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15 février, 2023

Faut-il tolérer l’intolérance ? (1/2)

 Par Johan Rivalland.

Première partie de la recension de l’ouvrage collectif sous la direction de Nicolas Jutzet.

La tolérance a des vertus pacificatrices. Historiquement, il s’agissait au départ notamment de définir un concept qui allait rendre possible la fin des conflits entre religions. Plus largement, cette notion vise à l’adoption d’une attitude consistant à admettre que d’autres aient une manière différente de la nôtre de penser ou de vivre. En effet, quoi de plus sain que de respecter les opinions, croyances, idées d’autrui même si elles s’écartent de celles que l’on peut avoir ? Une manière, en somme, de coexister pacifiquement en respectant les différences.

Mais voilà. Jusqu’à quel point ce socle de valeurs que l’on pourrait considérer comme communes est-il mis en cause par certains ? Et quelle attitude avoir à l’égard de ceux qui ne le partagent pas ? Autrement dit – et c’est la question posée dans ce livre – la tolérance ne risque-t-elle pas tout simplement de disparaître si on se montre tolérants à l’égard de ceux qui sont ennemis de la tolérance, à l’image de ceux qui s’en servent de marchepied pour tenter de miner de l’intérieur les sociétés libres, ou encore ceux qui la fragilisent par leur relativisme ?

Paradoxe – déjà mis en lumière par Karl Popper en son temps – qu’il convient d’autant plus d’étudier de près à l’ère du numérique, des réseaux sociaux et du multiculturalisme, que c’est tout simplement la liberté – les libertés – qui est en jeu.

 

Tolérance et liberté

L’histoire de la tolérance est intimement liée au libéralisme et à la défense des droits des individus. C’est ce que nous montrent les auteurs qui composent la première partie de l’ouvrage, consacrée à l’histoire des rapports entre tolérance et liberté.

C’est Alain Laurent qui ouvre le bal, en commençant par mettre en garde contre l’image déformée que l’on peut avoir aujourd’hui de la tolérance, devenue une sorte de conformisme intellectuel individuel qu’il est de bon ton d’afficher, en se revendiquant comme quelqu’un de vertueux, quitte à perdre de vue ce qu’étaient ses exigences originelles. D’où son retour aux sources historiques, en partant d’une « archéologie d’une tolérance avant le mot » pour ensuite présenter sa consécration, qu’il fait remonter à Erasme en 1533, et même avant lui à Thomas More, avant que Montaigne, dans ses Essais, en fasse un instrument de paix civile face aux troubles de l’Inquisition et des guerres de religion. Puis, au siècle suivant, il s’agira pour d’autres auteurs (notamment John Milton), d’y voir un moyen de défendre la liberté d’expression, face à la censure du pouvoir politique sous le règne de l’absolutisme monarchique, particulièrement en matière de religion. La libre confrontation des idées devient (encore avec certaines limites) la condition du progrès.

Mais c’est surtout au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle que des philosophes signant l’avènement du libéralisme moral et politique (Baruch Spinoza, John Locke, et plus encore Pierre Bayle) approfondissent véritablement la question, fondant leur approche sur les droits imprescriptibles d’une conscience autonome, et donc du libre individu. Avant qu’à la fin du siècle suivant les philosophes des Lumières (Emmanuel Kant, dans une moindre mesure Voltaire, puis surtout Wilhelm Von Humboldt, et à sa suite John Stuart Mill) y apportent les ultimes contributions.

Dès lors, la tolérance « passe par la reconnaissance effective du droit souverain de l’individu de penser et de vivre comme il l’entend sous condition de ne pas imposer ses propres choix aux autres ».

Du strict terrain religieux, on est ainsi passés progressivement à la lutte contre l’absolutisme politique puis, grâce aux apports du libéralisme, au despotisme des opinions majoritaires en matière de mœurs, et à la liberté d’opinion et d’expression.

 

De la tolérance à l’hypertolérance

C’est surtout à 1968 (et son « Il est interdit d’interdire ») que remonte cette dérive qui a consisté à ériger la tolérance en une sorte de « religion civile », nous dit Alain Laurent.

Mais à tout vouloir tolérer, le socle moral sur lequel avait été fondée cette notion s’est mué « en lâche indifférence d’abstention, en tolérance « molle », passive, où l’on accepte des évolutions et des états de fait comme solution de facilité pour éviter de faire preuve d’autorité, d’entrer en conflit ». Pire, en sombrant désormais dans le conformisme de l’époque, sous peine d’être « taxé de conservateur obtus et donc d’intolérant à bannir », on s’est laissé dériver vers une permissivité puis des formes de militantisme peu disposé à pratiquer la tolérance au sens classique.

Le multiculturalisme sur lequel cela a débouché s’est traduit par la coexistence de communautés closes sur elles-mêmes et par un culturalisme tribal qui a perverti les limites de la tolérance telles que définies par John Stuart Mill en une intolérance à l’égard de ceux accusés de porter atteinte aux droits d’autrui. En une forme « d’ordre moral » formaté, avec l’appui de l’industrie culturelle, des médias, de l’éducation et mêmes des entreprises. Un laxisme et un relativisme bien à l’opposé des valeurs du laissez faire, aboutissant « à priver les générations les plus jeunes de repères assurés et à ne plus pouvoir que tout tolérer – ou presque ».

En ce sens, le wokisme (antiracisme hystérisé, cancel culture, ultraféminisme) constitue certainement l’apogée de ces dérives dangereuses car extrêmement intolérantes et inquisitrices, recourant à l’intimidation, la dénonciation publique, parfois les menaces de mort, la police idéologique de la pensée et l’épuration du langage, mais aussi la privatisation de la censure, ainsi que « la mise à l’index de ceux qui osent ne pas se conformer à ses diktats dogmatiques », ou encore la chasse aux sorcières.

Bref, tout l’opposé de ce qui fondait les réflexions sur la tolérance. Une régression historique terrible. Donnant ainsi raison à Karl Popper lorsqu’il soutenait son paradoxe de la tolérance, selon lequel

Une tolérance illimitée [même envers les intolérants […] qui se refusent à toute discussion logique et ne répondent aux arguments que par la violence] a pour conséquence fatale la disparition de la tolérance.

Pour autant, ajoute Alain Laurent, il ne s’agit pas non plus de dénier « un droit individuel de professer à titre privé des opinions intolérantes sous peine de se transformer en politique étatique intrusive de rééducation des mal-pensants ». Il relève, en effet, le recul des nations tolérantes au profit de celles qui répriment la liberté d’expression (Chine, Russie, pays islamiques, mais aussi désormais des pays comme l’Inde ou les États-Unis, où wokisme et autres fanatismes religieux progressent), révélant la fragilité des acquis en matière de tolérance.

 

Une valeur individuelle fragile par nature

Matthieu Creson s’intéresse quant à lui à la notion de tolérance de Turgot à Gustave Le Bon, montrant qu’il s’agit d’une conquête individuelle fragile, puisant des origines dans l’esprit des Lumières mais soumise aux soubresauts de la « psychologie des foules ».

La tolérance est une attitude qui ne va pas de soi, montre-t-il. Elle exige tout à la fois la maîtrise de soi et l’acquisition d’une autodiscipline, qui relève donc de la culture, tandis que l’absence de tolérance relèverait plutôt de la nature, à l’inverse de ce que pouvait par exemple considérer un René Descartes. Elle apparaît donc comme une conquête fondamentale de la modernité et le fruit d’un long combat intellectuel, « considérée comme l’un des principes directeurs de la civilisation occidentale moderne ». Cependant aujourd’hui menacée, à l’ère des foules.

 

De ce point de vue, la tolérance ne saurait être séparée de l’individualisme, dont elle constitue bien au contraire une composante essentielle […] Ainsi, un individu, considéré isolément, peut parfaitement se montrer tolérant dans certaines circonstances, voire la plupart du temps, et se muer subitement par ailleurs en un farouche intolérant, lorsqu’il se trouve plongé au milieu d’une masse grégaire, étant par là même conduit à abdiquer son sens du jugement personnel pour céder le pas à la collectivité.

 

Là où l’individu peut accepter la contradiction et la discussion, la foule peut se montrer aussi autoritaire qu’intolérante, pouvant renverser les valeurs morales de l’individu en son exacte antithèse.

Ainsi que le montrait en outre Jean-François Revel, la tolérance repose sur la réfutation des thèses d’un contradicteur ou adversaire, dont on tente de démontrer la fausseté « au moyen d’arguments rationnels, de preuves et de faits tangibles ». En pratique, cependant, l’histoire des intellectuels des XIXe et XXe siècles est jalonnée de calomnies, invectives, injures, troncatures et falsifications de la pensée. Mais surtout, elle a tendance aujourd’hui à sombrer dans le relativisme.

 

L’originalité de la culture occidentale est d’avoir établi un tribunal des valeurs humaines, des droits de l’Homme et des critères de rationalité devant lequel toutes les civilisations doivent également comparaître. Elle n’est pas d’avoir proclamé qu’elles étaient toutes équivalentes, ce qui reviendrait à ne plus croire à aucune valeur.

 

Matthieu Creson cite aussi Raymond Massé, qui défend l’idée d’une tolérance « critique et engagée », s’opposant à celle qu’il qualifie de passive, « se limitant à un devoir fataliste d’acceptation de la différence, condescendance envers la réalité, abdication paresseuse ou indulgence face à des écarts aux normes ».

Là encore, Matthieu Creson met en garde contre le danger wokiste et le regain d’intolérance qu’il induit, « au nom même du principe de tolérance brandi comme nouvel étendard du dogmatisme bien-pensant ». Avec son lot de censures, bannissements, déboulonnages, et actes intolérants en tous genres (dernier épisode fantasque, à l’heure où j’écris ces lignes, l’annulation d’une représentation d’En attendant Godot, pour des motifs stupides et surtout absurdes).

 

C’est aussi, partant, le principe même d’indépendance de la pensée qui se trouve être désormais à la merci de ce nouveau radicalisme, intransigeant dans le respect qui serait dû selon lui à sa nouvelle orthodoxie.

 

Le libéralisme comme solution au paradoxe de la tolérance

Arkadiusz Sieron revient à son tour sur le paradoxe de Karl Popper.

La difficulté étant que si tolérer de manière illimitée les intolérants peut se révéler fatal pour la tolérance, savoir où poser les limites est délicat. Cela peut même être dangereux. Si c’est l’État qui est chargé de les définir, alors nous ne sommes pas à l’abri de l’arbitraire. Quelles que soient les bonnes intentions qui en sont à l’origine.

C’est pourquoi, selon lui, « le principe libéral de non-agression est la seule réponse rationnelle au paradoxe de la tolérance, garantissant la coexistence harmonieuse de divers individus dans une société libre ». Idée qu’il développe à travers tout un chapitre débouchant sur quelques illustrations concrètes, se basant sur l’idée qu’en tant que philosophie, le libéralisme se garde de tout jugement moral ou de hiérarchie des valeurs qu’il tendrait à imposer.

Par nature, le libéralisme se base en effet naturellement sur des principes de tolérance respectueux de la diversité des principes, sur les vertus du commerce, de l’échange, de la coopération en divers domaines – indépendamment de ses jugements, convictions morales ou préférences personnelles – l’agression, la violence, le meurtre, le vol, constituant les limites que l’on ne peut tolérer. Principes fondamentaux qui distinguent, selon Friedrich Hayek, les libéraux des conservateurs ou des socialistes, partisans quant à eux du recours au pouvoir coercitif de l’État en divers domaines.

Sans pour autant que l’on puisse assimiler les libéraux à des libertins – sortes de nihilistes moraux qui ne se soucieraient pas du mal -insiste-t-il à travers une argumentation implacable, même si certains peuvent bien sûr en être, comme d’autres peuvent être conservateurs, chrétiens fervents ou de gauche. La liberté doit être entendue comme un préalable. Qui n’empêche pas ensuite le recours à d’autres moyens (incitatifs, dissuasifs, ou fondés sur l’aide volontaire) que la coercition, pour tenter de changer certains comportements jugés nuisibles ou moralement critiquables.

Niclas Berggren et Therese Nilsson montrent eux aussi, à travers un autre chapitre, comment la liberté économique constitue un moteur de la confiance et de la tolérance, dans le cadre d’un État de droit et d’une économie de marché où le libre-échange constitue un facteur de cohésion et de rapprochement entre personnes étrangères. Ils montrent ainsi que, loin d’affecter les valeurs culturelles, comme le prétendent certains, l’économie libre de marché tendrait au contraire à réduire sensiblement les a priori et croyances stéréotypées à l’égard des autres, favorisant les interactions et la confiance sociale mutuelle et améliorant, au final, le bien-être de tous.

À l’inverse, ainsi que le montre Olivier Kessler, la société du risque zéro entraîne des risques cachés. Transférer de plus en plus la compétence décisionnelle de l’individu vers l’État, et donc vers les politiques, accroît le lobbying, le népotisme et les abus de pouvoir. Servir des intérêts spécifiques au lieu du bien commun aboutit à des formes de corruption qui conduisent à se demander alors qui peut encore nous protéger de l’État. Le risque étant par ailleurs de faire exploser l’ordre social, politique et économique et de ne plus savoir gérer les risques en cas de crise systémique inattendue. Les effets pervers multiples de l’interventionnisme finissent par déformer complètement la structure économique et mener lentement vers le déclin, sans oublier les comportements de type « aléa moral », atteignant en profondeur le principe de responsabilité et remplaçant le capitalisme traditionnel par un capitalisme de connivence suscitant un rejet croissant du capitalisme tout court.

Le problème est que cela se diffuse ensuite aux médias. Qui à leur tour, et à mesure de leur financement public, entrent en collusion avec l’État, ne jouant plus tout à fait leur rôle critique pour tomber dans un « politiquement correct » ravageur. Conformisme, tribalisme, peur de la nouveauté, sont autant de comportements qui conduisent alors à la jalousie, au désir d’égalitarisme, à la recherche de sauvegarde de ses privilèges et à l’angoisse existentielle. Haro sur les réformateurs et appel à encore de nouvelles réglementations et interventions des pouvoirs publics et autres dogmes qui renforcent les comportements à l’origine des problèmes que l’on entend pallier. C’est sur ce terrain que prolifèrent les ralliements à la majorité, le développement de la cancel culture, la division et la discorde. La mécanique de la connaissance est alors cassée et pervertie, le rationalisme critique cher à Karl Popper anéanti.

 

À suivre… (La seconde partie de cette recension portera sur les enjeux contemporains).

 

— Nicolas JUTZET (sous la direction de), Faut-il tolérer l’intolérance ? Défis pour la liberté, Editions Institut Libéral, novembre 2022, 188 pages.

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