Revue de livre par Louise V. Labrecque
Une rencontre, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 2009, 203 pages
J’aime beaucoup les anniversaires. Ils nous invitent à déclarer des sentiments trop souvent tacites, qui vont sans dire, mais qui vont tellement mieux en les disant. Ils invitent aussi à la rencontre avec le passé, à des retours vers ce que l’on fête, à des prises de consciences renouvelées vers soi, comme l’air de dire : « J’ai eu de la chance ». Ainsi, je m’amuse à évoquer les mille et unes réflexions se situant au cœur du dernier livre de Milan Kundera : Une rencontre.
La structure de cet ouvrage se démarque complètement d’un recueil classique de réflexions. L’auteur informe le lecteur au travers des passages aux titres évocateurs, comme s’il était en fusion avec lui-même. Ce livre est vivant, organique, en quête d’une jouissance suprême, toujours inaccessible. Ainsi, on assiste à l’union des liens qui ont marqué Kundera, « le Je dans tous ses états », celui qui souffre d’avoir souffert, qui a connu « la salope, la pute, l’agace-pissette, la reine des pétasses », et qui tourne maintenant la page la plus douloureuse de son histoire. En effet, l’exil fut pour Kundera une providentielle libération, après avoir été injustement accusé d’avoir dénoncé un compatriote, en 1950. L’histoire de la fuite de la Tchécoslovaquie communiste vers la France est d’une réelle beauté, car ainsi il s’affranchit de tous « ces directeurs de mémoires », ces « tyrans », ces « dictateurs à l’esprit totalitaire, sans pensée créatrice, sans atome artistique, sans pouvoir intellectuel extraordinaire ».
Après des années de silence, il publie aujourd’hui cette rencontre. Symboliquement, cela veut dire beaucoup. Un essai, certes, mais aussi, et surtout, une réhabilitation magistrale de l’importance décisive qu’ont eue tous ces liens sur sa vie, afin de comprendre l’horrible mécanisme de la dictature stalinienne. Ainsi, loin des sentiers battus, on traverse avec lui l’enfance, la sienne, son enfance. Soudain, on comprend tout. En elle on aperçoit le vide, le manque, le trou scandaleux. Peu de livres m’apparaissent aussi essentiels que celui-là, car la chair même de l’auteur, par sa nature jaillissante, par son miel, se loge en nous, dans l’indicible, dans l’insaisissable. Ce livre fait partie des inoubliables. Il parcourt avec nous, tel un autre œil, tout l’espace sensuel et jouissif des mots. Kundera est un évènement rare, tant dans le mouvement des idées que dans sa manière toute naturelle de tisser avec assurance des réseaux de solidarité entre les êtres. En somme, on pourrait affirmer que ce livre est un ouvrage de recherche humaniste.
Tout y passe : les arts, la politique, la peinture, la poésie, les sciences, les recherches et les idées. Tout y est classé, comme dans une bibliothèque anglaise : avec ordre et méthode. Les subdivisions, en neuf parties, puis en sous-parties, sont en soi un modèle littéraire de rigueur et de discipline. Néanmoins, cela n’empêche pas Kundera d’être en symbiose avec ses « personnages » : il parle au travers d’eux, sans détour.
Finalement, le texte interroge l’oubli et la mémoire. Les citations, fort nombreuses, interrogent l’art et son rapport au monde. Tout cela est fascinant : comme une grande musique ! Comme les mouvements d’une pensée ! Ce n’est pas un livre ordinaire, il court et s’échappe à la pensée de l’individu. Puis il revient, il avance plus lentement que la vie humaine, il a peur de se briser entre nos mains, sous nos yeux. Il risque une nouvelle identité, celle qui va bien, qui ne trompe pas, qui place l’écrivain sous ce signe : celle d’un homme ayant dépassé le deuil. Puis, sans crier gare, il a soudain besoin de se coucher sur la littérature, dans ce superbe exercice de discussions savantes, de jeux de mots, de vacheries brillantes, d’études critiques, puis aussi des banalités, ce tissu de tous les jours, et de la vie en opposition à toutes ces listes noires, à tous ces petits mémos et directeurs de conscience.
Plus qu’un carnet d’humeur, ce livre brasse des critiques sur l’art, parle des musiciens, des peintres, des passions littéraires cherchant à devenir beauté, c’est-à-dire la beauté lavée de la saleté affective, la vraie beauté dépourvue de la barbarie sentimentale. Un livre de raison ? Je ne sais pas, mais en tous cas, un discours fleurant la modernité, exigeant une nouvelle écoute, plus sérieuse peut-être. Bref, vous êtes prévenus : ce livre vous marquera pour la vie. La vie belle.
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