Pendant plus de quatre décennies après l’Independence en 1947,
les gouvernements indiens successifs ont entretenu une stratégie de développement
économique protectionniste. La plupart des produits étrangers étaient soumis à un
régime autoritaire de licence d’importation, et les droits de douanes imposés, pouvant
atteindre jusqu’à 400 %, étaient largement prohibitifs. Selon Joshi et Little, «
en juin 1991, l’Inde était le pays non communiste le plus autarcique du monde »
[1].
La crise de la balance des paiements de l’été 1991 a forcé le
gouvernement à changer de stratégie. Sous l’influence de l’économiste Manmohan Singh
(alors ministre des Finances), nombre des restrictions au commerce extérieur ont
été peu à peu réduites ou abolies. La liste des produits sujets à des interdictions
d’exportation est passée de 185 articles en 1991 à 16 en 1992. Le droit de douane
nominal moyen est passé de 90% en 1990 à 55% en 1992 et à 15% aujourd’hui. En conséquence,
la part du commerce extérieur dans le PIB du pays est passée de 10% en 1980 à environ
23% aujourd’hui [2].
Ces réformes ont été abondamment critiquées par les militants
anticapitalistes et par les intellectuels hostiles au libre échange. En particulier,
les critiques ont reproché aux réformes d’être à l’origine de l’appauvrissement
des populations les plus fragiles, notamment dans les campagnes. Les producteurs
locaux auraient été plongés dans la misère par la concurrence des firmes étrangères
plus expérimentées. La militante des droits de l’homme Smita Narula va même jusqu’à
attribuer aux réformes de libéralisation l’origine des récentes vagues de suicide
parmi les fermiers indiens [3].
Une récente étude de J. Salcedo Cain, Rana Hasan et Devashish
Mitra[4] montre que le lien entre l’ouverture commerciale et l’aggravation de la
pauvreté est largement fictif. Dans leur article, intitulé« Trade liberalization
and poverty reduction, new evidence from Indian States », les auteurs affirment
qu’en réalité, les états indiens les plus exposés à l’ouverture commerciale ont
connu une réduction plus rapide de la pauvreté absolue (mesurée par la proportion
d’individus dans la population vivant avec un niveau de consommation insuffisant
pour assurer une ration journalière de 2000 kilo calories). Les données, extraites
du National Sample Survey (NSS), révèlent que l’ampleur de l’effet positif est significative
: « en moyenne, chaque baisse d’un point de pourcentage du taux de droit de douane
pondéré est accompagnée d’une réduction de la pauvreté de 0,57%, ce qui implique
que 38% de la réduction de la pauvreté durant la période 1987-2004 peut être attribué
à l’exposition au commerce mondial » (p. 7)Autrement dit, l’ouverture à l’économie
mondiale aurait fait émerger de la pauvreté plus de vingt millions d’Indiens. Il
existe peu de programmes de protection sociale pouvant prétendre à de tels résultats.
Pourquoi l’ouverture commerciale s’est-elle traduite par une
réduction de la pauvreté ?
Une première explication de ce phénomène a trait à ce que la théorie standard du commerce international appelle le « théorème de Stolper-Samuelson ». Ce théorème énonce que lorsqu’un pays s’ouvre au commerce, les détenteurs du facteur de production utilisé de façon intensive dans le processus de fabrication du bien dans lequel le pays se spécialise voient leur rémunération réelle augmenter. L’Inde, abondamment dotée en travail peu qualifié, doit se spécialiser dans la production de biens dont la fabrication requiert davantage de cet intrant. Le théorème de Stolper-Samuelson prédit donc que la rémunération (le salaire réel) des travailleurs indiens peu qualifiés (bien souvent les plus pauvres) doit augmenter avec l’ouverture au commerce.
Une deuxième explication concerne le lien étroit qui existe entre
ouverture commerciale, croissance, et réduction de la pauvreté. Ici, l’argument
établit que l’ouverture commerciale génère de la croissance économique ; et qu’en
retour, la croissance économique conduit à une réduction de la pauvreté absolue.
L’ouverture commerciale stimule la croissance par l’effet qu’elle produit sur la
« productivité totale des facteurs » : lorsqu’une économie s’ouvre, les firmes qui
la composent bénéficient de technologies plus efficaces et plus variées. En outre,
la concurrence étrangère force les entreprises domestiques à réorganiser continuellement
leur production pour rester compétitive. La croissance, en retour, encourage la
réduction de la pauvreté en mettant à disposition de la population davantage de
biens et services bon marché et en favorisant la création d’emplois rémunérés hors
du secteur informel[5].
Les trois auteurs avancent que l’argument en deux temps, liant
l’ouverture commerciale, la croissance et la réduction de la pauvreté, s’applique
dans le cas de l’Inde. Les données de panel montrent d’une part que « les états
dont les travailleurs étaient plus exposés à la compétition étrangère… ont cru plus
vite que les autres » (p. 35) ; et d’autre part que « les états qui ont cru plus
vite que les autres ont réduit leur pauvreté plus rapidement » (p. 35).
Par ailleurs, les trois auteurs détectent dans les données du
NSS un autre phénomène remarquable.
L’ouverture commerciale exerce un effet d’autant
plus bénéfique que le marché du travail est peu réglementé. « Comparé à un état
où les institutions du marché du travail sont rigides », affirment les auteurs,
« un état avec des institutions flexibles exposé à une réduction du taux de droit
de douane pondéré de 1%, connaît une réduction de la pauvreté urbaine supérieure
de 1,5% » (p. 36). Cela provient du fait que, lorsque le marché du travail est lourdement
réglementé, la réallocation des travailleurs vers les secteurs les plus productifs
est entravée. Autrement dit, pour que l’ouverture exerce pleinement ses bienfaits,
elle doit être accompagnée de réformes visant à libéraliser le marché du travail.
Un ardent partisan du libre échange, il est vrai, pourrait trouver
bien des insatisfactions dans l’actuelle politique commerciale indienne. Dans certains
secteurs spécifiques, les distorsions gouvernementales subsistent. Les droits de
douane sur les automobiles et le textile, par exemple, demeurent élevés. Le gouvernement
fait également un usage fréquent des subventions aux exportations. Mais paradoxalement,
il y a dans cet état de fait une raison d’être optimiste : il existe des marges
supplémentaires pour faire progresser l’intégration de l’économie indienne dans
la division internationale du travail ; et partant, des marges supplémentaires pour
améliorer le niveau de vie d’une partie importante de la population.
Geoffroy Helgé est analyste sur www.UnMondeLibre.org.
Notes
[1] Cités
par T.N. Srinivasan, « The cost of hesitant and reluctant globalization: India
», p. 4.
http://www.econ.yale.edu/~srinivas/Cost%20of%20Hesitant%20and%20Reluctant%20Globalization.pdf
[2] Les réformes sont décrites en détail par A. Panagariya dans
India, the Emerging Giant (2008), Oxford University Press ; et par T.N. Srinivasan
dans “Indian economic reforms, a stocktaking”http://www.econ.yale.edu/~srinivas/Indian%20Economic%20Reforms%20A%20Sto...
[3] Dans une interview pour l’émission « Democracy now », http://www.youtube.com/watch?v=ql0mo-5jPbc
[4] Disponible sur le site Academic Commons de l’Université de Columbia,http://academiccommons.columbia.edu/catalog/ac:136630
[5] Cet argument est développé par Andrew Berg et Anne Krueger,
dans leur article « Trade, growth, and poverty, a selective survey » (2003), http://www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2003/wp0330.pdf;
cf. également l’article de Bhagwati et Srinivasan, « Trade and poverty in the poor
countries »,http://www.econ.yale.edu/~srinivas/trade_poverty.pdf
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