Le chant des sirènes collectivistes mystifie les libéraux. Comment diable peut-on se laisser berner par Vladimir Poutine ?
Je poursuis ici l’article sur l’opposition irréductible entre collectivisme et individualisme.
L’actualité illustre ce que signifient vraiment ces deux termes, collectivisme et individualisme. Écoutez les gouvernants chinois et russes. Ils tiennent ce discours collectiviste pur jus :
« Nous devons réintégrer à notre pays et soumettre à ses lois les individus qui ethniquement et culturellement lui appartiennent, même si par accident historique, ils sont à l’extérieur de notre gouvernement, à Taïwan et en Ukraine. »
Un dirigeant iranien leur fait écho plus ou moins en ces termes :
« Notre religion exige que les femmes soient voilées, soumises aux hommes de leur famille et exclues de certaines fonctions dans la société. »
Mais posons-nous la question : est-ce qu’un quidam à Saint Pétersbourg ou à Irkoutsk vivra mieux, deviendra-t-il meilleur parent, meilleur amant, meilleur voisin, trouvera-t-il plus d’intérêt à son travail, si l’Ukraine est russifiée ? Est-ce que ces autres inconnus à Shanghai et à Wuhan seront en meilleure santé, connaîtront-ils plus de succès dans leur carrière et de joies dans leur famille et de passion pour les arts, si Pékin règne sur Taïwan ? Qu’est-ce qui compte le plus dans votre esprit libéral – les petits drapeaux sur la carte ou la vie des hommes et des femmes sur la planète ?
Un collectiviste (ils ne sévissent pas qu’au Kremlin, certains écrivent dans Contrepoints) répond que seuls comptent les petits drapeaux. Chacun a le sien qu’il vénère, son Tricolore, son Union Jack, son Star-Spangled Banner… Aucune armée ne menace mon petit drapeau, déclarent-ils, alors tout va bien. Les intérêts vitaux de mon collectif ne sont pas en danger.
Erreur. Grossière, fatale. L’exemple du succès est communicatif. C’est le fondement même du marché économique et des idées. Chacun imite ce qui a fait ses preuves. Une victoire de Poutine, de Xi, des mollahs, serait une leçon enseignée aux apprentis autocrates du monde entier.
Que veut démontrer cette leçon poutinienne en Ukraine ?
- que l’individualisme libéral est une expérience historique occidentale, qui a fait son temps,
- que l’individu toujours doit être sacrifié au collectif,
- que la violence paie et le maximum de violence garantit le paiement maximum.
La leçon de Vladimir Poutine
Cette leçon, on ne l’écoute pas seulement en Russie, en Chine, en Iran, au Moyen Orient, mais aussi dans nos banlieues et nos beaux quartiers, dans nos lycées et nos universités et dans bien des milieux à travers le monde. Si Poutine apparaît victorieux demain, ses élèves mettront en pratique sa leçon le jour d’après.
Première partie : soyons collectivistes
Occupons-nous de notre collectif avant de dépêtrer celui des autres. Il n’y a pas de guerre chez nous, en France, à l’Ouest, mais il y a la vie chère, les magouilles politiciennes, les enquêtes de corruption, les incivilités, les élections à venir… C’est ça qui nous importe. Ukraine, Taïwan, Iran… ce sont d’autres mondes, d’autres collectifs. On n’a rien à y faire, même si les populations là-bas nous supplient à genoux de les aider.
Deuxième partie : blâmons les victimes
Eh, oui, car ces « victimes » qui nous demandent de l’aide le sont-elles vraiment ? Si on leur tape dessus, ne l’ont-elles pas cherché ? Quelle idée d’enseigner l’ukrainien comme langue officielle ; d’inviter des hauts dirigeants américains à visiter Taïwan quand Pékin fait les gros yeux ; et de provoquer les mâles et les mollahs en marchant tête nue dans les rues ! Ils et elles sont allés trop loin dans la provoc’. Ils et elles n’ont pas volé le châtiment qui leur tombe dessus.
Troisième partie : prononçons l’oraison funèbre du libéralisme
Le libéralisme est cette idée saugrenue que tous les êtres humains disposent d’un droit identique à chercher le bonheur. Puisque c’est leur responsabilité, il faudrait permettre aux individus le choix des moyens pour atteindre ce but, les laisser nouer des liens à leur guise, former des associations à leur initiative, entreprendre librement dans tous les domaines. « Mais pas du tout, entonnent en chœur les autocrates, kleptocrates et théocrates. Ces droits ne sont pas attachés aux individus (quel horrible individualisme !). Ils sont conférés par une collectivité politique à ses membres, et les dirigeants définissent le périmètre de ces droits, plus ou moins étiré selon les circonstances. »
L’idée mise en avant par les idéologues de Poutine, les Goumilev, Douguine, Surkov, et al., par les théoriciens du Parti communiste chinois, par les théologiens iraniens et par bien d’autres mauvais penseurs en Occident, est de nier cet universel humain. Le libéralisme est mort. L’humanité, affirment-ils, est pour toujours éclatée. Chaque peuple, chaque groupe de peuples partageant une même civilisation, doit suivre son destin dans un silo séparé des autres, avec ses institutions propres, son économie fermée, son internet verrouillé, son système protégé des influences délétères d’autres peuples.
« Bref, réclament les autocrates, on ne vous critique pas, on vous laisse traiter vos populations comme vous l’entendez, alors laissez-nous agir dans notre pays souverainement ; laissez-nous bâillonner, embrigader, opprimer, emprisonner, sacrifier nos sujets à nos intérêts et ceux de notre collectif. Chacun chez soi. Don’t tread on me. »
Comme si un pays était leur propriété privée, comme si un peuple appartenait à ses dirigeants.
Des États souverains, des individus qui ne le sont pas et l’immunité pour les autocrates
C’est une vieille idée platonicienne, dépoussiérée au XVIIe siècle pour illustrer une vision du monde portée par le Traité de Westphalie et la maxime plus ancienne qui l’inspira, Cujus regio, ejus religio « tel souverain, telle religion ».
En dépliant la traduction, on obtient : chaque gouvernement décide seul de sa politique sur son territoire. Le but était d’en finir avec les guerres de religion qui avaient ravagé l’Europe pendant plus d’un siècle, les souverains catholiques volant au secours de leurs coreligionnaires persécutés dans les États protestants, et inversement. Avec la doctrine westphalienne, le souverain n’a plus à craindre l’ingérence d’autres gouvernements. Il persécute chez lui impunément.
Le principe a eu la vie dure. Avec des exceptions, il a régi la diplomatie mondiale jusqu’à la fin du siècle dernier laissant les mains libres et sanglantes aux grands bourreaux de leur peuple, Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, et autres massacreurs.
Ces dernières décennies, les diplomates ont travaillé à établir un nouvel ordre mondial, fondé non plus sur l’impunité des dirigeants politiques mais sur la protection de leurs sujets. Non seulement l’ingérence n’est plus bannie, comme au temps westphalien, elle devient un devoir. La communauté nationale a désormais l’obligation morale d’intervenir lorsque des vies humaines sont menacées, tant dans le cas d’une catastrophe naturelle que d’une catastrophe politique, une tyrannie, une persécution, un génocide…
Un libéral ne peut logiquement qu’applaudir. Les libéraux n’ont pas pour programme de défendre les États et les oppresseurs. Ils reconnaissent que sauver des vies humaines n’est pas praticable dans tous les cas. L’intervention peut se révéler trop complexe, mettre en danger trop de sauveteurs ; il faut du discernement, balancer les risques. Mais la prescription est sans équivoque. Chaque fois que c’est humainement faisable, il faut porter secours aux victimes.
L’individualisme comme principe moral exige la solidarité des honnêtes gens
L’injonction découle du fondement même du libéralisme et de l’individualisme.
Si les individus sont souverains, ils doivent se montrer solidaires dans la protection de cette souveraineté. Nécessairement. Seul, à un contre dix, un contre cent, la souveraineté n’a pas de sens. Prétendre que si un écolier est harcelé par toute sa classe, il n’a qu’à rendre les coups, les parents et les maîtres n’ont pas à s’en soucier ; que si une femme est molestée par une grande brute, elle n’a qu’à cogner plus fort ; que si les Chinois sont tyrannisés, ils n’ont qu’à se révolter ; que si les Ukrainiens sont envahis par la deuxième armée du monde d’un voisin trois fois plus peuplé, c’est à eux de combattre sans appui extérieur, ce type d’argument qu’on lit trop souvent, et même sur le libéral Contrepoints, n’est pas seulement inepte, il est abject. Il déclare l’impossibilité de tout projet libéral, puisque personne ne peut compter que sur soi. Pire, il exprime une démission de notre dignité d’être humain.
Ce n’est pas seulement ployer l’échine aux bastonneurs et tendre le cou aux garotteurs, c’est signaler aux criminels que non seulement on ne résistera pas (ce qui, prise pour soi-même, est une décision rationalisable), mais qu’on ne portera pas secours aux agressés – ce qui est lâche, méprisable et un encouragement donné aux agresseurs.
Libéral ou pas, vous savez qu’une fripouille qui sévit dans le quartier, tabasse les faibles, rackette les plus fortunés et peut en venir à tuer, vous savez que cette nuisance doit être éliminée. Sans sécurité pour les honnêtes gens, toute vie sociale est impensable. Pourquoi en irait-il autrement pour la société mondiale ? Vous savez qu’à ce niveau aussi, pour la paix et la sécurité de tous, les agresseurs doivent être désarmés, et leur défaite servir d’avertissement aux possibles imitateurs.
Il existe nombre d’agresseurs politiques dans le monde d’aujourd’hui, au Yémen, en Syrie, dans plusieurs régions d’Afrique… Mais aucune frappe n’est aussi massive, meurtrière, immotivée et immorale que celle que la Russie assène à l’Ukraine. C’est sur ce sujet brûlant que je vous inviterai à réfléchir dans un prochain article.
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