Par Pierre Garello.
Le libéralisme est un splendide mode de vie en société qui a été élaboré, péniblement, au fil des siècles et continue aujourd’hui encore à évoluer. Il commence à prendre forme au Moyen Age classique avec les penseurs scolastiques – qui conçoivent une synthèse originale de nombreux éléments hérités de leurs glorieux prédécesseurs grecs, romains, chrétiens – et s’affirme ensuite progressivement, à travers en particulier les deux révolutions anglaises du 17ème et puis avec la pensée des lumières – surtout des lumières écossaises. Son principe de base est le respect de l’individu, de tous les individus, dans leur pleine dignité, ce qui implique nécessairement de la part de chacun une forme de tolérance à l’égard de ceux qui ne partagent pas leurs opinions ou leurs croyances.
Pour donner vie à ce principe, il s’est très vite avéré qu’une société libérale devait se construire autour de la propriété. L’écossais Adam Smith, peut-être mieux que quiconque, a su expliquer pourquoi le « système de la liberté naturelle » – que l’on retrouve aujourd’hui encore au cœur de notre droit civil des biens et des obligations – est le seul système à même de nous apporter paix et prospérité.
Avec la propriété nous avons donc la pierre d’angle d’une société libérale, chaque individu se voyant garantir son dominum ; un espace qui lui est réservé et sur lequel il peut exercer sa volonté. Il pourra décider en particulier de ce qu’il fera de son corps, de son bien, de son temps. Sans propriété l’être humain est incapable de développer et de démontrer sa personnalité, ses capacités propres. « L’homme naît propriétaire » disait Bastiat. Mais, si nous tenons là un point de départ absolument essentiel, et bien plus encore, tout n’est pas réglé pour autant.
Tout d’abord parce qu’il faudra protéger cette propriété et, éventuellement, sanctionner ceux qui viendraient l’enfreindre. Une organisation commune à tous les membres de la société est donc très probablement nécessaire, ce qui soulève une série de questions tout aussi passionnantes que compliquées : par qui et comment sera-t-il décidé des choses qui concernent le domaine public (par opposition au domaine privé), par qui et comment sera tracée la limite entre les deux domaines ? Si, pour les libéraux, la réponse politique commence avec la propriété, elle ne saurait s’arrêter là.
L’organisation sous forme de monarchie parlementaire – qui réserve à un nombre restreint d’individus le droit de décider de ce qui concerne tous – a accompagné dans un premier temps les premiers pas des sociétés libérales modernes. Actuellement, sous une forme bien renouvelée, ce régime survit plutôt bien dans de nombreux pays libres. Mais le modèle démocratique – qui élargit potentiellement ce droit de décider de la chose commune à toute la population adulte – est très vite apparu aux yeux de beaucoup comme étant l’organisation la plus en harmonie avec la « philosophie libérale ». « Gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». La formule de Lincoln reflèterait l’essence du principe libéral de base : le respect de l’individu, de tous les individus, chacun ayant, en démocratie, son mot à dire sur la gestion du bien commun. Mais, l’Histoire a tristement prouvé que les rapports entre démocratie et libéralisme sont, ô combien, plus complexes.
D’ailleurs où en sommes-nous aujourd’hui ? Vivons-nous en démocratie libérale, dans l’esprit de ce qu’appelaient de leurs vœux, par exemple, les rédacteurs de la Constitution américaine de 1787 ? Ou ne sommes-nous pas plutôt dans une « sociale-démocratie », voire une dictature démocratique ? Cette dernière possibilité a bien entendu un parfum d’oxymoron : comment une démocratie pourrait-être dictatoriale ? Pourtant ne doit-on pas qualifier de la sorte une organisation qui permet à une majorité de décider « démocratiquement » d’étouffer la liberté des individus ; une organisation qui a le pouvoir de réduire le domaine privé à peau de chagrin, une organisation qui préside à l’invasion quasi-systématique de la sphère privée par la sphère publique ?
Une chose est certaine : notre modèle démocratique ne cesse d’évoluer, et pas toujours dans un sens compatible avec les principes du libéralisme. Comment dès lors expliquer ce dévoiement de nos démocraties ? Est-ce une chose inévitable (dans ce cas, il y aurait au cœur de toute organisation démocratique un vice caché incurable) ? Quel rôle a joué la construction européenne au cours des dernières décennies dans cette évolution ? La compatibilité entre la démocratie et nos libertés est-elle affaire de culture ambiante ? Pourquoi certains pays, à l’instar de la Suisse, parviennent-ils à mieux combiner libéralisme et démocratie ? Le numéro 19 du Journal des libertés aborde toutes ces questions, croisant, comme à son habitude, les points de vue d’économistes, de philosophes, de politologues et de juristes venus de France et d’ailleurs.
Certes, on ne ressortira pas de la lecture de ce dossier avec en poche une recette miracle pour vivre ensemble, en parfaite harmonie, dans le respect de nos libertés et de nos diversités. Mais j’espère que nous pourrons en ressortir plus lucides, mieux informés des forces et des faiblesses de la démocratie. Cette lucidité et cette réflexion sont indispensables si nous voulons faire évoluer les choses dans la bonne direction. La défense de nos libertés pour une société plus harmonieuse et plus prospère ne s’obtiendra qu’au prix de cette perpétuelle vigilance.
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