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07 février, 2021

L’action humaine, axiome et moteur de la théorie économique

 Le génie de Mises a été de percevoir dans la méthode géométrique des opportunités pour le développement des sciences sociales. Deuxième volet de notre trilogie sur l’école autrichienne d’économie.

Dans L’Action humaine, l’ambition de Ludwig von Mises est d’élever l’économie au statut de science au même titre que les sciences dites dures, c’est-à-dire d’aboutir à des connaissances objectives sur les lois qui gouvernent les phénomènes économiques. Le génie de Mises a été de percevoir dans la méthode géométrique des opportunités pour le développement des sciences sociales.

Ce qui distingue les sciences sociales (ou sciences de l’action humaine) de toutes les autres est que l’Homme est son propre objet d’étude. C’est un avantage considérable—imaginez par exemple les implications dans le domaine de la physique si la matière pouvait parler1.

Ainsi, pour Mises « nous devons nous penser nous-mêmes et réfléchir à la structure de l’agir humain. Comme pour la logique et les mathématiques, la connaissance praxéologique est en nous ; elle ne vient pas du dehors. »2

Cette recherche intérieure commence par la définition du concept d’action :

L’action humaine est un comportement intentionnel. Nous pouvons dire aussi bien : l’agir est volonté mise en oeuvre et transformée en processus ; c’est tendre à des fins et objectifs ; c’est la réponse raisonnée de l’ego aux stimulations et conditions de son environnement; c’est l’ajustement conscient d’une personne à l’état de l’univers qui détermine sa vie.3

Nous nous arrêterons là pour les paraphrases car comme le souligne Mises, « la définition même est adéquate et n’a besoin ni de complément ni de commentaire. »

Voici donc l’axiome de départ sur lequel va se fonder toute la théorie autrichienne.

Il est essentiel de souligner que cet axiome n’aurait pu être tiré de l’observation, puisque la seule chose que nous pouvons observer, ce sont des « corps en mouvement »4, et non des actions à proprement parler. L’observation d’un comportement ne permet donc pas de rendre compréhensible à l’esprit humain le concept d’action, pour la simple raison que « l’action est une catégorie que les sciences naturelles ne prennent pas en compte »5.

Mises fait ici référence au dualisme entre la matière et l’esprit : l’idée que la pensée est un monde à part, isolé du monde physique, que les « procédures des sciences naturelles ne sont pas aptes à observer et à décrire »6. La neuroscience peut certes chercher à expliquer comment se forme la conscience dans le cerveau, mais seuls les êtres conscients sont en mesure de comprendre la conscience en tant que concept puisque, par définition, ils l’expérimentent au quotidien.

En d’autres termes, les faits bruts, pris tel quel, n’ont pas de signification intrinsèque. C’est en introduisant un jugement analytique qu’on leur donne un sens. La théorie est donc cet outil élaboré par la pensée qui permet de rendre le monde extérieur intelligible.

 

Il est courant de penser, et encore plus à l’ère du Big Data, que la science économique pourrait se « reconnecter à la réalité » en se contentant de l’observer.

Or, premièrement, il existe des biais dans les méthodes d’observation même. Mais encore une fois, l’enjeu est moins d’observer le réel que de le comprendre, de l’expliquer. En s’affranchissant des théories, la science se prive d’un cadre explicatif pour interpréter les phénomènes qu’elle cherche à comprendre.

Comme l’a fait remarquer Pascal Salin, « il est absurde d’opposer théorie et réalité : la théorie est le meilleur moyen d’appréhension de la réalité et ceux qui prétendent être réalistes, pragmatiques et concrets sont seulement des gens qui refusent de penser. »7

Même en science physique, comme l’a reconnu Albert Einstein, « les concepts sont des créations de l’esprit, et ils ne sont pas, malgré les apparences, uniquement déterminés par le monde extérieur. »8

Revenons-en maintenant à notre objet principal. Il serait légitime de se demander comment un concept aussi simple et évident que l’action peut aboutir à une connaissance approfondie des phénomènes économiques. Il est souvent reproché aux économistes autrichiens de n’énoncer que des tautologies. Mises ne le niera pas.

Il affirma d’ailleurs que « le raisonnement aprioristique est purement conceptuel et déductif. Il ne peut rien produire d’autre que des tautologies et des jugements analytiques. »9 Et pourtant, ce raisonnement permet bel et bien d’accéder à de nouveaux savoirs, ou plus précisément, « de rendre manifeste et évident ce qui était caché et inconnu auparavant »10

Mises dresse un parallèle avec les théories géométriques :

Tous les théorèmes géométriques sont déjà impliqués dans les axiomes. Le concept d’un triangle rectangle implique déjà le théorème de Pythagore. Ce théorème est une tautologie, sa déduction aboutit à un jugement analytique. Néanmoins, personne ne soutiendrait que la géométrie en général et le théorème de Pythagore en particulier n’élargissent nullement notre savoir. La connaissance tirée de raisonnements purement déductifs est elle aussi créatrice, et ouvre à notre esprit des sphères jusqu’alors inabordables. La fonction signifiante du raisonnement aprioristique est d’une part de mettre en relief tout ce qui est impliqué dans les catégories, les concepts et les prémisses ; d’autre part, de montrer ce qui n’y est pas impliqué.

C’est donc grâce à cette méthode que les autrichiens sont parvenus à décrire le mécanisme qui aboutit à la formation des prix, à démontrer le caractère non-neutre de la monnaie, ou à souligner les bienfaits du libre-échange11 —pour ne citer que quelques exemples.

 

Parce qu’ils ne voient pas l’utilité de soumettre leurs théories à l’épreuve des faits, les économistes autrichiens sont souvent accusés de dogmatisme. Mais ce type d’accusation témoigne d’une méconnaissance du sujet. Il est vrai que les théories développées par les économistes autrichiens sont par nature non falsifiables. Mais c’est justement parce que ces propositions sont non falsifiables que la méthodologie qui permet d’y aboutir est si indispensable : la science ne dispose d’aucun autre moyen pour accéder à ces vérités.

Comme l’exprime Spinoza dans L’Éthique :

La vérité serait restée cachée aux hommes pour l’éternité si les mathématiques, qui ne traitent pas des fins, mais seulement de l’essence et de la propriété des figures, n’avaient pas enseigné aux hommes d’autres règles de vérité.

Enfin, il convient de lever une dernière incompréhension : ce n’est pas parce que ces théories sont non falsifiables au sens de Popper qu’elles ne peuvent pas être testées. Mais elles sont testées différemment : en étant soumises à une examination scrupuleuse du raisonnement qui les sous-tend. Ce qui signifie que les conclusions auxquelles les autrichiens aboutissent ne sont ni sacrées, ni définitives.

Mises a d’ailleurs souhaité souligner ce point :

L’omniscience est refusée à l’homme. La théorie la plus raffinée, et qui semble satisfaire complètement notre soif de savoir, peut un jour être amendée ou supplantée par une théorie nouvelle. La science ne nous donne pas de certitude absolue et définitive. Elle nous donne assurance seulement dans les limites de nos capacités mentales et de l’état existant de la pensée scientifique. Un système scientifique est simplement une étape atteinte dans la recherche indéfiniment continuée de la connaissance. Il est forcément affecté par l’imperfection inhérente à tout effort humain. Mais reconnaître ces faits ne signifie pas que la science économique de notre temps soit arriérée. Cela veut dire seulement qu’elle est chose vivante, et vivre implique à la fois imperfection et changement.

Plus loin, il écrit :

L’homme n’est pas infaillible. Il cherche la vérité, c’est-à-dire la compréhension de la réalité la plus adéquate, dans toute la mesure où la structure de son esprit et la raison la lui rendent accessible. L’homme ne peut jamais devenir omniscient. Il ne peut jamais être absolument sûr que ses recherches ne se sont pas égarées, et que ce qu’il considère comme une vérité certaine n’est pas une erreur. Tout ce que l’homme peut faire est de soumettre ses théories, encore et toujours, au réexamen critique le plus rigoureux. Cela signifie, pour l’économiste, rattacher en amont tous les théorèmes à leur base incontestable, certaine et ultime, la catégorie de l’agir humain ; et d’éprouver avec l’attention la plus soigneuse toutes les hypothèses et déductions qui conduisent de cette base jusqu’au théorème examiné. L’on ne peut affirmer que cette procédure garantisse contre l’erreur. Mais elle est indubitablement la méthode la plus efficace pour éviter l’erreur.

Les théories autrichiennes ne sont donc pas des dogmes immuables. Elles sont seulement jugées sur la base de leur cohérence interne et leur pouvoir explicatif et non sur leur capacité à être falsifiées. Si les autrichiens reconnaissent l’existence de vérités éternelles, ils sont également conscients de la difficulté d’y accéder.

  1. La praxéologie est le terme que Mises utilise pour désigner l’étude de l’action humaine. ↩
  2. Von Mises, L., 2004 (1949). L’action humaine. Belles lettres. (p. 74) ↩
  3. Ibid, p. 13. ↩
  4. Hoppe 1995, p. 22. ↩
  5. Von Mises, L., 1962. The ultimate foundation of economic science: An essay on method. D. Van Nostrand Company (p. 6). ↩
  6. Ibid ↩
  7. Macroéconomie (1991), p. 22 ↩
  8. Albert Einstein et Leopolf Infeld, The Evolution of Physics (New York: Simon and Schuster, 1938), p. 33 ↩
  9. Mises 2014,  p. 44. ↩
  10. Ibid ↩
  11. Il est important de noter que lorsque Carl Menger énonce sa théorie de l’échange dans ses Principes Économiques, il devance d’un siècle l’économie orthodoxe : il faudra attendre la nouvelle théorie du commerce internationale (article fondateur : P. Krugman 1979, « Increasing Returns, Monopolistic Competition and International Trade » Journal of International Economics) pour expliquer une observation que la théorie moderne (une extension des avantages comparatifs de Ricardo) ne permettait pas encore d’expliquer, à savoir l’échange de produits similaires entre pays similaires. ↩

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