moyens de sa puissance, une armée redoutée, une marine colonisatrice, une finance globale phagocytante, une science propre à impressionner les peuples, une projection culturelle pour les entortiller.
Les mercantilistes d’aujourd’hui sont typiquement les gouvernements russe et chinois. Les Soviets avaient compris dans les années 1980 qu’avec une économie aussi maigre que celle de la Hollande, ils ne pouvaient pas dominer leurs satellites, soutenir la révolution mondiale, et gagner la « guerre des étoiles » contre les États-Unis. La perestroika, ou « reconstruction » (reconstruction du communisme), c’était ça – injecter une dose d’enrichissant capitalisme pour financer la rivalité avec l’Occident. Poutine a continué sur cette lancée. Il attendait de ses oligarques qu’ils mettent en valeur les immenses ressources naturelles que l’État leur avait pratiquement données pour que l’État puisse ensuite récupérer la plus-value à ses fins de puissance. Mais les oligarques de Poutine sont des courtisans, pas des entrepreneurs. Pourquoi s’ingénieraient-ils à créer de la richesse ? Il leur suffit de vendre du pétrole et des minerais et transférer à l’État le surprofit.
Résultat : voyez-vous un seul produit russe sur les rayons des centres commerciaux ? Avec une population hyper éduquée – une des rares réussites du communisme – et d’immenses ressources naturelles, la Russie est incapable de produire le moindre bien que les consommateurs désirent acheter. Car le but des dirigeants n’est pas d’avoir un pays prospère mais un pays craint.
On peut écrire la même conclusion à propos de la Chine. Elle avait peu de ressources naturelles à vendre, elle a loué sa main-d’œuvre. Grâce aux implantations étrangères, le pays est une colossale manufacture de biens de consommation, qui sert le parti au pouvoir et dope sa rivalité avec l’Occident. Ce n’est qu’accessoirement, comme un produit dérivé, que le niveau de vie de la population augmente. Ce n’est pas pour elle, mais pour l’État, que l’économie fonctionne.
La Russie et la Chine doivent régulièrement rappeler à l’ordre leurs milliardaires. « Vos entreprises n’ont pas pour objet de créer de la valeur pour les actionnaires mais d’apporter à vos dirigeants politiques les moyens de leurs ambitions. Si pour cela, vous devez satisfaire des clients et bien payer vos employés, pourquoi pas ? Mais ce n’est pas le but premier. »
C’est ça, l’économie collectiviste.
L’autre économie, celle des individualistes, se fiche bien des nations, des frontières, des États et de leurs politiciens (sauf pour tricher avec ses principes libéraux et quémander des subventions et des protections). Dans cette économie, seuls comptent ceux qui financent, qui travaillent et qui achètent. Nulle « grande cause » ne justifie qu’on ponctionne la production de richesse, elle est entièrement partagée entre ceux qui l’ont produite ; le seul débat est de savoir dans quelle proportion. C’est une économie pour les êtres humains, pas pour les mythes qu’ils ont inventés, pas pour le « pays », la « révolution », l’État.
Le Brexit : mais quelle souveraineté ? Celle du Royaume-Uni ou celle de ses sujets ?
J’habite à Londres. Depuis une vingtaine d’années, j’y côtoie des libéraux, évidemment. J’ai suivi avec eux le grand débat national sur le Brexit. Je les ai écoutés entonner (la majorité d’entre eux) le slogan « Take back control of our borders, our money, and our laws. » Que des socialos, des gauchos et des fachos trompettent cette revendication, on le comprend. Ce sont des collectivistes. Mais que des libéraux tiennent le même langage relève de l’incohérence. De l’hérésie par rapport à leurs propres valeurs. Car à qui revient « le contrôle de nos frontières », « de notre argent », « de nos lois » ? À l’État. Pas aux hommes et aux femmes dans le pays. Ce sont les dirigeants politiques qui décident de laisser entrer ou pas les étrangers, pas les entrepreneurs britanniques, pas les particuliers. Ce sont les dirigeants politiques qui récupèrent les fonds ristournés par Bruxelles, ils ne sont pas versés aux foyers fiscaux. Ce sont les dirigeants politiques qui désormais concoctent l’intégralité des lois, et absolument rien ne garantit qu’elles seront plus libérales que celles formées par l’Union européenne.
« C’est démocratique » se félicitent les collectivistes. Leur courte vue empêche les libéraux de repérer le piège. Un Parlement national est perçu comme légitime. Il est spontanément obéi. Surtout au Royaume-Uni, le berceau des démocraties modernes. Ce Parlement est donc dangereux. En revanche, une assemblée sise à Strasbourg et une commission à Bruxelles, lointaines et multinationales, n’acquerront jamais une grande autorité. Leurs lois parfois vétilleuses, exaspérantes, contreproductives, ne seront jamais tyranniques. Il se trouvera toujours des peuples, ici ou là, pour tempêter contre le diktat d’autres peuples. La liberté est bien plus assurée quand le pouvoir central est faible. Ou quand il est divisé, tiraillé entre un gouvernement national et un autre supranational.
Naïfs, les libéraux anglais brexiteurs ont imbriqué – comme tant d’autres, tant de fois – individualisme et collectivisme. Lourde erreur politique. Ce n’est jamais la souveraineté du pays qui importe, mais celle des êtres humains.
Et l’on peut soutenir, sans rencontrer beaucoup de contre-exemples, que plus la souveraineté d’un pays est affirmée, plus précaire et rabotée se trouve celle de ses habitants. Les États russe et chinois, celui de Corée du Nord, avec leurs arsenaux nucléaires, sont totalement souverains ; leurs citoyens sont totalement asservis. Et ces opprimés citoyens d’un État surpuissant ne peuvent pas compter sur une aide extérieure pour les délivrer.
Accoupler ce qui ne saurait l’être : collectivisme et individualisme
Toute la philosophie politique, comme je l’annonçais plus haut, vise à ne pas poser ce dilemme entre collectivisme et individualisme, ou alors à trouver un compromis entre ces deux positions.
Depuis les fascismes et les communismes du siècle passé, le collectivisme ressemble trop à un régime de camp ou de plantation servile. On a déjà donné. À l’opposé, en autonomisant les êtres humains, l’individualisme est trop angoissant. Les Hommes ne sont pas prêts, disent nos penseurs politiques, à prendre la responsabilité de leur vie. Il faut donc allier les irréconciliables, trouver un compromis, placer le curseur quelque part entre les exigences du collectif et les aspirations des individus.
Le résultat : une cote mal taillée, une vie politique toute de compromis, de corruptions et de conflits.
Le dilemme maintenant posé dans cet article, j’en donnerai une autre illustration – la guerre en Ukraine – dans un article à venir. La position que chacun adopte dans cette guerre tombe nécessairement à droite ou à gauche de cette ligne de partage entre individualisme et collectivisme. Faute d’avoir identifié le conflit armé en ces termes, bizarrement, certains libéraux se retrouvent plantés dans le camp des collectivistes. Ce n’est pas seulement un paradoxe, pas seulement une ineptie, c’est une menace contre tous les êtres humains.
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