Par Henri Astier.
À l’heure où le gouvernement britannique se trouve confronté à un vaste mouvement social sur fond d’inflation et de stagnation, de nombreux commentateurs évoquent les combats de Margaret Thatcher. Le Premier ministre actuel, Rishi Sunak, a lui-même invité la comparaison en déclarant l’été dernier : « Je me présente en thatchérien et je gouvernerai en thatchérien. »
Dans la crise actuelle, quelles leçons peut-on tirer du bras de fer qui opposa le gouvernement de Thatcher aux syndicats il y a quarante ans et plus ?
Il convient tout d’abord de relativiser le parallèle. Les problèmes du Royaume-Uni en 2023 n’ont pas la profondeur de ceux des années 1970. L’inflation d’aujourd’hui résulte de chocs ponctuels et non de facteurs structurels internes : on peut espérer une stabilisation des prix une fois la crise énergétique et la guerre en Ukraine passées. Les grandes entreprises britanniques d’aujourd’hui ne sont ni sclérosées par les rentes ni plombées par les grèves. Les syndicats n’ont pas la force de frappe qu’ils avaient à une époque où ils faisaient chuter les gouvernements.
Cette position relativement favorable – si on la compare à celle où se trouvait Margaret Thatcher lors de son arrivée au pouvoir – est précisément la conséquence de son action. Sa victoire durable sur la syndicratie s’est accomplie en trois temps.
Une victoire en trois temps
Le premier moment fut celui du carcan législatif. Les gouvernements des années 1970 s’étaient montrés impuissants à enrayer une spirale inflationniste dont ils étaient conscients. Durant le fameux « Hiver du Mécontentement » de 1978-79 le Trade Union Congress (TUC) avait paralysé le pays pour obtenir des hausses de salaires de 10 % alors que Premier ministre travailliste James Callaghan voulait s’en tenir à 5 %.
Pour défendre l’État et le citoyen face au chantage syndical, le gouvernement Thatcher a entrepris d’encadrer le droit de grève par la loi. Les réformes du début des années 1980 ont interdit des pratiques telles que le secondary picketing : sous prétexte de « solidarité », les centrales avaient recours à des troupes de choc – les flying pickets – intervenant d’usine en usine pour empêcher toute reprise du travail. Désormais, chacun était en droit d’agir contre son employeur, mais pas celui des autres.
Par ailleurs, la réforme instaurait le bulletin secret dans l’élection des dirigeants syndicaux comme pour les grèves : la pratique trotskiste de la main levée disparaissait. Enfin, le législateur s’attaquait au dispositif du closed shop par lequel, dans des pans entiers de l’industrie, tout travailleur était tenu d’être syndiqué. Cette mainmise sur l’embauche constituait non seulement une source de revenu garantie pour les syndicats mais surtout un formidable moyen de pression : en se désolidarisant d’un mouvement social, un employé risquait l’expulsion, donc la perte de son emploi.
Thatcher se défendait de vouloir détruire le syndicalisme. Elle partait de l’idée que la majorité des adhérents n’était pas des extrémistes : pour rompre l’emprise des intégristes du TUC, il fallait donner la parole à la base.
Notons que ces mesures qui se résument au remplacement de la stratégie des gros bras par la démocratie interne, n’avaient rien de radical. Les gouvernements antérieurs de droite comme de gauche avaient esquissé des initiatives dans ce sens. Même sur le closed shop, la nouvelle législation se limitait à instaurer des dédommagements pour les travailleurs exclus d’un syndicat. Le monopole d’une union sur la main-d’œuvre d’une entreprise ne sera aboli que sous John Major, le successeur de Margaret Thatcher.
La volonté d’agir
Ce qui distingue la Dame de fer de ses prédécesseurs n’est donc pas l’hostilité à l’hyperpuissance syndicale mais la volonté d’agir. Nous touchons là au deuxième volet de son action contre les grévistes : la fermeté. Une fois le cadre légal posé, elle était résolue à triompher de ceux qui cherchaient à s’en affranchir.
Elle en donna la preuve éclatante lors du conflit avec des mineurs de 1984-85. On a souvent reproché à Thatcher d’avoir cherché l’épreuve de force. Elle s’y était assurément préparée, mais l’initiative en revient d’abord à Arthur Scargill, chef du syndicat de mineurs, la National Union of Mineworkers (NUM). Ce marxiste de stricte observance était convaincu d’incarner le pays réel face à un capitalisme corrompu. Après la réélection de Thatcher en 1983, il se pose en fer de lance de la résistance à des institutions jugées illégitimes. « L’action extraparlementaire, déclare-t-il, est la seule voie ouverte à la classe ouvrière et au mouvement travailliste. »
Un an plus tard, lorsqu’il s’insurge contre la fermeture des mines de charbon déficitaires, Scargill ne cache pas le caractère politique du mouvement : « C’est le coup d’envoi d’une campagne pour changer de direction et se débarrasser du gouvernement conservateur. »
Scargill fut l’adversaire rêvé pour Thatcher. Extrême en paroles, il l’était aussi dans ses buts et ses méthodes. Il exigeait le maintien des puits quelle que soit leur rentabilité, jusqu’à l’épuisement des gisements, voire au-delà. La grève fut déclarée par la NUM sans consultation en bonne et due forme. Cela renforça le gouvernement dans sa fermeté : il était clair que beaucoup de mineurs ne partageaient pas la ligne dure de Scargill et qu’il craignait de se voir désavouer par sa base.
Les divisions au sein du mouvement éclatèrent dès le début, en mars 1984, lorsque les mineurs du Nottinghamshire votèrent à une large majorité pour la poursuite du travail. Dans une manœuvre encore une fois illégale, Scargill dépêcha ses commandos de flying pickets pour en découdre avec les « jaunes » et la police. Thatcher qualifiera ces incidents de « tentative de substituer la loi de la populace à la règle de droit ».
On peut qualifier d’intransigeante sa position tout au long de la crise. Il est également vrai que les forces de l’ordre ont commis des brutalités contre les grévistes. Mais en fin de compte, Thatcher fit plier Scargill en démontrant que c’était bien elle, et non lui, qui représentait le pays, notamment les classes populaires. Son autorité tirait sa force de sa légitimité.
La voie de la privatisation
Le troisième temps fort de sa lutte contre les syndicats fut à long terme le plus efficace : il s’agit des privatisations. Notons que le programme conservateur de 1979, axé sur la rigueur budgétaire et monétaire, n’en parle pratiquement pas. Ce n’est qu’au cours des années 1980 que prend corps l’idée de vendre les industries nationalisées durant l’après-guerre.
Il faut souligner ce que ces mesures ont de révolutionnaire : aucun pays n’avait jusque-là envisagé et encore moins tenté l’expérience. De plus, Thatcher s’y est attachée à une période où sa politique n’avait pas encore porté ses fruits. Il fallait avoir les reins solides pour lancer ces privatisations en 1981, au milieu d’une récession qui provoquait des émeutes dans tout le pays. Et il fallait une foi indestructible pour accélérer le mouvement en 1985-86, alors que le chômage dépassait 12 %, que la popularité du Premier ministre était au plus bas et qu’elle était contestée au sein même de son cabinet.
Malgré ce contexte peu propice, la révolution a bien eu lieu. L’aérospatiale, la construction automobile, les transports aériens, les télécoms, l’acier, le gaz, l’eau : au total une quarantaine de grandes entreprises sont passées au privé sous Thatcher. Le secteur nationalisé qui représentait 10 % du PIB britannique en 1980 ne pesait que 3 % dix ans plus tard.
Libérés du cocon étatique, des entreprises en faillite ont appris à voler de leur propre ailes. Le sidérurgiste British Steel, le transporteur British Airways, pour ne prendre que deux gouffres à subventions des années 1970, ont fini par contribuer au redressement des comptes publics plutôt que de les plomber. Dans les secteurs non-compétitifs – comme les chantiers navals – les privatisations ont accéléré des fermetures (en cours de longue date), libérant les capitaux et l’emploi vers des usages productifs.
Les ventes d’actions aux citoyens à prix avantageux ont par ailleurs institué un véritable capitalisme populaire : en quatre décennies le nombre d’actionnaires au Royaume-Uni est passé de trois millions à douze millions. Le succès des privatisations à la britannique en fera un modèle copié de par le monde.
Outre l’impact purement économique, le retrait de l’État de l’appareil productif constitue un changement de paradigme qui a cassé l’absolutisme syndical. Soumise à la discipline du marché, une entreprise n’a ni la marge de manœuvre ni le pouvoir de nuisance nécessaires au maintien de mesures restrictives.
La Grande-Bretagne compte aujourd’hui 6,5 millions de syndiqués – moitié moins qu’en 1980. En termes de journées perdues pour cause de grève, la chute est encore plus spectaculaire : d’une moyenne de 13 millions par an dans les années 1970, on est passé à quelques centaines de milliers, tout au plus, depuis 30 ans.
Aujourd’hui, seul le secteur public affiche un taux de syndicalisation important (50 %). Les grèves actuelles sont particulièrement suivies dans l’enseignement, la santé, les secours d’urgence et la fonction publique. La mobilisation est également notable dans les transports où de nombreux acteurs sont privés. Mais ce secteur est loin d’être concurrentiel : dans les chemins de fer, l’infrastructure est aux mains de l’État qui accorde des monopoles sur le long terme à des opérateurs qu’il subventionne.
Rishi Sunak peut-il s’inspirer de Margaret Thatcher dans l’affrontement avec les grévistes ?
Pour ce qui est du cadre législatif, la marge est limitée. Déjà en 1997, Tony Blair se vantait d’avoir mis en place « les lois sur les syndicats les plus restrictives du monde occidental « . On voit mal comment le gouvernement conservateur peut les restreindre davantage – d’autant moins que les grèves relèvent de conflits classiques (salaires, conditions…) et non de l’insurrection. Tout au plus Sunak prévoit-il d’instaurer un niveau de service minimum dans certains secteurs publics, à l’instar de la France et d’autres pays du continent.
En matière de recours au privé, les possibilités d’action sont en principe plus amples. Malgré les réalisations de l’ère Thatcher, la Grande-Bretagne n’est pas le paradis – ou l’enfer – néolibéral que beaucoup imaginent. Ainsi en matière d’enseignement, il n’y a pas d’équivalent aux écoles sous contrat à la française : une independent school ne saurait bénéficier d’aide de l’État. Pas étonnant que ces établissements privés accueillent trois fois moins d’élèves que leurs homologues français. Le monopole de l’école publique sur des deniers publics accroît naturellement le pouvoir des syndicats d’enseignants britanniques.
La France est également plus libérale que le Royaume-Uni dans le domaine des ambulances. Près de 80 % de nos ambulanciers dépendent du privé avec un taux de syndicalisation très faible. Même dans les urgences, affirme Bruno Basset de la Fédération Nationale des Ambulanciers Privés, la moitié des transports sont assurés par de petits opérateurs. En Grande-Bretagne, où règne le culte du National Health Service, le secteur public est largement majoritaire. Selon Alan Howson, patron de l’Independent Ambulance Association, à peine 10-15 % des urgences en Angleterre sont sous-traitées au privé. Résultat : depuis six mois, les services ambulanciers sont touchés par des grèves à répétition qui n’ont pas d’équivalent en France.
Toutefois, il n’est pas question pour le gouvernement de s’attaquer aux monopoles du secteur public, que ce soit dans l’enseignement ou la santé. Rishi Sunak n’est pas l’homme de la rupture. Technocrate compétent, il n’est ni animé par la foi qu’exige le changement de paradigme, ni auréolé par le suffrage populaire. Il gère les affaires au nom d’un parti conservateur usé par 13 ans de pouvoir.
On peut néanmoins espérer qu’il montre assez de fermeté pour faire face à des défis sociaux mineurs par rapport à ceux qu’a connus le pays dans les années 1970 et 1980. Sunak saura peut-être su diriger le pays « en thatchérien », mais il n’aura pas gouverné en Thatcher.
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